Rencontre avec la photographe de mode Viviane Sassen, exposée à la MEP
Jusqu’au mois de février, Viviane Sassen présente à la Maison européenne de la photographie, à Paris, sa première rétrospective en France. La photographe de mode de renom, qui capture les corps et les couleurs avec une intensité sans pareille, invite à parcourir près de 30 ans de carrière et des centaines de clichés. Rencontre.
Propos recueillis par Camille Bois-Martin.
Rencontre avec la photographe Viviane Sassen, au cœur d’une rétrospective à la MEP
Numéro : Des dizaines de séries, de nombreuses campagnes pour des magazines de mode, des photosgraphie réalisées du Kenya jusqu’au château de Versailles… Pour préparer cette première rétrospective en France, comment avez-vous réussi à trier trente ans d’images ?
Viviane Sassen : Ce n’était pas un exercice amusant du tout ! [rires] J’ai dû en effet me plonger dans plus de trois décennies de carrière ! J’ai commencé par ouvrir puis vider toutes mes boîtes d’archives, et j’espérais surtout profiter de ce moment pour nettoyer et trier tout mon bazar. Donc j’ai fait des centaines et des centaines de photocopies de la taille d’une boîte d’allumette, que j’ai accrochées sur un grand tableau blanc dans mon studio. Et puis tous les jours j’en décrochais une, je triais, je réarrangeais l’ordre… Ce qui m’importait c’était avant tout la composition visuelle finale. C’est pour cela que le parcours de l’exposition est davantage chronologique que thématique, comme une plongée dans mon imaginaire.
Vous avez débuté votre carrière de photographe dès la fin des années 90. Quelle a été votre porte d’entrée dans ce médium ?
Je suis entrée dans la photographie par le mannequinat, quand j’étais étudiante en mode. Je m’ennuyais beaucoup en cours et petit à petit, je me suis beaucoup intéressée au travail des photographes avec lesquels je travaillais, au point que j’ai fini par avoir envie de passer derrière la caméra plutôt que poser devant. Lorsque j’ai continué dans une école d’art, j’ai alors commencé la photo pour reprendre le contrôle de mon corps et de mon image. C’était très empowering, parce que j’avais jusque là toujours été photographiée à travers un male gaze [regard masculin objectifiant le corps féminin] qui m’était très inconfortable.
J’ai commencé la photo pour reprendre le contrôle de mon corps.
Pour la première fois, vous exposez à la Maison Européenne de la Photographie votre projet de fin d’études, collection de portraits de vos amies dont le visage se cache derrière des bibliothèques ou des rideaux. Pourquoi avoir choisi de la dévoiler au public à ce stade de votre carrière ?
J’ai retrouvé ce projet dans le grenier de ma mère. C’est l’une de mes toutes premières séries photographiques et je l’ai présentée qu’une fois, lors de l’exposition de mon diplôme, puis je l’ai un peu oubliée. J’ai décidé de ne pas le réimprimer mais de simplement l’exposer telle quelle, abîmée par le temps, et c’est très émouvant pour moi de montrer les originales. Cette série représente vraiment les prémisses de mon travail, à une période où j’ai également réalisé de nombreux autoportraits – comme on le voit dans ma série Folio, que j’ai choisi d’exposer sur le mur juste en face. À l’époque, j’étais très inspirée par des artistes comme Nobuyoshi Araki ou Nan Goldin, qui documentaient leur propre vie. On retrouve d’ailleurs dans mes premières séries le thème de la mort, qu’ils ont eux aussi beaucoup exploré et qui influence mon travail depuis le décès de mon père quand j’avais 22 ans.
C’est comme si une nouvelle part de moi-même s’éveillait lorsque je vais au Kenya. Je m’y sens plus extravertie et vivante.
Le deuil de votre père est également au cœur votre projet Umbra (2014), série d’images abstraites avec d’effets d’ombres colorées, ou encore de votre série Flamboya (2004-2008), composée de portraits de Kenyans dont la présence, par les jeux de contraste, devient presque fantomatique…
Absolument, ces projets en sont le meilleur exemple. Umbra est une série que j’ai construite autour des jeux d’ombres, où j’ai revisité la mort de mon père sous l’angle du processus de deuil, qui m’a finalement permis de l’accepter. Dans les séries Flamboya et Parasomnia, on retrouve également ces références, qui reviennent aussi dans ma série plus récente, Venus & Mercury (2020), qui recroise l’idée du déclin et des références à la fin tragique de Marie-Antoinette.
Pour nombre de vos séries, vous vous êtes rendue au Kenya, où vous avez grandi jusqu’à l’âge de six ans. Comment avez-vous vécu, à chaque fois, ces retours au sein de ce pays et votre village d’origine ?
Quand je vais au Kenya, j’ai toujours l’impression de rentrer à la maison. C’est un sentiment assez étrange car je réalise que je ne ferais jamais partie du village, que je n’y ai pas vraiment ma place, mais en même temps, j’ai l’impression d’appartenir à ce pays. C’est comme si une nouvelle part de moi-même s’éveillait là-bas : je m’y sens plus extravertie et vivante. Mon voyage au Kenya à cette période a eu une immense influence sur mon travail, comme si tous mes souvenirs d’enfance refaisaient surface et envahissaient mon esprit. Ces expériences que l’on vit tout petit, alors qu’on est très impressionnables, nous laissent vraiment des empreintes immuables et vives : on découvre plein d’images et de sensations pour la première fois qui se transforment en quelque sorte en toile de fond de notre imagination. Les couleurs, la lumière, les contrastes, l’atmosphère… Tout y devient plus intense.
