16 jan 2019

Rencontre avec Joana Vasconcelos, l’artiste qui suspend une Valkyrie géante au Bon Marché

Après Ai Weiwei, Chiharu Shiota et Leandro Erlich, l’artiste portugaise Joana Vasconcelos s’empare à son tour du Bon Marché. Pour son exposition “Branco Luz”, jusqu’au 17 février, elle a imaginé une Valkyrie monumentale et immaculée qui serpente entre les Escalator du grand magasin parisien…

Propos recueillis par Alexis Thibault.

Vue de la Valkyrie de Joana Vasconcelos au Bon Marché pour l’exposition “Branco Luz”.

Dans la mythologie scandinave, les soldats envoyés au front n’étaient pas seulement excités par le vrombissement des cors. Hache brandie, ils étaient électrisés par les hurlements des Valkyries, filles et messagères du dieu Odin, déesses vierges ultra violentes chevauchant des étalons blancs. Ces créatures volantes transportaient les héros défaits au Walhalla afin qu’ils poursuivent leur combat pour l’éternité, ennivrés par du vin et de l’hydromel, oubliant que leurs corps avaient été perforés par l’ennemi…

 

Au delà du mythe, l’artiste contemporaine Joana Vasconcelos interroge la féminité, transformant ces Valkyries sanguinaires en êtres sensuels. Après Ai Weiwei en 2016, Chiharu Shiota en 2017 et Leandro Erlich l’année suivante, la Portuguaise née à Paris a répondu favorablement à l’invitation du Bon Marché, célèbre magasin du septième arrondissement de la capitale. Avec son exposition Branco Luz – lumière blanche – l’artiste suspend une Valkyrie  blanche monumentale sur laquelle clignotent d’innombrables diodes lumineuses. Son œuvre de tissu serpente entre les Escalator du Bon Marché, sorte de tripode futuriste tout droit sorti de la Guerre des Mondes de H. G. Wells. Rencontre.

 

 

“Cette pièce blanche s’inspire principalement du vaisseau de 2001: l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Mais j’ai aussi souhaité lui donner l’allure d’un monstre abyssal qui ne respire pas…”

 

 

Numéro : Quelle a été votre démarche artistique pour concevoir cette œuvre monumentale, une commande de Bon Marché avec un thème bien précis : la couleur blanche ?

Joana Vasconcelos : Lorsque le Bon Marché m’a demandé de présenter une œuvre en suivant ce thème, cela tombait à point nommé car j’ai toujours voulu créer une Valkyrie blanche. Lors de mes différentes expositions, j’ai eu l’occasion d’en présenter une intégralement noire, une dorée, une rose, une rouge, une bleue… Jamais de blanche. J’ai directement dessinée l’œuvre sur place car elle devait entrer littéralement en relation avec l’espace, l’architecture du lieu et, surtout, le mouvement perpétuel des visiteurs. Ici, les gens montent et descendent, le déplacement des clients est permanent. Cette œuvre devait donc se nourrir des différentes perspectives au sens géométrique du terme .

 

Vos œuvres sont quasiment toutes fabriquées à partir de matériaux qui font écho à votre culture lusophone comme la faïence, poterie très utilisée au Portugal. Est-ce à nouveau le cas ?

Pour cette œuvre j’ai utilisé des tissus essentiellement portugais car mon pays est avant tout connu pour son textile. J’ai d’ailleurs été soutenue par une association de textile portuguaise qui m’a fournis une grande quantité de tissu. Mais ce n’est pas toujours le cas. Lors de mon exposition au Danemark en 2016 par exemple j’avais bénéficié du soutien de Kvadrat, leader du textile danois. Mais ici, en France, le textile est made in Portugal.

 

 

Je suis une artiste baroque. Et l’on peut être baroque sans couleur.

 

Vue de la Valkyrie de Joana Vasconcelos au Bon Marché pour l’exposition “Branco Luz”.

Vos exposez vos immenses Valkyries depuis 2003, quel a été votre premier contact avec ces créatures issues de la mythologie scandinave ? 

J’ai découvert ces créatures avec La chevauchée des Valkyries, le prélude du troisième acte de l’Opéra La Valkyrie de Richard Wagner (composé vers 1851). Je m’y suis intéressée plus en détail lors de mon voyage en Norvège, où j’ai découvert l’histoire et les traditions liées à ces déesses. Même si ce sont des femmes, elles sont toujours associées à une imagerie masculine. J’ai donc décidé de les “reféminiser”, ne conserver que la sensualité de ces femmes sanguinaires. Ce qui était encore plus important dans le contexte socio-politique actuel…

 

L’œuvre qui surplombe le Bon Marché ressemble beaucoup à l’un des tripodes de La Guerre des Monde de H. G Wells. Quelle imagerie vous a accompagnée ?

