Rencontre avec l’artiste Adel Abdessemed : “Les réseaux sociaux sont les Satans de notre époque !”
Artiste majeur révélé au début des années 2000, Adel Abdessemed a marqué le début le 21e siècle par ses œuvres incandescentes voire provocatrices, dénonçant ouvertement les tabous de la société autant que la violence de notre monde. Jusqu’à la fin 2022, l’artiste d’origine algérienne présente à la Galleria Continua une exposition personnelle réunissant une grande variété de productions récentes, traversées par la poésie autant que les tragédies actuelles, du sort des migrants en Méditerranée à la guerre en Ukraine. Rencontre au cœur de son atelier parisien.
Propos recueillis par Matthieu Jacquet.
Artiste incandescent, Adel Abdessemed est à l’image de son œuvre : traversé par le feu. Le feu de la violence qui consume notre monde contemporain, de celle qu’il a vécue lui-même lors de son enfance en Algérie – avant de poser définitivement ses valises en France dans les années 90 –, mais aussi le feu de la créativité qui anime ses journées et ses nuits sans sommeil, ou encore celui de l’espoir qui persiste malgré tout dans une époque régie par de multiples tensions. Connu depuis une vingtaine d’années pour ses productions agitatrices dénonçant les tabous de la société autant que les horreurs de l’actualité, l’homme né en 1971 s’est fait remarquer par plusieurs coups d’éclat, de son autoportrait photographique en proie aux flammes à ses sculptures de pigeons géants sanglés de dynamite exposées en plein cœur de Paris. Jusqu’à la fin 2022, il présente à la Galleria Continua dans le Marais une exposition personnelle réunissant vidéos poétiques, peintures maculées de faux-sang, ou encore bas-reliefs sur bois brûlé et dessins très récents représentant les réfugiés et victimes de la guerre en Ukraine. Au fil des trois étages de la galerie, on chemine même vers une broyeuse imposante à la rumeur incessante, dénonçant les dérives de notre société productiviste constamment sous surveillance. Pourfendeur de la langue de bois autant que des ligues de vertu, l’artiste a reçu Numéro dans la bibliothèque de son atelier, capharnaüm foisonnant de livres, vinyles et autres coffrets DVD à l’image de son esprit érudit, qui cite pêle-mêle au fil de la conversation cinéma de Pasolini et de Fellini, les grands classiques de la littérature tels que l’Éneide de Virgile, l’Ulysse de James Joyce et, bien sûr, l’œuvre prolifique de William Shakespeare.
Numéro : Vous présentez une exposition à l’ampleur presque muséale dans l’espace de la Galleria Continua au cœur de Paris, qui intègre également une épicerie, une librairie ou encore un lieu de restauration. Comment avez-vous pensé votre parcours dans ce lieu hybride, déployé sur trois étages ?
Adel Abdessemed : Mes parents m’ont inculqué deux devises : dire “s’il vous plaît, merci”, et respecter les endroits dans lesquels je pénètre, quels que soient leur agencement et leur superficie. Quand j’investis un lieu, je le poignarde mais sans l’abîmer pour autant. Je suis un peu comme un marathonien : l’espace qu’on me donne, c’est mon souffle. Là où un sportif doit s’échauffer pour préparer son corps à l’effort, je prépare mes œuvres et mes expositions en lisant des livres et en écoutant de la musique. Avec moi, le coin perdu d’un espace est aussi important et exploité que son coin le plus visible. Quand je place une pièce, comme au sous-sol de la Galleria Continua, je réfléchis immédiatement aux œuvres qu’il y aura à l’étage juste au-dessus, un peu comme si l’on se baladait dans un cerveau en somme.
“Une exposition est une forêt d’idées lumineuses, d’émotions, de sensations qui sert à nous ouvrir les yeux sur ce qui nous entoure.”
D’où vous sont venues ces nouvelles œuvres et comment les avez-vous reliées entre elles ?
Dès qu’il y a quelque chose qui me frappe je m’en inspire. Je travaille beaucoup à partir de mes émotions et de l’actualité et il me faut du temps pour la digérer. Comme pour faire un bon vin, il faut bien écraser le raisin ; pour une bonne huile d’olive, il faut bien écraser le fruit ; pour réaliser une bonne sculpture, il faut bien travailler la pierre… La préparation de cette exposition s’est passée dans mon studio, ma petite grotte à moi, à partir d’une maquette que je compose avec mes œuvres comme on écrit une symphonie, pour donner naissance à une multitude de mélodies – même si chaque pièce a été réalisée séparément et est intimement différente de l’autre. C’est comme pour un musicien : il nous faut des notes, de la richesse, de l’inspiration. Les plus belles symphonies nous viennent lorsque l’on se rend dans une forêt et que l’on écoute le soleil, les arbres, les oiseaux. Une exposition est une forêt d’idées lumineuses, d’émotions, de sensations, comme si elle nous invitait à sortir de la caverne de Platon pour devenir une sorte de voleur de feu. Mais elle peut aussi piquer, irriter car y rencontre parfois des épines. L’écrivain James Baldwin avait un jour comparé l’artiste à un amoureux, parce que l’art comme l’amour nous ouvrent les yeux pour nous montrer ce qu’on ne voit pas. Voilà à quoi sert une exposition : nous ouvrir les yeux sur ce qui nous entoure, sur l’actualité. Sur des éléments remplis de promesses mais aussi de dangers.
