16 fév 2023

Qui est Hicham Berrada, créateur de paysages oniriques exposé chez Kamel Mennour et à la Bourse de commerce ?

L’artiste d’origine marocaine a remisé pinceaux et pigments pour créer des sculptures et paysages édéniques à coups de réactions chimiques ou de logiciels de modélisation 3D. Il présente à la galerie Kamel Mennour à Paris, jusqu’au 18 mars, de nouveaux “paysages”. En 2019, Numéro art l’avait rencontré dans sa résidence à Lens avec la Pinault Collection .

Photos par Paul Rousteau.

Texte par Thibaut Wychowanok.

On oublie parfois que la peinture est avant tout un problème de chimie. Au Moyen Âge, il se réglait à coup d’émulsions à base d’eau mélangée à des pigments aux noms fabuleux (azurite, smalt, orpiment, réalgar…). L’ensemble était lié par un œuf, de la colle de peau de lapin ou de la caséine. Au 15e siècle, la généralisation de l’huile comme liant bouleverse l’histoire de l’art. Van Eyck en est l’alchimiste en chef. Au 19e, la révolution impressionniste est en marche. Son arme ? De nouveaux minéraux : bleu de cobalt, jaune de chrome, rouge cadmium.

 

 

Hicham Berrada, un artiste qui fait de la chimie sans peinture

 

 

Il y a un peu plus de dix ans, Hicham Berrada initiait sa série des Présages et apportait par la même occasion une nouvelle solution à ce problème de chimie. L’artiste, né à Casablanca en 1986, plonge dans une solution aqueuse différents minéraux : nitrate de cuivre, fer pur ou sulfate de cuivre et cobalt que les peintres de la Renaissance utilisaient déjà. Les réactions chimiques engendrées au sein d’aquariums ou de petits récipients de laboratoire forment avec une rapidité fascinante des paysages oniriques. Les minéraux prennent des allures d’herbes folles. Des montagnes pourpres ou rougeoyantes se hérissent en quelques secondes. Des coraux verts ou bleus s’étendent dans un chaos magnifique. L’artiste filme ses “performances”, enregistrant en gros plan les réactions chimiques qui sont alors projetées sur des écrans géants. Hicham Berrada a tous les attributs classiques du peintre. Et pourtant ce peintre n’a rien de classique : Hicham Berrada ne représente plus, mais génère ses propres paysages.

Une installation à 360° exposée à la galerie Kamel Mennour et au Louvre-Lens

 

 

À la galerie Kamel Mennour, en mars et avril 2019, l’artiste marocain aujourd’hui installé en France présentait un dispositif qui se déployait également dans ses expositions au Louvre-Lens et à la Hayward Gallery à Londres ou aujourd’hui à la Bourse de commerce au sein de l’exposition “Avant l’orage”. La projection se fait désormais à 360°. Le spectateur pénètre dans un espace rond, comme installé au milieu de l’aquarium pour mieux faire l’expérience de ses paysages chimériques. “Berrada est animé du désir de recréer le paradis et de nous y emmener”, analysait en 2019 le critique Éric de Chassey. C’est vrai que l’artiste nous plonge dans un âge pré-humain, celui de la création du Monde. Il rend à nouveau accessible cet Éden dont nous avons été chassés. Est-il pour autant un dieu ? “Je ne suis pas un créateur de formes, insiste Berrada. Je ne les ai ni dessinées ni inventées. Mon rôle consiste à réunir les conditions nécessaires pour les faire émerger.” Une fois la mise en place des choix et l’activation, l’artiste se met en retrait et laisse les forces de la nature se déployer. Berrada est un créateur qui choisit de laisser ses créatures suivre leur propre logique, sans intervenir. À cet égard, il pourrait bien être le Dieu de notre époque : absent de son propre monde. À moins que l’attitude de l’artiste puisse se comprendre comme la proposition d’un rapport plus éthique à la nature : une forme d’humilité et de respect.

Hicham Berrada dans son atelier lors de sa résidence à la Collection Pinault, à Lens, en 2019. Photo : Paul Rousteau.

Une résidence à la Collection Pinault à Lens

 

 

Invité de la résidence de la Collection Pinault à Lens de septembre 2018 à juin 2019, Berrada partageait alors avec nous ces dernières expérimentations, des sculptures en bronze : “Dans des conteneurs fermés, j’applique à des cires des conditions de froid telles que leurs formes mutent et s’étirent. Je moule ensuite le résultat en bronze. Ce ne sont pas à proprement parler des sculptures, puisqu’elles ne sont pas sculptées par l’homme. Elles ne sont pas non plus naturelles, puisque réalisées en atelier.Berrada rapproche cette technique de la “kéromancie”, art divinatoire qui consiste à lire dans les formes prises par la cire fondue au contact de l’eau. En figeant ces formes, Berrada prend le contrôle du temps. “Dans un laboratoire, on peut changer tous les paramètres – pH, humidité, température, pression – sauf le temps. On ne peut ni l’arrêter ni l’accélérer”, explique-t-il. Et pourtant, toutes ses œuvres semblent traversées par cette seule obsession. Ses Présages de quelques secondes rendent accessibles des mouvements géologiques qui nécessiteraient des millions d’années d’observation. Ce voyage dans le temps fonctionne dans les deux sens. Lorsqu’il branche électriquement ses bronzes dans un bain, ses sculptures se mettent à vieillir en accéléré. “Le regardeur, s’il passe dix minutes devant, assiste en réalité à deux ou trois ans de vieillissement du bronze.” Le futur se dévoile.

Hicham Berrada dans son atelier lors de sa résidence à la Collection Pinault, à Lens, en 2019. Photo : Paul Rousteau.

De l’expérience physique à la création artistique

 

A la galerie Kamel Mennour, l’artiste présente de nouveaux paysages Intégrant désormais des circuits imprimés. Evoquant la matérialité du monde digitale, ils apparaissent comme des vestiges d’une archéologie du futur. Dans une série de vidéos inédites, ces circuits plongés dans une solution initient leur décomposition donnant naissance à un monde post-apocalyptique où l’organique reprendrait le pas sur le technologique.

 

Hicham Berrada avouait dans un entretien avec la curatrice Mouna Mekouar qu’à l’origine de sa vocation, on trouve une lettre de Berlioz écrite à un ami. Le musicien y décrit une expérience physique entre de l’eau et de l’acide sulfurique, à ses yeux comparable au sentiment de spleen. “Selon Berlioz, aucune musique, aucun texte, aucun tableau ne pourra être aussi puissant que cette expérience. Toute ma démarche relève de cette quête, explique l’artiste. