Qui est Vava Dudu, la pionnière de la mode qui souhaitait rester libre ?
Icône underground des mondes de l’art et de la mode, Vava Dudu a tracé sa route depuis trente ans, entre Paris et Berlin, en ne suivant qu’une seule ligne : sa propre liberté. Du vêtement au dessin en passant par le poème, la Française qui célèbrera cette année ses cinquante-et-un ans est à l’honneur d’une exposition jusqu’au 8 août à Bordeaux, organisée par le centre d’art Le Confort Moderne. L’occasion d’y découvrir ses dernières pièces au milieu de celles de jeunes créateurs, tels que Nicola Lecourt Mansion et Alice Hualice, tous animés par la volonté de faire bouger les marges du vêtement… et de l’art.
Par Matthieu Jacquet.
Trois mains blanches aux ongles colorés, des lèvres bleues, des yeux, des cœurs et un escarpin rose s’entremêlent pour former un dessin dont émergent plusieurs visages rieurs. A Bordeaux, l’affiche s’est discrètement imposée dans le paysage de la ville ces dernières semaines. Énergique et colorée, la patte graphique semblera familière à certains résidents du 18e arrondissement parisien, qui ont déjà pu l’apercevoir sur les murs de leur quartier, ou encore à ceux qui suivent attentivement depuis une vingtaine d’années le pan le plus underground de l’art et de la mode, entre Paris et Berlin. Car une fois qu’on le connaît, le nom de l’auteure de cette illustration ne s’oublie pas : Vava Dudu. Figure inclassable, cette artiste pluridisciplinaire n’a cessé d’évoluer dans le monde de la création sans jamais vraiment s’y ranger, ni s’y conformer. Dessin, poèmes, vêtements mais aussi musique, avec son groupe électro-punk La Chatte, aucun médium ne semble faire peur à la désormais quinquagénaire “amoureuse des lignes et des couleurs”, comme elle se décrit elle-même. Sur invitation du Confort Moderne, centre d’art de Poitiers qui lui consacrait déjà une exposition personnelle évolutive en 2012, l’artiste a eu l’occasion de présenter ses nouvelles pièces dans un hôtel particulier en plein centre de Bordeaux, ancien centre d’archives désormais abandonné. Durant les six derniers mois, en Martinique d’où elle est originaire puis dans la ville girondine, elle a produit de nouvelles pièces entre vêtements, chaussures et poèmes sur tissus, actuellement exposées dans ce bâtiment qu’elle a transformé en atelier. Mais la démarche de Vava Dudu a d’autant plus de sens lorsqu’elle affirme sa dimension collective : avec l’aide des commissaires de l’exposition Yann Chevallier et Auguste Schwarcz, elle a donc convoqué au sein de l’exposition dix jeunes créateurs et collectifs dont le travail, aux confins de l’art et de la mode, s’inscrit dans son sillon et rencontre sa vision.
Vava Dudu, une icône à contre-courant
Dès l’entrée dans l’exposition, un perfecto bicéphale nous accueille derrière une grille : trois cols sont découpés dans cette veste en cuir noir et une tête en polystyrène en émerge de chaque côté, laissant vide son centre d’enfilage “classique”. Au milieu de ses manches, et non à leur extrémité tel qu’on aurait pu l’imaginer, sont fixés deux grands gants blancs dont l’index évoque, orné d’un œil et de poils, le profil d’une licorne. Créature étrange voire gardienne d’un temple, cette première pièce anthropomorphe nous le confirme : Vava Dudu est une créatrice hors circuits qui, telle une magicienne, insuffle au vêtement son potentiel d’incarnation. Dès les années 90, son regard sur le corps exprimé par ses premiers accessoires et bijoux la distingue dans le paysage d’une mode assagie voire collet-monté, jusqu’à séduire Jean-Paul Gaultier : en 1997, le créateur français l’invite à imaginer les corsets en perles de sa première collection haute couture, au moment où la jeune femme lance tout juste son label avec son ami Fabrice Lorrain. Dès lors, Vava Dudu s’affirme en véritable pionnière toute en suivant son instinct : en 2001, elle remporte le prix de l’ANDAM, passant après Martin Margiela, Viktor&Rolf ou encore Jeremy Scott. Quatorze ans avant que le label Vetements n’organise, en 2015, son défilé dans les backrooms d’un sex-club gay parisien, la créatrice a l’idée la première et organise le sien aux Docks, rue Saint-Maur. Plus d’une décennie avant que le mélange entre couture et streetwear ne devienne l’apanage de créateurs comme Virgil Abloh, Demna Gvasalia ou Matthew Williams, Vava Dudu en fait son fer de lance, empruntant à la rue autant qu’au club la créativité et l’énergie de leurs silhouettes pour le marier à son amour du fait main, des broderies et coutures à la peinture sur textile. Celle qui confiait au micro d’Arte “préférer les extrêmes aux milieux” séduit même des artistes comme Björk ou Lady Gaga, pour laquelle elle signe en 2009 le trench graffé porté dans le clip de Bad Romance.
