26 avr 2023

Qui est Hugo Servanin, sculpteur des corps faillibles ?

À seulement 28 ans, le jeune artiste français Hugo Servanin compose des environnements peuplés de corps hybrides qui déconstruisent les canons séculaires de la sculpture figurative. Une démarche guidée par l’obsession du vivant, qui culmine jusqu’au 7 mai 2023 dans son exposition-résidence aux Magasins Généraux à Pantin.

Elles trônent solennellement dans les galeries du musée le plus visité au monde. Admirées chaque jour par ses dizaines de milliers de visiteurs, la Vénus de Milo et la Victoire de Samothrace sont aujourd’hui considérées comme des canons universels et incontestables de beauté. Si ces sculptures antiques en marbre dépourvues de bras, et même d’une tête pour la première, sont loin d’atteindre la perfection telle qu’on l’imagine, elles ont malgré tout au fil des siècles donné naissance à un nouvel idéal grâce à leurs failles, accidents et défauts reconnaissables entre mille. Exposés jusqu’au 7 mai aux Magasins Généraux, à Pantin, les corps imparfaits sculptés par Hugo Servanin semblent tendre vers cet idéal. Buste tronqué noir modelé dans l’argile, maculé par des gouttes d’eau tombant à intervalle réguliers, jambes en plâtre imbriquées pour former de longs membres osseux, fins tubes en verre dessinant les contours d’un biceps, et autres morceaux de poitrine en résine assemblés pour accueillir des plantes en leur sein, telles des serres miniatures… Installées parmi une gouttière en métal, des panneaux blancs et des néons jaunes, ces œuvres inédites du jeune plasticien français composent, devant nos yeux, un paysage en mutation. À l’image de la recherche qu’il a développée au fil des sept dernières années, sa nouvelle exposition soulève des questions nécessaires : quelle place les corps peuvent-ils occuper dans les environnements fluides mais branlants de notre époque ? Comment réconcilier l’humain et le végétal dans un monde post-moderne ? Ou encore comment, par des modes d’existence alternatifs, la sculpture peut-elle dévier d’une quête de la perfection pour construire de nouveaux idéaux ?

 

 

Hugo Servanin : sculpteur de corps vivants

 


“Mes corps ne sont pas des cadavres mais bien des vivants”, avertit d’emblée l’artiste, alors qu’il nous présente ses nouvelles œuvres au sein de son atelier à Montreuil. À première vue, les sculptures d’Hugo Servanin pourraient en effet incarner des totems inquiétants, voire former un ossuaire. Mais aux Magasins Généraux, l’apparence sépulcrale est bien vite déjouée par la lumière qui perce la baie vitrée pour éclairer l’espace, par l’eau qui circule dans les gouttières qui les encadrent, ou encore par les plantes dont on discerne les feuilles à travers leur volume, jetant l’ambiguïté sur l’état de ces corps – où les plus pessimistes verraient des morceaux d’êtres anonymes en cours de destruction, tandis que les optimistes croiraient assister à leur naissance. Depuis l’adolescence, l’artiste français redouble d’idées pour donner vie à des corps alternatifs autant que les faire vivre : en plaçant ses sculptures sous vide pour matérialiser leur respiration, en présentant des images pornographiques floues derrière des plaques en Plexiglas dégoulinantes d’eau pour les “faire transpirer”, en éclairant de l’intérieur un buste translucide pour le doter d’une aura surnaturelle… Encore à peine diplômé des Arts décoratifs de Paris, l’artiste présentait déjà il y a quatre ans, avec l’association Artagon, un corps en argile volontairement séchée trop rapidement. Proscrite en céramique, cette technique a fait craqueler la terre au risque de la briser complètement, permettant au corps de révéler ses cicatrices et, par là même, sa dimension résolument humaine.

Des géants pas comme les autres aux Magasins Généraux

 

Depuis ses études à Paris, Hugo Servanin se constitue une véritable bibliothèque de corps, moulés dans le plâtre sur des dizaines de modèles de tous gabarits, en vue de réaliser par la suite ses êtres composites – toujours dénués de visage afin de faciliter la projection du spectateur. “Quand je moule les corps, je cherche toujours à créer des chimères et jamais à reproduire l’existant”, précise celui qui se rêvait d’abord créateur de mode, puis créatif dans la publicité avant d’embrasser une carrière d’artiste. Dans la lignée du sculpteur canadien David Altmejd qui regroupe ses immenses sculptures hybrides dans des séries allégoriques – The Healers, The Watchers, The Bodybuilders… –, le Français rassemble toutes ses œuvres anthropomorphes sous un même nom : les Géants. Une figure mythique à la frontière entre les humains et les dieux, choisie par le jeune homme pour ses nombreuses connotations symboliques. Loin pourtant d’incarner la robustesse infaillible qu’on leur connaît habituellement, les géants de Hugo Servanin, “projections de ses propres angoisses et fascinations”, brillent justement par leur failles et leur échelle, humaine, qui les rendent immédiatement vulnérables. Afin de leur donner vie, le jeune homme de 28 ans se livre d’ailleurs à de véritables corps-à-corps avec la matière, se brûle, se salit, se griffe voire se coupe, pour la sentir se transformer dans ses mains. Un échange brutal dont la violence est atténuée par l’attention presque paternelle de l’artiste qui, durant son exposition-résidence, passera régulièrement prendre soin de ses corps, changer l’eau qui les nourrit et s’occuper des plantes qui les habitent.