Mes Valkyries sont étroitement liées au long-métrage Alien de Ridley Scott – dont les dessins ont été imaginés par Hans Ruedi Giger – mais aussi à l’imaginaire de Star Trek et aux films de science-fiction en règle générale. Mes œuvres sont intemporelles, elles ont un côté Mad Max voire Blade Runner car leur sensualité est similaire à celle d’un androïde… Cette pièce blanche s’inspire principalement du vaisseau de 2001: l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Même si la Valkyrie est une déesse des cieux, j’ai souhaité lui donner l’allure d’un monstre abyssal qui ne respire pas, un monstre inquiétant justement parce qu’il nous est inconnu.

 

Le terme qui revient le plus souvent pour définir vos travaux est “extravagance”. L’œuvre présentée au Bon Marché semble se détacher de cette notion…

Je suis une artiste baroque. Et l’on peut être baroque sans couleur. Le baroque est un courant artistique cher aux portugais, il fait partie de leur culture. Ce n’est pas seulement un agrégat de mouvements et de spirales… Cette pièce n’a pas les caractéristiques les plus connues du Baroque mais elle en exploite les principes, notamment du fait de sa forme ronde et de l’utilisation de nombreuses suspensions.

 

 

Détail de la Valkyrie de Joana Vasconcelos au Bon Marché pour l’exposition “Branco Luz”.

En 2012, vous avez investi le château de Versailles pour une grande exposition. Vous y avez rencontré de multiples contraintes techniques pour installer vos œuvres immenses. Était-ce le cas cette-fois ci encore ?

Comme le château de Versailles, même si ce n’est pas comparable d’un point de vue historique, le Bon Marché est un vieux bâtiment qui n’est pas préparé à l’art contemporain. Le plafond est très vieux et lors de l’installation nous n’avons pas pu utiliser certaines machines car le sol, lui aussi, était beaucoup trop fragile et ne pouvait pas supporter leur poids. La plus grande difficulté que nous avons dû surmonter reste l’intégration des diodes sur la Valkyrie. Toutes les pièces qui la compose ont été cousues et tricotées à la main et il fallait y intégrer des éléments technologiques totalement incompatibles. Nous devions aussi aborder la question de la lumière pour donner à l’œuvre cette forme de méduse, c’est pourquoi j’ai choisi des couleurs froides.

 

En 2016, Ai Weiwei a lui aussi suspendu des créatures issue de l’Antiquité chinoise au Bon Marché. La suspension est-elle la seule solution pour exposer ici ou est-ce le magasin qui vous l’impose afin de ne pas supprimer de stands au centre du bâtiment ?

Il est vrai que nous avons tous fait à peu près la même chose [Rires]. Ici, il y a un espace énorme, un incroyable vide à combler. En arrivant, on pense forcément à ce vide laissé par les architectes. Un vide que l’on est susceptible de remplir. L’idée d’une gigantesque Valkyrie suspendue était donc évidente.

 

Tout au long de votre carrière vous avez interrogé la féminité – notamment avec votre Mariée, un lustre constitué de tampons hygiéniques – ou fait écho à la culture populaire portugaise. Votre nouvelle Valkyrie est-elle susceptible d’évoquer d’autres thèmes justement parce qu’elle est exposée au Bon Marché ?

Au Bon Marché, j’ai du gérer un niveau d’interrogation supplémentaire, celui de l’architecture du magasin. Mais qu’il soit au musée, dans des toilettes ou dans un magasin, l’art contemporain reste l’art contemporain. Rien ne dépend du lieu, tout dépend de l’œuvre. Un Picasso restera toujours un Picasso, même dans un salon de thé. En revanche, il est vrai que la communication de l’œuvre avec le lieu peut ajouter quelque chose à l’espace. Ce qui compte finalement, c’est le lien entre l’œuvre et celui qui la regarde. Ma Valkyrie pourra exister ailleurs. Même si, ici, il y aura forcément plus de public que si elle était dans un garage au fin fond de la Roumanie…

 

 

Branco Luz de Joana Vasconcelos jusqu’au 17 février, au Bon Marché, Paris 7e.

Vue de la Valkyrie de Joana Vasconcelos au Bon Marché pour l’exposition “Branco Luz”.