Art

26 mars 2025

Qui était vraiment Rammellzee, génie du graffiti et frère ennemi de Basquiat ?

Maître du graffiti, mentor de Basquiat, rappeur et performeur protéiforme, Rammellzee (1960-2010) a développé une œuvre aussi fascinante qu’inclassable, pourtant longtemps boudée par le monde institutionnel. Il fait jusqu’au 16 septembre l’objet d’une rétrospective au Palais de Tokyo, à Paris, curatée par Hugo Vitrani et Cédric Fauq. Retour sur la trajectoire de cette figure énigmatique.

  • Par Matthieu Jacquet.

  • Publié le 26 mars 2025. Modifié le 29 mars 2025.

    Rammellzee : un génie du graffiti exposé au Palais de Tokyo

    On l’aura rarement vu sans son masque les dernières années de sa vie. Maître du graffiti, peintre, sculpteur, rappeur, mais aussi créateur de costumes, d’objets et d’accessoires en tous genres, Rammellzee (1960-2010) est resté jusqu’à sa disparition un artiste aussi mystérieux qu’inclassable dont on commence tout juste à saisir le génie. Pionnier dans l’art de la bombe en vogue dans le New York des eighties, précurseur du hip-hop, mentor de Jean-Michel Basquiat et proche de Jim Jarmusch, philosophe théoricien d’une guerre spatiale des mots, mais aussi performeur s’incarnant dans une cosmologie de “dieux-poubelles“, l’homme semble avoir eu mille vies mais a pourtant longtemps été boudé par le monde de l’art institutionnel.

    Quinze ans après sa disparition prématurée, le Palais de Tokyo à Paris lui consacre jusqu’au 11 mai sa première rétrospective en France. Riche d’une centaine d’œuvres, dont certaines raretés encore jamais montrées, celle-ci se prolongera, en 2026, par un deuxième volet au Capc de Bordeaux, pour continuer d’explorer en profondeur l’héritage de ce personnage complexe, éminemment singulier.

    Un artiste philosophe qui théorise une guerre des mots

    Dès ses débuts dans le New York des années 70, Rammellzee se distingue en créant, mais aussi en théorisant sa propre langue. Se décrivant lui-même comme un “soldat gothique”, l’artiste fait des mots et des lettres les armes d’une guerre contre les puissants qui nous contrôlent par le langage, en les vidant de leur sens connu pour y injecter de nouvelles significations mystérieuses. En 1979, à l’âge de dix-neuf ans seulement, il adopte le pseudonyme RAMMΣLLZΣΣ et produit son propre manifeste, où il théorise ses deux philosophies : le “gothic futurism”, née de son obsession pour l’iconographie et la typographie gothiques, et l’“ikonoklast panzerism”, née de son obsession pour la science-fiction et l’imagerie d’horreur. “Rammellzee grandit à Far Rockaway dans le Queens, précise Hugo Vitrani, commissaire de sa rétrospective au Palais de Tokyo. Il vit vers les arches du métro aérien qu’il voit comme des portes vers le futur” – et qui deviendront son premier terrain de jeu.

    Fasciné très tôt par les moines copistes, l’artiste cite souvent les enluminures du Moyen Âge comme sa source d’inspiration ultime. “Pour lui, le premier graffiti, c’est l’écriture médiévale avec l’art cistercien”, explique Alain-Dominique Gallizia, collectionneur de l’artiste et spécialiste du graffiti sur toile. Rammellzee était fasciné par les guerres d’enluminures, comme celles entre les moines des abbayes de Jumièges et de Cluny. Dans les années 70, l’art du graffiti s’est aussi construit comme une sorte de bataille entre les signatures des uns et des autres.”

    Ainsi, des parois du métro à la toile ou au carton, Rammellzee stylise ses lettres en jouant sur les couleurs et les reliefs avec la bombe aérosol. Instinctivement, le New-Yorkais les mêle à d’autres symboles pour former des “équations”, terme mathématique qu’il aime citer car l’équation, contrairement à la langue, est “universelle” (son nom vient d’ailleurs de l’équation « RAM times elevation to the power of Z »). Par leur variété d’éléments répartis sur un même plan, où l’on croise nombre d’éclaboussures de peinture et de flèches – sa signature –, mais aussi par leurs couleurs vives, leur rythme et le dynamisme de leurs lignes, ses œuvres rappellent les compositions des grandes figures de l’abstraction moderne Vassily Kandinsky ou de Joan Miró. Par la singularité et la richesse de sa patte, Rammellzee devient l’un des grands maîtres du wildstyle – forme de graffiti la plus complexe, caractérisée par des compositions très libres voire chaotiques où les lettres se déforment pour devenir presque illisibles.

