Art

24 fév 2025

Qui est l’artiste brésilien Antonio Obá, exposé à Paris pour la première fois ?

Exposé jusqu’au 27 mars à la galerie Mendes Wood DM à Paris, mais aussi bientôt à la Bourse de commerce, Antonio Obá s’empare de médiums aussi divers que la peinture, la sculpture, la performance et la vidéo. Empreintes de spiritualité, les œuvres de l’artiste brésilien ont pour thème central son identité noire et évoquent avec puissance les blessures et l’ostracisme qui ont jalonné l’histoire de sa communauté.

  • Propos recueillis par Nicolas Trembley.

  • Publié le 24 février 2025. Modifié le 27 février 2025.

    L’interview d’Antonio Obá, exposé à la galerie Mendes Wood DM à Paris

    Numéro : Quel a été votre parcours ?
    Antonio Obá :
    J’ai un diplôme en arts visuels. Je viens du Cerrado, une région de savane au centre-ouest du Brésil où je vis e travaille encore aujourd’hui. Mes parents ont fait très peu d’études, et les ont interrompues très vite pour travailler et faire vivre leur famille. J’ai grandi dans un environnement où travailler dur allait de de soi, et où les émotions et les relations humaines étaient conditionnées par le travail et par la foi – en lien également avec la dimension musicale, puisque ma mère, ma sœur, mes cousins et mes oncles jouaient tous d’un instrument à la messe du dimanche.

    Oui, à ce moment-là de ma vie, la musique a vraiment été cette présence artistique vers laquelle je me sentais naturellement porté – de façon très concrète d’ailleurs, à l’âge de quinze ans, lorsque je me suis intéressé à la guitare et que mon oncle m’a appris à en jouer. Des années plus tard, longtemps après avoir conscientisé la figure de l’artiste, j’ai compris et acté tout le potentiel esthétique de ces premières expériences. Cela dit, ma relation au travail comme condition première de l’existence, et une certaine forme d’exercice de la foi, deux éléments que je rencontre au quotidien dans ma pratique, constituent à mes yeux une indication assez claire de ce qui influence ma vie.

    Comment avez-vous su que vous vouliez devenir artiste ?
    J’ai un souvenir assez mignon du moment où j’ai “décidé” d’être artiste. J’avais huit ans et, à l’école, on nous a donné un exercice de rédaction sur le thème “Que voulez faire quand vous serez grand ?“, la question classique. Je n’ai aucune idée de ce que j’ai pu écrire alors, mais en haut de la page, il y avait un rectangle pour dessiner le métier de son choix. Je me souviens très bien avoir représenté un peintre, avec un béret et des moustaches à la Salvador Dalí, en train de peindre sur sa toile un saint baroque. Je ne sais pas d’où me venait cette image, et j’ai pris ensuite tout un tas d’autres directions (j’ai fait des études de publicité, puis enseigné les arts visuels pendant au moins vingt ans), avant de finalement réaliser la prophétie de ce petit garçon de huit ans.

    Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec l’art ?
    Ma première rencontre avec l’art ou, du moins, la prise de conscience d’une rencontre résonne aujourd’hui en moi comme la réminiscence très vive d’une sensation. Ressentir d’abord, mettre des mots dessus ensuite… c’est souvent ce qui se passe, non ? Ma grand-mère maternelle allait chaque année en pèlerinage à Trindade (dans l’État de Goiás), une ville connue pour ses manifestations religieuses, et notamment la festa do Divino – donc un endroit plein de ferveur chrétienne.

    À Trindade, il y a notamment une sorte de basilique où, parmi les divers espaces de dévotion, se trouve une pièce entière réservée aux ex-voto. Une fois où j’y ai déambulé seul, j’ai vu ces objets sculptés dans du bois représentant des parties du corps humain, de vieilles photographies, de petits tableaux dépeignant des actions miraculeuses, des mèches de cheveux accrochées aux murs – et l’odeur entêtante des bougies qui brûlent en permanence. Tous ces éléments se sont associés en moi pour créer à la fois une intense frayeur (il faut reconnaître que la vision d’une salle remplie d’ex-voto est quelque chose d’assez dantesque), et une immense fascination. Aujourd’hui, pour employer un jargon psychologisant, je dirais que ma première rencontre avec l’art s’est faite à travers des artefacts qui ont provoqué en moi la sensation qu’un abîme s’ouvrait à mes pieds. Parmi d’autres fonctions, à mes yeux, l’art remplit aussi celle-là.

    Quelles sont vos principales sources d’inspiration ?
    Je me suis intéressé à Iconologie, le recueil d’allégories de Cesare Ripa, et j’ai examiné plus attentivement encore l’œuvre et la biographie de Lucian Freud, mais aussi les paysages de David Hockney, de Yokoyama Taikan ou d’Horace Pippin. Cela dit, chez moi, les références sont toujours mouvantes. Peut-être que j’ai surtout voulu réduire le nombre de mes modèles afin de pouvoir les observer avec davantage de profondeur, tout en laissant la place dans mon travail à la performance et à l’inventivité, qu’il convient d’oublier si l’on s’en tient à ces grandes références.

    Pour ce qui est de mes lectures, j’ai lu plusieurs traités de René Guénon sur le symbolisme, des ouvrages de psychanalyse d’obédience jungienne, et toute l’œuvre de Clarice Lispector, ainsi que de João Guimarães Rosa, qui est pour moi une référence essentielle. 

    Vous travaillez sur différents supports, parmi lesquels la peinture, la sculpture, l’installation, la vidéo ou la performance. Y en a-t-il un avec lequel vous soyez plus à l’aise ?
    Ma recherche se fonde sur les possibilités expressives susceptibles de découler de telle ou telle idée. C’est un peu comme si je disposais d’un corps qui est prêt – ou du moins ouvert – à recevoir toutes les propositions que la réflexion ou l’action lui suggèrent. Je crois que cela a toujours été pour moi un mode de fonctionnement. Cela dit, les possibilités plastiques de la peinture à l’huile, le recueillement silencieux et la lenteur que demande l’acte pictural, correspondent à une certaine exigence subjective qui a pour moi tout son sens.

    Le recueillement silencieux et la lenteur que demande l’acte pictural correspondent à une certaine exigence subjective qui a pour moi tout son sens.

    Antonio Obá

    Que représente le studio à vos yeux ?
    Le studio, l’atelier, c’est le lieu où l’on peaufine sa maîtrise du métier. Et c’est fondamental ! Je dirais que cela correspond aussi chez moi à une démarche bien ordonnée. Je me lève tôt, je pratique certains exercices physiques qui me mettent en condition pour travailler dans mon atelier. Lorsqu’une œuvre non encore achevée finit par me donner les lignes directrices de mon action, je travaille en moyenne sept à huit heures par jour, et je peins généralement debout.

    C’est une routine sans précipitation, sans coups de pression – où il est avant tout question de constance et de persévérance, d’essais et d’erreurs, de contact et d’improvisation, dans un domaine où il est impossible de se mentir à soi-même s’il l’on veut continuer à bien dormir. Et c’est tout – rien de plus, rien de moins que cela.

    D’où vous viennent les titres de vos œuvres ?
    Le titre d’une œuvre est absolument essentiel pour moi. J’aime cogiter, réfléchir à chaque pièce, parce que le choix d’un titre obéit à une logique mystérieuse, qui relève de l’épiphanie et à laquelle je ne pense jamais à l’avance. Le titre arrive la plupart du temps lorsque l’œuvre est achevée, lorsque j’ai fini de peindre une toile ou de concevoir une série d’objets. Je peux alors mettre un point final à la narration, au concept poétique qui entoure l’œuvre, mais le titre, lui, arrive un peu comme on déchiffrerait une énigme, laquelle apparaît seulement après la matérialisation de l’œuvre.

    Je crois qu’on y trouve certaines indications sur lesquelles l’œuvre se base dès le départ, des éléments clés, mais l’occultation initiale du titre est importante, parce qu’il véhicule des significations qui sont autant de sésames pour entrer dans l’univers de l’œuvre. Il n’est jamais simplement accessoire, et il est rare que je ne donne pas de titre à une œuvre. Je les nomme presque toujours, et le titre a systématiquement pour caractéristique d’affiner le contenu de l’œuvre, de préciser ce qu’elle évoque, ce que la pensée permet de formuler pour arriver à la solution qu’elle propose.

    La poésie n’a pas de fin. Si elle en avait une, nous serions des êtres dont la langue est morte.”

    Antonio Obá

    Où souhaiteriez-vous inscrire votre œuvre ?
    La question n’est pas de savoir où l’on veut inscrire son œuvre, ni quel sera son héritage ; il s’agit d’abord et surtout d’être capable de la réaliser, de donner une forme au matériau insaisissable des sensations, des souvenirs, au-delà de toute volonté de mythifier l’artiste et, par conséquent, ses processus créatifs, et le résultat de ces processus.