Vous avez emprunté le titre de cette exposition à une réplique du roi Macbeth dans la célèbre pièce de Shakespeare, “Out, Out, Brief Candle”. En quoi ce titre résume-t-il votre exposition ?
Quand je reçois une invitation comme celle de la Galleria Continua, plusieurs mots me viennent immédiatement à l’esprit et m’amènent à relier quelques œuvres entre elles pour former une première trame. Le titre Out, Out, Brief Candle est aussi celui de ma vidéo de 2020, présentée au fond de l’espace du rez-de-chaussée, où l’on voit en boucle une bougie au sol écrasée par mon pied. Dans Macbeth, cette réplique arrive au moment où le roi est déjà mort. Voilà toute la force de l’immense Shakespeare. Il fait parler le mort en lui faisant dire en quelque sorte : “La vie est ainsi : elle est très brève, à l’image d’une bougie que l’on allume puis que l’on éteint d’un coup. CLAP” [L’artiste frappe dans ses mains]. Aujourd’hui, le personnage de Macbeth pourrait nous évoquer des personnalités comme Vladimir Poutine. Face à tout ce qui est sombre, la bougie rappelle qu’il suffit d’une toute petite lumière pour tuer l’obscurité. Après, vous interprétez cette métaphore comme vous voulez… Mais partir de cette vidéo m’a permis de présenter le feu comme le fil rouge de toutes les œuvres que je présente ici. Parfois ce feu apparaît directement, en vrai comme à l’image, mais je parle aussi du feu que l’on ne voit pas, celui qui a laissé la trace sur le charbon du fusain par exemple, sur le bois de tilleul brûlé des bas-reliefs, celui qui a assoupli les barbelés de mes sculptures de coqs… À l’image de ma propre vie, toutes ces œuvres se répondent ici par des surprises, des rencontres et coïncidences.
“L’artiste ne peut pas rester indifférent au feu : il ne cherche pas à le provoquer mais à s’en approcher.”
La vidéo avec la bougie dont vous parlez s’inscrit d’ailleurs dans une série de vidéos fugaces entamée il y a une dizaine d’années, où vous frappez un objet avec un membre de votre corps, comme un citron ou un crâne humain…
En 2013, à l’époque où j’ai réalisé Histoire de la folie, cette vidéo où j’écrase un crâne avec mon pied, on m’a demandé pourquoi j’avais fait ça. J’ai répondu : “Pour moi, c’est quand la vie frappe la mort.” Est-ce une citation de Shakespeare ? Je n’en sais rien ! [rires] Mais ce qui est sûr, c’est que l’on y voit mon corps vivant détruire une vanité.
À l’époque de votre grande exposition personnelle au Centre Pompidou en 2012, vous aviez affiché dans Paris cette fameuse photographie intitulée Je suis innocent, où l’on vous voit dans la rue de votre atelier parisien, le corps envahi par les flammes. Dix ans plus tard, dans les deux autoportraits que vous présentez à la Galleria Continua, le feu ne surgit désormais plus sur vous…
En effet, dans la sculpture noire à mon effigie que je présente chez Continua, je porte désormais le feu sur un globe. Dans mon film de 2021 Jam proximus ardet, la dernière vidéo, il apparaît derrière moi sur le bateau. Debout seul à l’avant du navire, je ne fuis pas le feu, mais il ne me touche pas – contrairement à dans Je suis innocent. Cette vidéo parle de mouvement ainsi que des tragédies qui surviennent quotidiennement dans la mer Méditerranée. Ce que je voulais dire, c’est que lorsque la maison du voisin brûle, l’artiste ne peut pas rester indifférent au feu : il ne cherche pas à le provoquer, mais à s’en approcher.
Vous avez évoqué la diversité d’émotions et de sensations convoquées ici. En parcourant l’exposition, on est également frappé par la multiplicité de techniques présentées, qui n’est pas toujours monnaie courante dans une exposition personnelle en galerie. Avez-vous eu le sentiment d’être plus libre dans votre proposition ici que dans certains de vos précédents projets ?