    Le mentor et frère ennemi de Basquiat

    Avec ses confrères Dondi White, Phase 2 ou encore Futura, Rammellzee a le vent en poupe dans le New York des années 80, et présente son travail dans plusieurs galeries qui consacrent des expositions à la forme d’art nouvelle qui émerge avec le graffiti. C’est à cette époque qu’il fait la connaissance d’un certain Jean-Michel Basquiat. Ensemble, avec l’artiste Toxic, ils formeront le trio des Hollywood Africans. En 1983, Basquiat consacre même une œuvre à ce groupe, où il rappelle l’importance de ses deux amis dans sa carrière : sur un fond jaune poussin, le jeune homme s’était alors représenté au côté de Toxic et de Rammellzee. “Ram apparaissait toujours une demi-tête plus haut que les autres, pour bien rappeler que c’était lui le philosophe de la bande”, précise Gallizia.

    Mais le rapprochement de Basquiat avec Andy Warhol aura raison de leur amitié : dès lors, le nouveau prince de la peinture sera mis sur un piédestal et courtisé par le monde de l’art contemporain, majoritairement blanc et mondain, au point d’occulter ceux qui l’ont formé. Jusqu’à sa disparition, Rammellzee gardera une dent contre son désormais “frère ennemi”, mais aussi et surtout contre Warhol, qu’il jugeait ennuyeux et inintéressant.

    Un artiste qui ne cesse d’expérimenter

    Si les mutations de l’art contemporain éloignent peu à peu Rammellzee des galeries et du marché, l’artiste continue dans son atelier de Tribeca – sa “battle station”, l’appelle-t-il – à expérimenter et diversifier ses techniques. Habitué très jeune à créer dans l’obscurité des tunnels du métro new-yorkais, l’artiste utilise abondamment des peintures phosphorescentes, enrichissant ses compositions fascinantes d’une double lecture, diurne et nocturne, où se révèlent d’autres éléments cryptiques.

    À l’image des nouveaux réalistes tels que Daniel Spoerri, il agrège sur ses supports nombre d’éléments de récupération trouvés dans la ville, entre fragments de ventilateurs, têtes de lit décorées, clavier de machine à écrire (manière de rappeler qu’il est avant tout écrivain) et moquette, fixant le tout par une utilisation abondante – et peu sécurisée – de colle et de résine époxy. Au Palais de Tokyo, on découvre notamment les étonnants bracelets, jamais exposés jusqu’alors, qu’il réalisait à base de pierres, perles et chaînes à l’aide de savoir-faire acquis lors de cours de joaillerie, mais aussi lors de sa formation de prothésiste dentaire.

    La visite de cette rétrospective foisonnante restera particulièrement marquée par la rencontre avec ses “garbage gods” (dieux-déchets), personnages qu’il incarne à partir des années 90 en créant d’ingénieux et denses costumes dans lesquels il se glisse lors de performances musicales. Dotés d’œil de cyclope, de masques menaçants, d’armures de samouraï, de kimonos et même de sneakers, ces dizaines d’archétypes lui permettent de se glisser librement dans ses différentes personnalités, comme lorsqu’il trafique sa voix à l’aide d’un vocodeur dans ses morceaux.

    En 2010, l’artiste s’éteint d’un problème au cœur, après une santé fragilisée par son exposition constante à des matériaux toxiques et ses problèmes d’addiction. Depuis, le monde de l’art semble peu à peu lui redonner ses lettres de noblesse : après une exposition au MoMA en 2012, c’est le centre d’art Red Bull Arts, à New York, qui lui consacre une grande rétrospective en 2018 et publie aux éditions Rizzoli une épaisse monographie en son honneur – où l’on retrouve d’ailleurs les mots de ses amis Jim Jarmusch et Futura, entre autres. Plusieurs galeries telles que Jeffrey Deitch à Los Angeles et Ziegler à Zurich ont également présenté ses œuvres ces dernières années , continuant d’écrire la légende de l’homme qui voulait faire voler les lettres”.

    “RAMMELLZEE. ALPHABETA SIGMA (Face A)”, jusqu’au 11 mai puis du 13 juin au 16 septembre 2025 au Palais de Tokyo, Paris 16e.