Qui est Jill Mulleady, la cinéaste de la peinture et héritière d’Edvard Munch ?
La peinture figurative de Jill Mulleady, actuellement exposée au Consortium de Dijon, met en scène, comme un rêve, des éléments désordonnés puisés dans la vie réelle, l’art, la mythologie ou la pop culture, pour nous ouvrir les portes d’horizons étranges et merveilleux, et nous propulser vers un ailleurs fantastique dont nous sommes les seuls à posséder la clé.
Par Éric Troncy.
Les peintures cinématographiques de Jill Mulleady
Elle vient juste de s’installer à Paris, après avoir vécu plus de dix ans à Los Angeles, et prépare depuis la France l’exposition qui lui sera consacrée au Schinkel Pavillon de Berlin en février prochain. À 43 ans, Jill Mulleady a su imposer tranquillement sa peinture érudite et sophistiquée. Si nombre de jeunes peintres contemporains déploient leur œuvre dans un genre précis, paysage (Shara Hughes) ou portrait (Genesis Tramaine, Nathaniel Mary Quinn), celle de Jill Mulleady, évocation lointaine et mise à jour des “scènes de genre”, semble fondée sur des captures d’écran d’un film de cinéma.
“Je suis enfin devenue la Parisienne que tout le monde pensait que j’étais”, affirme dans un fou rire cette “Argentine de cinquième génération”, comme elle se décrit elle-même. Elle est née à Montevideo, en 1980, de parents argentins émigrés en Uruguay, et a grandi à Buenos Aires, où sa famille est retournée en 1983. Elle a aussi un passeport suisse, mais n’y a jamais vécu, et résume les choses ainsi : “Je suis un mélange d’Amérique, d’Amérique du Sud et d’Europe.” À 20 ans, Jill Mulleady est venue à Paris une première fois, pour étudier le théâtre avec Ariane Mnouchkine, au Théâtre du Soleil à la Cartoucherie de Vincennes, puis prit part à une compagnie russe de théâtre à Strasbourg.
La vie est magique : c’est juste une étincelle, et c’est cette étincelle, ce miracle, que j’essaie de reproduire dans mon art.” – Jill Mulleady
La peinture, pourtant, fut toujours présente dans sa vie, pas uniquement parce que son arrière-grand-père avait enseigné l’art du paysage à la Prussian Academy of arts à Berlin, entre 1881 et 1892 : “Je peins depuis toujours, cela m’est venu naturellement. Je ne peux pas définir avec précision le moment où tout a commencé. La peinture m’a toujours tourné autour.” Jill Mulleady en fit l’objet de ses études au Chelsea College of Arts de Londres, puis partit à Los Angeles en 2013, où elle vécut jusqu’au mois de juin 2023, où elle s’est à nouveau envolée… direction Paris.
Elle a raison de croire en son destin. C’est en ligne qu’elle a trouvé, depuis les États-Unis, l’atelier qu’elle occupe désormais dans la capitale française, et s’est aperçue, en posant ses valises dans cet atelier, qu’il vit naître et grandir Huysmans, le critique d’art et romancier symboliste, auteur du célèbre À rebours, dont le personnage principal, Jean des Esseintes, est un antihéros excentrique aux goûts artistiques très tranchés, sans pitié pour le conformisme ou les catégories.
“Lorsque je conçois une peinture, je l’envisage souvent de manière cinématographique” – Jill Mulleady.
Comme le roman (ou le cinéma : “Lorsque je conçois une peinture, je l’envisage souvent de manière cinématographique”, confie-t-elle), la peinture figurative de Jill Mulleady prend appui avant tout sur ses capacités narratives : chaque tableau met en scène, dans des mondes imaginaires, les éléments d’une histoire ou se mêlent sources autobiographiques, évocations de peintures historiques, images issues de la culture populaire, monstres inspirés par toutes sortes de mythologies et créatures fantastiques – tout cela dans le désordre et avec une abondance de détails.