Je suis toujours libre, cela ne changera pas. J’ai la réputation d’irriter, d’avoir des épines : c’est un acquis aujourd’hui. Ceux qui choisissent de travailler avec moi doivent accepter cela, et ceux qui ne le souhaitent pas, tant pis. Je m’en fous. C’est ma forme de liberté et j’y tiens, sauf si l’on m’apporte une critique pertinente sur mon travail ou sur moi-même. Ma vie émotionnelle est suffisamment difficile au quotidien, alors si je dois en plus justifier tous mes choix artistiques…
Aux côtés des sculptures et vidéos, vous présentez notamment de nombreux dessins récents au fusain, qui est l’un de vos plus anciens médiums. Quel rapport entrerez-vous avec cette pratique aujourd’hui ?
Le dessin est ma première langue. J’ai commencé à m’exprimer avec quand j’étais enfant et, alors que je vais bientôt avoir 52 ans, je n’ai jamais arrêté depuis et ne compte pas abandonner cette technique. Je ne suis pas un très bon dessinateur, mais je dirais que j’arrive à capter les émotions et l’énergie sur le papier. Je cite souvent cette phrase de Henri Matisse, tellement lumineuse et brillante : “Pour moi, le dessin, c’est une peinture avec des moyens réduits”. C’est très juste, d’ailleurs cela se vérifie dans toute l’histoire de l’art.
“Ma vie émotionnelle est suffisamment difficile au quotidien, alors si je dois en plus justifier tous mes choix artistiques…”
Vous exposez également votre série de toiles blanches maculées de taches de faux sang. On peut y voir des références aux grands peintres abstraits du 20e siècle, qui ont cherché à exprimer l’infini dans l’essentialisation de la forme et de la couleur, mais l’utilisation de ce matériau parle aussi de notre rapport au réel et au factice, ou encore à la violence. Comment vous est venu ce projet ?
Jackson Pollock, Mark Rothko, Barnett Newman… Si l’on doit déjà considérer ces artistes comme anciens, je vous répondrais que l’on se fourvoie. Pour moi, hier, c’est le Moyen Âge ! Je ne me sens pas si loin d’un Masaccio par exemple. Maintenant, pourquoi ai-je utilisé un jour du faux sang ? Aujourd’hui, nous sommes dans une société qui préfère les faux-semblants au réel et qui, parallèlement, a marqué la fin de tout ce qui était sacrificiel – même si certains hauts responsables politiques et membres de gouvernements font aujourd’hui appel à la magie noire en catimini. Quand je peins avec du faux sang, je parle du consumérisme contemporain, de cette société qui préfère les images aux situations et émotions que l’on expérimente directement au quotidien. Globalement, tout ce triomphe du factice s’incarne de la façon la plus splendide dans le cinéma contemporain. Aujourd’hui, la plupart des spectateurs raffolent des productions les plus minables et stupides qui soient, traversées par une violence extrêmement primaire et directe. Lorsque l’on voit cette brutalité grossière déployée sur grand écran, on l’accepte. En revanche, quand un artiste met à nu la violence de notre monde – la façon dont on maltraite les animaux, par exemple – mais qu’il n’y a pas de sous-titres ni de générique pour accompagner ses œuvres comme dans les films, on ne le supporte pas. Au point parfois de s’attaquer à l’artiste, qui est précisément là pour irriter le spectateur.
Faites-vous référence ici à la polémique qui avait eu lieu lors de votre exposition personnelle au MAC Lyon en 2018 ? A l’époque, votre vidéo Printemps représentant des poulets qui semblent brûler vifs – avec l’utilisation d’un produit inoffensif, utilisé notamment au cinéma – avait fait un tollé sur les réseaux sociaux, jusqu’à amener le musée à retirer l’œuvre de l’exposition quelques jours seulement après son ouverture…
Les réseaux sociaux, ce sont les Satans de notre époque, méfions-nous en ! Je préciserais d’ailleurs que ce ne sont même pas des diables, car il existe de beaux diables. En définitive, cette polémique n’a rien changé à ma pratique. Je ne lis même pas les critiques ni la presse sur mon travail, je me fiche de ce qu’on dit sur moi. Je ne vais pas m’empêcher de poursuivre ma mission, qui est de créer et montrer des œuvres d’art, seulement parce que certains n’ont rien compris à ce que je voulais dire. D’ailleurs, à l’époque de ce scandale, les critiques les plus virulentes sont venues de ceux qui n’avaient même pas vu l’œuvre ni visité l’exposition ! [L’artiste éclate de rire]. C’est pour cela que j’alerte sur les réseaux sociaux, cet ennemi à venir. C’est un virus insidieux qui se propage grâce au numérique à une vitesse incroyable, et que l’on n’a pas vu arriver. Un peu comme le Covid-19 : en un rien de temps, on a vu cette épidémie se propager d’une région à l’autre jusqu’à paralyser le monde entier. Aujourd’hui, ces réseaux sociaux transcendent notre propre contrôle, celui de nos gouvernements… Ma sculpture bleu roi en forme de drone exposée chez Continua parle d’ailleurs des procédés d’espionnage de certaines formations politiques, qui sont devenues en quelque sorte des chasseuses d’images. Leurs appareils sont aujourd’hui de véritables armes, parfois plus dangereuses que celles auxquelles l’histoire des conflits nous avait habitués jusqu’alors.