Hugo Servanin, un artiste qui ordonne le désordre

 


En sacralisant ainsi l’imparfait et l’inachevé, la sculpture d’Hugo Servanin déconstruit les archétypes autoritaires séculaires de la mythologie et de l’histoire de l’art. Un besoin viscéral dont il identifie les origines dans sa propre enfance : l’expérience d’une puberté précoce, la prise de traitements hormonaux, ou encore plusieurs interventions chirurgicales ’ont très vite amené à se demander “comment un corps comme le [sien], qui se répand et déborde, peut exister dans un espace social”. Ce désordre organique de la chair dans un monde ordonné par les normes, l’artiste le reproduit par la mise en forme accidentée de la matière autant qu’il cherche à la contenir en l’intégrant dans des cadres, de l’organisation ultra méthodique de son atelier et de ses expositions jusqu’au quadrillage qui enferme ses œuvres sur Internet et son compte Instagram. Aussi, tels des tuteurs qui veilleraient à leur bonne croissance, ses structures métalliques viennent épouser et transpercer les Géants de leurs vis, ses socles en grillage viennent les soutenir tout en les laissant respirer, tandis que ses vitrines en Plexiglas les protègent autant qu’elles en font des sujets d’observation scientifique. Fasciné par l’esthétique médicale autant que les prothèses orthopédiques, l’artiste transforme ainsi ses expositions en laboratoires où les corps, comme maintenus dans l’attente de ses futures expérimentations, tissent un écosystème bel et bien mouvant. En attestent les radiographies de jambes suspendues devant les fenêtres des Magasins Généraux, la gouttière grise qui délimite le parcours entre les sculptures, ou encore l’eau qui circule dans les tuyaux transparents aux airs de veines et racines, puis traverse les corps en verre et irrigue les “serres” en résine pour permettre à la vie d’advenir.

De Mohamed Bourouissa à Jeanne Vicerial, l’importance de la collaboration

 

Au-delà de ces réseaux déployés devant les yeux du public, le plasticien ultra méthodique compose également ses propres écosystèmes en coulisses. Dès la visite de son atelier, où trois à dix personnes travaillent chaque jour sur le moulage, la ferronnerie, le verre ou encore la 3D, la dimension collaborative émerge comme un cheval de bataille d’Hugo Servanin, qui permet d’accroître et enrichir la production tout en valorisant les compétences de chacun. Si elle peut rappeler celle des ateliers très structurés des artistes d’antan, cette mécanique déjà bien huilée est loin de servir de seuls intérêts commerciaux. Il y a deux ans, le Parisien fondait ainsi sa propre société, Foule Ingénierie, pour vendre à d’autres artistes et entreprises en quête de moyens de production son expertise technique, le savoir-faire de ses équipes et de ses machines, développés au fil de ses projets. Aujourd’hui, cette activité parallèle lui permet de financer sa propre pratique, générant en interne une économie circulaire qui rejoint complètement ses valeurs. “Je pense que les artistes les plus pertinents à notre époque sont ceux qui créent des plateformes, des espaces qui permettent aux autres de s’exprimer et proposer chacun leur propre contenu”, justifie-t-il.

 

Grisé par l’espace d’expression offert par les Magasins Généraux et ses commissaires Anna Labouze et Keimis Henni, le jeune homme en a profité pour inviter dans son exposition ses homologues et amis Mohamed Bourouissa et Jeanne Vicerial ainsi que l’artiste numérique Jesse Kanda, autant de profils dont il admire le travail tout en partageant avec eux de grandes affinités créatives. Entre les capteurs de sons, cachés par le premier dans les plantes au milieu d’un corps en résine, la flaque de fils noirs aux airs de chevelure délicatement tissée par la deuxième sur un bras en céramique émaillée, ou encore la créature noire ailée modélisée en 3D par le troisième avant d’être imprimée à taille humaine, leurs œuvres animent encore davantage l’installation et leurs regards pluriels constituent une véritable communauté de pensée. “L’enjeu majeur pour un artiste, c’est de placer le plus justement possible son intimité dans son travail, et d’explorer comment elle peut exister dans le groupe”, analyse Hugo Servanin, avant de conclure : “Finalement, en assumant les failles de mon propre corps à travers mon travail, je m’en suis exorcisé.” Depuis ses débuts, l’artiste ne cesse ainsi d’agrandir sa horde de “géants” imparfaits, mais non moins puissants, et d’affiner les nouvelles normes dans lesquelles il souhaite les faire exister. Prouvant définitivement que perfection et idéal ne sont pas deux notions synonymes, mais bien complémentaires.

 

Hugo Servanin, “Morphose”, jusqu’au 7 mai 2023 aux Magasins Généraux, Pantin.