Elle emprunte au style littéraire du Nouveau Roman les stratégies d’un “récit ouvert” à l’interprétation du spectateur, et n’en favorise aucune, les accidents sont même bienvenus. Ainsi le personnage féminin au corps partiellement transparent de A Thousand Natural Shocks (2017), coiffé d’un chapeau haut de forme, tient-il dans chaque main une pilule : bleue dans la gauche, rouge dans la droite. Beaucoup y ont vu une évocation des pilules bleue et rouge qui, dans le film Matrix (1999), offrent le choix entre l’ignorance et la volonté d’apprendre. Mais Mulleady, qui peignit cette toile peu après l’élection de Donald Trump, y voyait pour sa part le choix entre les démocrates (traditionnellement symbolisés par le bleu) et les républicains (symbolisés par le rouge). Peu importe, en vérité, sa peinture n’est pas une peinture “à message” et s’emploie à tisser simultanément plusieurs fils narratifs – et dans le cas de A Thousand Natural Shocks, l’histoire peut se poursuivre avec l’ombre du personnage féminin, dissociée de celui-ci, et qui pour sa part brandit un revolver. Et se poursuivre encore, face aux trois bouteilles colorées qui figurent au premier plan.
D’Edvard Munch à Giottio ou Buffy contre les vampires : les inspirations éclectiques de Jill Mulleady
C’est la grande élégance de cette peinture de nous laisser penser, nous spectateurs, que nous sommes capables d’appréhender des choses complexes et, peut-être même, que nous y prenons plaisir. Ainsi, aux multiples récits offerts par les scènes représentées, ces peintures ajoutent-elles d’autres histoires, qui passent par l’évocation de peintures anciennes. On reconnaît dans un ciel la palette colorée du Cri d’Edvard Munch, dans une scène de patinoire enneigée, peuplée de petits personnages, le souvenir de Breughel – immédiatement contredit par la présence, au premier plan, d’un personnage de vampire semblant tout droit sorti d’un épisode de Buffy contre les vampires. Dans une grande peinture murale, c’est plus littéralement les cieux de Giotto dans la chapelle des Scrovegni, à Padoue, qu’elle semble vouloir reproduire… Et chaque peinture ancienne qu’elle convoque charrie avec elle son imaginaire propre, qui se superpose à celui des peintures de Mulleady.
À la Biennale de Venise, en 2019, elle présenta deux séries de peintures : l’une, exposée dans les Giardini, mettait en scène des personnages dans des intérieurs ou des jardins, apparemment occupés à des activités de loisir ; l’autre, exposée à l’Arsenal, était faite de scènes urbaines de conflits policiers. Deux mondes différents… ou les mêmes, certains éléments se retrouvant dans les deux ensembles : Jill Mulleady confie qu’elle reprit à son compte la Frise de la vie d’Edvard Munch, conçue comme une réflexion sur le cycle de la vie et de la mort, et comme une expression des tourments de l’âme.
Dans son atelier parisien, elle se consacre à l’exposition que présentera le Schinkel Pavillon l’année prochaine. La série qu’elle prépare rappelle que les choses sont affaire de point de vue : la chambre qui forme la scène récurrente de cette série (et tous les éléments narratifs qui l’habitent) est ainsi représentée selon plusieurs points de vue, depuis plusieurs endroits de la pièce, et aussi à plusieurs moments, avant et après le crime – car il est bien possible que cette chambre ait été le théâtre d’un meurtre… Aujourd’hui, Jill Mulleady réfléchit, dit-elle, un peu différemment. “Il y a beaucoup de peinture figurative désormais, et je ne veux pas simplement produire des images, mais produire moins. Je crois à la nature, et que la vie est magique : c’est juste une étincelle, et c’est cette étincelle, ce miracle, que j’essaie de reproduire dans mon art.”
Les peintures de Jill Mulleady sont présentées dans l’exposition collective “THEY”, jusqu’au 31 mars 2024 au Consortium, Dijon.
Jill Mulleady est représentée par les galeries Gladstone et Fitzpatrick.