29 avr 2024

Rencontre avec Andres Serrano, l’artiste qui démasque l’Amérique et ses scandales

Connu depuis les années 80 pour ses photographies crues parfois choquantes, traitant notamment de religion, de la mort ou du racisme, Andres Serrano présente jusqu’au 20 octobre au musée Maillol l’une de ses plus grandes expositions à ce jour. Près de cent œuvres – dont une installation dédiée à Donald Trump – y dépeignent une Amérique profondément divisée, à l’heure où le pays se trouve en pleine campagne présidentielle.

Propos recueillis par Matthieu Jacquet.

Numéro : Votre exposition au musée Mailllol s’intitule “Portraits de l’Amérique”. Pourquoi est-il important d’aborder ce sujet dans un pays comme la France ?
Andres Serrano : Cette exposition et cet angle ont surtout été initiés par le commissaire Michel Draguet, mais pour moi, ils font aussi complètement sens avec notre actualité. Ces dernières années, les Français me paraissent de plus en plus passionnés par les problèmes politiques américains, et il me paraît important qu’ils puissent s’y plonger de manière non seulement historique, mais artistique. Je trouve que les non-Américains, et particulièrement les Européens, nous comprennent mieux que nous mêmes, et, en tant qu’“outsider” comme j’aime à me définir, j’ai souvent l’impression de me reconnaître dans leur point de vue. Sur le plan plus personnel, j’ai une connexion très forte avec la France depuis des décennies, notamment grâce au galeriste et collectionneur Yvon Lambert, qui m’a beaucoup soutenu et exposé dans votre pays, où j’ai toujours été très bien reçu. Depuis, même été fait Chevalier des Arts et des Lettres en 2018 par votre ministère, c’est vous dire !

 

 

Les Européens comprennent mieux les Américains que les Américains eux-mêmes.

 

 

Vous avez commencé à exposer vos œuvres il y a quarante ans. Avec le contexte politique américain, avez-vous constaté récemment un intérêt croissant pour le regard que vous posez sur votre propre pays ?

Complètement. Je suis très heureux d’avoir une œuvre suffisamment vaste pour qu’on puisse l’aborder à travers des angles différents, et ce “portrait de l’Amérique” permet de regrouper bon nombre de mes travaux. Avec cette nouvelle exposition, mais également celle que j’ai présentée aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique en 2016, on m’invite en tant qu’artiste américain avec un point de vue américain, mais aussi en tant que personne avec un certain recul : je suis né à New York en 1950 et je suis fier de mon pays, mais j’en suis aussi très critique. Quiconque a des yeux et des oreilles devrait l’être d’ailleurs, quand on voit tout ce qui s’y passe et la colère qui gronde. Je me disais encore cela devant les informations ce matin : je crois ne pas avoir vu notre pays aussi divisé que depuis les années 60, pendant la guerre du Vietnam. Le soulèvement de la population a été si majeur, notamment chez les étudiants, que cette pression a pesé sur le président Lyndon B. Johnson, et à contribué à cesser les bombardements en 1968. Nous n’en sommes pas à ce stade, mais pas loin. Il y a une grande division qui ne cesse de s’étendre, attisée par Donald Trump évidemment, mais ce dernier n’en a été qu’un catalyseur.

 

Pourtant, depuis les années 60, votre pays a tout de même connu les attentats du 11 septembre, la guerre en Irak, les tortures infligées par les soldats américains dans la prison d’Abou Ghraib, auxquelles vous faites référence dans votre série photographique Torture (2015)… 
Oui, mais aujourd’hui le clivage politique et social est encore plus marqué que dans les années 2000. Il ne s’agit plus seulement des républicains contre les démocrates, mais des républicains contre tous les autres : les libéraux, les intellectuels, les étudiants… Et si on ne se range pas d’un côté, on est attendu au tournant. D’ailleurs, la haine des Américains envers eux-mêmes est pire que jamais. J’ai toujours dit que la guerre de Sécession n’avait jamais vraiment été résolue, et que l’antagonisme entre le Nord et le Sud du pays a persisté depuis. On le constate encore aujourd’hui lorsque l’on regard les États bleus (démocrates) et les États rouges (républicains) – une division sur laquelle capitalisent beaucoup les républicains, d’ailleurs.