Nombreuses et éclectiques, les obsessions de Vava Dudu constituent son style. Bombers et perfectos, couleurs flashy, mélanges audacieux d’imprimés contrastés, asymétrie ou encore chaussures dépareillées… autant de lubies esthétiques qu’elle partage avec la mère de la mode punk, Vivienne Westwood, dont la créativité irrévérencieuse l’inspire depuis son adolescence et dont elle s’affirme en héritière. A l’Hôtel Ragueneau, une salle entière de l’exposition se consacre à un accessoire particulièrement apprécié par la créatrice : la cuissarde. Rouges, argentés, noirs ou à carreaux colorés, cloutes, à scratch ou à lacets, les modèles pleuvent devant des fonds brillants ou écarlate de la pièce tels des êtres volants, tous peints et griffonnés directement par l’artiste, qui les porte d’ailleurs régulièrement. Au fil des salles de l’exposition, la quinquagénaire dissémine en effet plusieurs fragments d’elle-même à l’instar d’une perruque en tresses multicolores, posée en-dessous de ce “mobile” à chaussures tel le miroir de sa propre chevelure actuelle. Plus Vava Dudu progresse dans sa vie et dans son art, plus elle s’épanouit dans son propre rythme, n’obéissant à rien d’autre qu’elle-même – et surtout pas à l’industrie du vêtement. A l’heure d’une prise de conscience écologique généralisée à l’ensemble des maisons et labels, malheureusement souvent doublée de greenwashing, la quinquagénaire customise de nombreuses pièces existantes, passe des heures à glaner vêtements et textiles de seconde main, produit constamment mais pas en quantité fixe ni par collections, ne vend ses créations que sur commande ou dans des boutiques très précises… autant de partis pris qu’elle adoptait il y a deux décennies déjà et que bon nombre de créateurs tentent d’imiter aujourd’hui. Certains font même encore appel à elle, comme l’ex-directrice artistique de la maison Courrèges Yolanda Zobel, qui lui commande en 2019 des dessins transformés en imprimés pour ses pièces.
Un héritage créatif perpétué par une nouvelle garde foisonnante
Fidèle à ses convictions et sa position marginales, Vava Dudu n’en est pas égoïste pour autant, mettant au contraire la générosité au cœur de sa démarche. Régulièrement, elle collabore avec artistes et créateurs sur des projets auxquels elle appose sa signature, comme une collection de la jeune créatrice Nicola Lecourt Mansion : sur l’une de ses combinaisons blanche moulante et asymétrique, l’artiste dessine ses formes emblématiques, entre losanges irréguliers, cœurs, larmes, flammes et mains manucurée. A Bordeaux, cette création pensée en duo est d’ailleurs exposée devant des draps couverts des poèmes de Vava Dudu, dont elle publiait une première anthologie l’an passé. Soucieuse de mettre en avant la nouvelle garde créative, l’artiste invite ici différents créateurs dont les pratiques font écho à sa propre approche, jusqu’à parfois s’en inspirer directement, fournissant plusieurs pistes de réponse à une question : existe-t-il de nouvelles manières de créer vêtements et accessoires sans se conformer aux exigences de l’industrie ? Dans une scénographie vivante, l’exposition offre un panorama jubilatoire de ces jeunes talents, du collectif Gamut, dont le positionnement à la croisée de la mode, de la musique et du clubbing rappelle la polyvalence de la créatrice française, à l’artiste russe Alice Hualice, dont les masques, vêtements et accessoires convoquent un imaginaire magique et païen évoquant celui de ses dessins espiègles.
Bien qu’absent physiquement de cette sélection, le corps s’y manifeste à travers de multiples parures qui s’en font parfois la seconde peau, animée et anonyme. En attestent le personnage encapuchonné dressé par l’artiste Thomas Cap de Ville, dont la silhouette immobile semble habiter des vêtements bariolés recouverts d’autocollants, le costume en cuir imitant la peau tatouée d’un torse imberbe signé par le créateur italien Andrea Grossi, qui a récemment vêtu le chanteur Lil Nas X d’un ensemble tout en extravagance, les sacs en cuir du Géorgien Shalva Nikvashvili, dont le volume fait apparaître dans le cuir rose ou noir les spectres de visages inquiétants, ou encore les créations upcyclées d’Agir Bizarrement – alias Arthur Belhomme –, rebuts de matières déstructurés puis réassemblés dans des vêtements hybrides et difformes. A l’image de Vava Dudu, tous les créateurs invités ici sortent des sentiers battus et dictent leurs propres règles en élevant vêtement et accessoire vers une vision globale de la parure, du corps et du monde — post-humain, post-mode, voire post-capitalisme. Le regard tourné vers le futur, Vava Dudu et son armada de disciples en esquissent les contours au marqueur coloré avec une devise tonitruante : “En vous remerciant”, phrase fétiche de l’artiste aussi bien prononcée à la fin de ses chansons qu’inscrite sur ses chaussures blanches. Titre de l’exposition écrit de sa main en haut de son affiche, celle-ci résonne comme l’incitation bienveillante à la gratitude autant que la célébration humaniste d’une créativité libre qui vibre ici, maintenant, et inspirera demain.