Comme avez-vous traduit toutes ces émotions au sein de vos photographies ?
Quand je suis retournée au Kenya au début des années 2000, les représentations visuelles de l’Afrique en Occident étaient encore assez réductrices. On voyait seulement le continent sous l’angle de la photographie documentaire ou du reportage, mais pas vraiment artistique. Lorsque je suis retournée dans mon village natal, j’ai soudainement commencé à rêver d’images très fortes et colorées que je gardais en tête après m’être réveillée. Et puis soudainement, je me suis dit : pourquoi ne fais pas y faire les mêmes photographies que je réalise aux Pays-Bas ? Alors j’ai commencé à concevoir les séries Parasomnia et Flamboya, et j’ai eu la forte impression que je réalisais quelque chose qui n’avait jamais été fait, en montrant les paysages africains d’une manière plus poétique et, en quelque sorte, surréaliste, grâce à toutes ces couleurs vives qui me rappellent mon enfance et les nombreuses images magiques que j’en garde.
Est-ce à travers ces projets que vous avez voulu mettre les couleurs au centre de votre travail ?
Oui, j’ai ressenti à ce moment que la couleur allait prévaloir dans mes futurs projets, que ce soit au travers de compositions jouant avec les ombres, la lumière, les contrastes, ou avec les touches de couleurs vives… J’ai découvert une nouvelle palette chromatique très différente de celle employée par les autres photographes néerlandais de ma génération. Nombre d’entre eux travaillaient plutôt avec la lumière douce et froide des pays nordiques, inspirés par les maîtres Rembrandt ou Vermeer.
J’aime comparer mes photographies à des mots, dans le sens où une image assemblée à une autre peut créer une phrase, raconter une histoire.
Pour présenter votre travail dans la mode, vous avez imaginé une salle immersive avec un podium, des projections lumineuses, un mur de miroirs et un écran où défilent, en grand, vos photos… Pourquoi avez-vous décidé d’isoler ces projets en les présentant en vidéo plutôt qu’en tirages, dans une scénographie très différente du reste de l’exposition ?
À mes yeux, mes photographies de mode et mes photographies d’art sont vraiment deux choses séparées. C’est comme si ils représentaient deux morceaux de ma personnalité : le côté mode reflète par exemple mon côté plus extraverti, car j’y collabore avec de nombreuses personnes. Raison pour laquelle je voulais en présenter les projets au sein d’une salle immersive qui, d’une certaine façon, est assez collaborative avec toutes ces lumières et ces miroirs dans lesquels évoluent les visiteurs. J’ai également voulu distinguer cette salle des autres car le public confond souvent mes séries mode avec le reste de mon travail, notamment avec mes séries réalisées dans le sud de l’Afrique du fait de leurs couleurs vives, ce qui me dérange parfois.
Par comparaison, l’installation qui présente votre projet Venus & Mercury (2020), réalisé au château de Versailles, est bien plus sobre, avec des sièges où l’on s’asseoit pour écouter Tilda Swinton réciter un texte de l’écrivaine Marjolijn van Heemstra. Quel rôle les mots jouent-ils dans votre processus créatif ?
C’est intéressant pour moi d’inviter de temps à autre des auteurs à écrire un texte qui résonne avec la façon dont je pense et dont je travaille. J’aime comparer mes photographies à des mots, dans le sens où une image assemblée à une autre peut créer une phrase, raconter une histoire. Mais si on modifie son contexte, si on en retire une ou si on en intègre une nouvelle, l’histoire et le sens de la série changent. Certaines choses ne peuvent pas seulement être expliquées par la photographie, et j’aime beaucoup l’idée de compléter mes images par des textes écrits sur-mesure. Depuis peu, je suis aussi très inspirée par cette nouvelle de Marguerite Duras, L’Homme assis dans le couloir [1980], et j’adorerais en faire quelque chose à l’avenir… Mais ce n’est pas vraiment la façon dont je travaille habituellement, qui commence plutôt par la photo avant d’aller vers les mots.
Sur des murs de la MEP se déploient également de larges collages anthropomorphiques, sortis du cadre habituel de l’image pour former des sortes de corps hybrides. D’où vient l’idée de cette récente série, qui se distingue particulièrement de vos précédents projets, dans les sujets comme dans la manière de la présenter ?
Je travaille sur ces collages depuis le confinement, en 2020. À ce moment-là, comme je ne pouvais pas voyager, j’ai commencé à fouiller dans mes archives et à réimprimer d’anciennes photos. Je travaillais à ce moment sur mon projet Venus and Mercury et je lisais beaucoup de documentations sur Marie-Antoinette. J’ai notamment découvert ces pamphlets que les révolutionnaires faisaient d’elle à l’époque, la représentant en harpie, moitié-animale et moitié-humaine. Ces images d’elle transformée en bête m’ont vraiment marquée et m’ont inspirée dans la création de mes collages, où je mêle par exemple jambes humaines et morceaux de corps d’animaux… Travailler sur ce projet était très libérateur, autant par le fait de créer à une toute nouvelle échelle que de s’extraire du cadre pour concevoir mes photographies d’une façon plus sculpturale, voire tactile.
Viviane Sassen, “PHOSPHOR : Art & Fashion 1990-2023”, jusqu’au 11 février 2024 à la Maison européenne de la photographie, Paris 4e.