Le personnage de Donald Trump vous inspire depuis longtemps : on voit dans l’exposition le portrait que vous aviez réalisé de lui en 2004, lorsqu’il n’était encore qu’un homme d’affaires milliardaire déjà très influent dans le monde de l’immobilier et de la télévision. En 2019, trois ans après son élection, vous lui consacriez à New York l’installation The Game : All Things Trump, réunissant dans une salle plus de mille artefacts reliés à lui et son image que vous aviez minutieusement collectés, et que vous présentez à nouveau au musée Maillol. Alors qu’il est actuellement en pleine campagne pour sa réélection, comment son image a-t-elle évolué selon vous ?
Donald Trump, soit on l’adore, soit on le déteste. Je me souviens du jour où j’ai visité son ex-casino à Atlantic City et dans le lobby, je suis tombé cette grande sculpture rouge formant le mot “EGO”. J’ai absolument voulu l’intégrer à mon installation. En la voyant, des fans de Trump pourraient tout à fait se dire : “C’est génial, le mec s’est rendu son propre hommage !”. Ce qui a bougé depuis que j’ai réalisé cette installation, c’est l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021, après l’élection de Joe Biden, dont j’ai fait l’objet de mon premier film. J’avais l’impression d’en avoir fini avec le sujet Trump, jusqu’à il y a quelques semaines, lorsqu’il est venu à une convention de sneakers pour faire la promotion de sa propre ligne de baskets dorées, qui ont fait fureur chez ses adhérents. Je me suis mis à chercher partout ces baskets sur e-Bay : j’en ai trouvé des copies, des contrefaçons customisées, qui se vendaient jusqu’à sept mille dollars… Je me disais : “ces chaussures doivent absolument faire partie de mon installation !” J’ai fini par réussir à les trouver et à les emprunter. Et non seulement les baskets que montre ici sont les originales qu’il avait à cette convention, mais en plus celles qu’il a signées.
 

 

Je crois ne pas avoir vu notre pays aussi divisé que depuis les années 60, pendant la guerre du Vietnam.

 

 

Entre ces baskets et votre série Infamous (entamée en 2019), pour laquelle vous avez photographié des dizaines d’objets véhiculant des clichés racistes ou même des accessoires des nazis, chinés sur eBay, vous semblez passer beaucoup de temps à chercher des pièces de collection…
Le projet Infamous est justement parti avec l’installation The Game. Quand j’ai commencé à collectionner tous ces objets rattachés à Trump, j’ai voulu me plonger dans un tout autre volet de notre histoire en cherchant et photographiant des artefacts créés par les Blancs pour dénigrer et caricaturer les personnes de couleur – poupées et figurines, boîtes de conserve ou de whisky décorés de dessins racistes – que l’on trouvait facilement en boutique, droguerie, pharmacie… Dans l’exposition, j’expose par exemple la photographie d’un Noir pendu à un arbre après avoir été lynché. Cette image en noir et blanc était en réalité le verso d’une carte postale qu’on avait envoyée par la poste, comme toute lettre banale. Ça aussi, ça constitue l’histoire de notre pays, mais en montre un aspect bien moins reluisant.

Quand j’ai réalisé l’œuvre “Piss Christ”, ça a été un choc pour tout le monde, même pour moi !

 

 

Votre œuvre la plus connue à ce jour reste Piss Christ (1987), photographie d’un crucifix immergé dans l’urine qui avait fait grandement polémique à l’époque. Près de quatre décennies plus tard, comment avez-vous vécu ce scandale ?

Piss Christ a été un choc pour tout le monde, même pour moi, qui ne m’y attendais pas du tout. Je ne l’ai réalisée ni par provocation, ni par blasphème, juste comme une œuvre d’art qui reflétait ma foi. À l’époque, je travaillais beaucoup sur le corps et le sang du Christ, c’était au moment de ma confirmation et ces symboles avaient beaucoup de sens pour moi en tant que chrétien. C’était aussi l’époque où je commençais à travailler avec les fluides du corps, de façon très abstraite, et cette œuvre était ma première “immersion” d’objet dans ces fluides. Beaucoup de gens l’oublient lorsqu’on reparle de Piss Christ, mais au regard de la chronologie de ma démarche, cette œuvre s’inscrit dans une progression très logique !