    L’idée fallacieuse qui consiste à vouloir inscrire l’œuvre dans un devenir historique doit sans hésitation être neutralisée et remplacée par la conscience d’un processus de formation qui nécessite du temps et de la détermination, un apprentissage et une acceptation constante de l’erreur. Donner à cette question une telle dimension d’intentionnalité me semble alimenter l’illusion que tout ce qui vous reste à faire, c’est de suivre les désirs que nourrit votre peinture, ou de leur correspondre, et que cela garantira sa postérité (ce qui contredit en soi l’essence même de la démarche créative). Lorsque je disais plus haut que cela ne doit pas être une préoccupation pour l’artiste, c’est peut-être parce qu’il me paraît nécessaire de renoncer au désir de faire une œuvre exprimant “la voix de la nouveauté”, pour simplement céder la place à l’œuvre que vous souhaitez créer.

    Vous sentez-vous proche d’une communauté ou d’un mouvement particuliers ?
    Il me semble que cette question renvoie à un enjeu esthétique autour de certains aspects formels et narratifs d’une œuvre et, en particulier, à la façon dont ces aspects sont adaptés par convention à l’émergence d’un style ou d’un mouvement. S’agissant de l’articulation de certains contenus symboliques et personnels de mon travail, je comprends que l’association puisse sembler évidente avec des démarches et des thématiques d’opposition au racisme et au révisionnisme, eu égard à des violences de l’histoire qui étaient et sont encore liées à la couleur de peau noire. L’artiste – et, par conséquent, son art – parlent aussi de leur époque.

    Toutefois (et pour cette raison même), l’artiste réfléchit aussi aux développements critiques qui vont naître d’une relation entre le public et l’œuvre. À cet égard, le recours au terme de “figurativisme noir” a pris ces dernières années une place qui, d’un côté, procure de la visibilité à certains discours émanant de groupes ou de mouvements qui soulèvent des problèmes majeurs, sur lesquels le débat, voire la polémique, sont nécessaires. Mais d’un autre côté, cette place reflète aussi des postures réductrices incluant sous cette appellation l’ensemble des œuvres qui représentent le corps noir, ou font référence à des traditions de la culture afro.

    Cela peut en outre conduire à une exotisation inversée : poussé à l’extrême, ce discours tend en effet à entraver la dynamique créatrice de l’artiste pour l’assujettir à l’attente d’un produit, ce qui peut se traduire par des remarques du type  “ah, vous êtes noir(e) donc, bien évidemment, votre peinture s’inspire des imprimés africains” ou, à l’inverse, ”mais pourquoi, alors que vous êtes noir(e), choisissez-vous de vous appuyer dans vos œuvres sur des références de la culture classique ?” et toute une série d’absurdités démagogiques du même acabit, dépourvues de la moindre cohérence avec les complexités culturelles qui nous construisent, mais qui présentent, entre autres choses, un attrait médiatique. C’est donc une question délicate et particulièrement compliquée à traiter. Cela dit, susciter ce type de débats dans les médias les plus divers constitue pour moi une démarche honnête et éclairante, dont nous ne ferons évidemment pas le tour avec ces quelques lignes.

    Y’ a-t-il quelque chose dont vous aimeriez faire prendre conscience à travers votre pratique artistique ?
    Dans l’idéal, je m’efforce de révéler, d’amener à la conscience une part de ce que je suis. Si, après de longues heures de travail, je parviens à terminer un tableau qui, en retour, déclenche en moi quelque chose d’essentiel et de vrai, alors je me sens apaisé, même si je reste conscient de son incomplétude. C’est là un point important : l’œuvre est achevée, mais elle n’est jamais complète. Elle évoque et convoque toujours pour moi des choses qu’il me faudra explorer plus avant, voire peut-être résoudre dans une œuvre ultérieure – ce que j’entends ici à la fois sur le plan technique et du point de vue narratif. L’étude est intermittente, comme la pulsation d’une vie en train d’être vécue. Lorsqu’elle tombe sous le regard d’autrui, voilà ce que l’œuvre doit être – vivante, pour induire du sens et des idées, pour faire prendre conscience de cette condition étrange qui fait de nous des créateurs, en tant que créatures peuplant la terre. La poésie n’a pas de fin. Si elle en avait une, nous serions des êtres dont la langue est morte. 

    Antonio Obá, “Festim da alma”, jusqu’au 27 mars 2025 à la galerie Mendes Wood DM, Paris 4e.