“Quand la guerre en Ukraine a commencé, je n’en dormais pas la nuit. C’était plus fort que moi, il fallait que j’en fasse des œuvres.”
Vos œuvres parlent régulièrement d’actualité, qu’il s’agisse des attentats du 11 septembre, des émeutes dans les banlieues en 2005, des conditions dans la prison de Guantanamo, traduites par l’utilisation de barbelés dans vos sculptures… Ici, vous présentez des dessins et bas-reliefs de réfugiés et soldats ukrainiens, victimes d’une guerre brûlante et toujours en cours. Comment avez-vous eu la distance nécessaire pour traduire artistiquement un tel événement en si peu de temps ?
Il y a des événements que j’ai mis des années à traiter, comme le coup de tête de Zidane à Materazzi, dont j’ai fait une sculpture monumentale en bronze en 2012 six ans après la finale de la Coupe du monde. Ou encore Angela Merkel, que j’ai représentée nue comme l’une trois Grâces dans une sculpture en marbre. Mais avec l’Ukraine, l’inspiration m’est venue directement. Quand le conflit a commencé il y a quelques mois, je n’en dormais pas la nuit. C’était plus fort que moi : il fallait que j’en fasse des œuvres. Ce pays est à nos portes et il est insupportable de voir l’exode des enfants qui quittent leur foyer avec leurs mères et leurs animaux et leurs animaux pour migrer dans des terres inconnues. C’est terrifiant et même presque biblique. On croirait voir l’Arche de Noé.
De façon plus générale, votre œuvre est souvent imprégnée par l’exil, le vôtre, depuis l’Algérie jusqu’à la France. Quel rapport entretenez-vous avec votre pays d’origine aujourd’hui ?
Je dis toujours que j’ai eu deux naissances : la première en Algérie en 1971, la deuxième en France, où je me suis installé définitivement en 1994. À l’époque, ici, on parlait encore peu du terrorisme, des dangers de l’islamisme qui menaçait nos existences… On me voyait comme un chien qui aboyait à l’avalanche à venir mais sans me prendre vraiment au sérieux. Puis les attentats de 2015 sont arrivés à Paris. Tout à coup, certains amis et même journalistes m’ont dit : “C’est incroyable, maintenant je comprends certaines de tes œuvres, et je vois enfin ce que tu voulais dire à l’époque !”. Moi, j’ai vécu Daech avant Daech.
Dans les pages du Monde, vous décryptiez récemment une photo de vous adolescent avant de conclure : “Quand, à 51 ans, je regarde ce jeune homme de 16 ans, je me dis qu’en vérité je n’ai pas changé. ” En quoi êtes-vous resté le même au fil de ces quatre dernières décennies ?
Ce que je voulais dire, c’est un peu ce qu’Ulysse disait dans l’Odyssée quand il parlait de son royaume d’origine, Ithaque. Même s’il l’a quitté pour embarquer dans un long voyage lors duquel il a découvert de nombreuses choses, même s’il est devenu riche entre temps et a beaucoup évolué, il ne pourra jamais renier Ithaque car c’est Ithaque qui l’a fait. [L’artiste se rend dans sa bibliothèque pour chercher un livre]. Regardez, dans l’un de ses poèmes, Constantin Cavafy s’adresse à Ulysse : “Ithaque t’a donné le beau voyage : sans elle, tu ne te serais pas mis en route. Elle n’a plus rien d’autre à te donner.” C’est pareil pour moi : c’est grâce à l’Algérie, “grâce” au fait que je l’ai fuie parce que j’étais témoin du terrorisme et de nombreux assassinats, que je suis là où je suis aujourd’hui. J’ai beaucoup appris de ces tragédies. Si l’Algérie ne peut plus rien m’apporter aujourd’hui, elle m’aura au moins offert ce beau voyage ! [rires] Cela résume bien ma vision. Je n’ai pas changé depuis mes 16 ans : déjà à cet âge-là, j’étais révolté contre ma famille, mes voisins, la religion, contre tout le monde ! Mais on ne peut pas renier qui l’on est, je suis né comme ça. Comme saint Augustin, lui aussi né en Algérie.
Adel Abdessemed, “Out, Out, Brief Candle, jusqu’à la fin décembre 2022 à la Galleria Continua, Paris 3e.