 

Plusieurs œuvres évoquent de façon frontale voire très crue votre rapport à la chrétienté, comme la série Holy Works (entamée en 2011), réinterprétant des canons de la peintures religieuse (Jésus sur la croix, madones, Pietà…). Votre travail est-il encore considéré comme blasphématoire ?

Cela arrive mais ça m’est complètement égal. L’année dernière, j’ai rencontré le pape et j’ai demandé sa bénédiction : il m’a pris la main, m’a souri, et m’a même fait un pouce levé. Le Vatican a aussi acquis une de mes œuvres dans sa collection d’art contemporain. Donc non seulement je me sens aujourd’hui béni et accepté par l’Église, mais à ce stade j’ai encore moins besoin de me justifier auprès de qui que ce soit sur le sujet.

Vous êtes principalement connu pour votre travail de photographe, en attestent les nombreuses sujets que vous avez photographiés au fil de votre carrière : les sans-abris (Nomads), les Amérindiens (Native Americans) ou encore les cadavres avec The Morgue… Pour autant, vous avez toujours tenu à être qualifié “d’artiste” plutôt que photographe. Une ambiguïté que l’on constate dès votre œuvre bicolore Milk & Blood (1986), qui pourrait être confondue avec une peinture abstraite…

Cette œuvre a représenté un vrai tournant dans mon travail. Jusqu’alors, je faisais principalement ce que j’appelais des “tableaux photographiques” avec un objet ou un modèle, un décor… Et là, j’ai voulu réaliser une série d’images complètement abstraite, en référence à des peintres comme Mondrian. La réalité de celle-ci, ce sont deux récipients juxtaposés, l’un rempli de lait et l’autre de sang, que j’ai photographiés en plongée, mais le spectateur ne voit que deux aplats de couleurs sans aucune perspective. De fait, je dirais que ces œuvres sont presque des “fausses peintures” plutôt que des photographies.

 

Vous l’avez mentionné précédemment, vous présentez dans l’exposition des extraits votre tout premier film Insurrection (2022), un long-métrage de 75 minutes exclusivement réalisé en found footage, immergeant dans l’assaut du Capitole. D’où vous est venue l’idée de ce film, et comment a-t-il été reçu ?

L’idée m’est venue presque immédiatement après les événements. Pour ce faire, j’ai réuni une centaine de vidéos avec l’aide du groupe d’activistes londoniens A/POLITICAL. Cette insurrection fait partie du “Game”, comme je l’ai appelé, soit l’héritage laissé par Trump. Les premières fois où il a été montré, à Washington, les retours ont été plutôt positifs. Puis, un cinéma l’a programmé à Londres, et a finalement annulé la projection, jugeant que le film “était trop pro-Trump”. Pour moi, c’est un constat qui relève du regard de chacun. Si on est du côté de Trump, on le voit comme un signe d’espoir, si c’est l’inverse, comme une menace. En compilant toutes ces images récupérées sur internet, j’essaie d’être neutre : je ne dis rien de mal sur les insurrectionnistes, je vous montre juste qui ils sont et ce qu’ils ont fait.

Vos œuvres et vos séries se situent toujours sur le fil du rasoir, par leur crudité et leur frontalité, mais assi les situations sociales tragiques voire choquantes qu’elles représentent. Face à elle, le spectateur se trouve souvent décontenancé, hésitant entre fascination, et répulsion, entre célébration et voyeurisme… Pourtant, à une époque où de nombreux artistes se sentent obligés d’expliciter leur travail le plus possible pour ne pas être mal interprété, vous semblez ne pas ressentir ce besoin, ni cette peur.

Aucunement. Mon message, c’est avant tout le vôtre. C’est ce que vous choisissez d’en faire. En cela, il varie selon chaque spectateur, chaque époque, chaque lieu, chaque œuvre… Ce qui est certain, c’est que mon œuvre parle d’une réalité, passée ou présente, que l’on ne pourra pas effacer. Et si l’on ne souhaite pas la répéter, la seule solution c’est de la regarder en face, plutôt que faire comme si elle n’avait jamais existé.

 

“Andres Serrano. Portraits de l’Amérique”, jusqu’au 20 octobre 2024 au musée Maillol, Paris 7e.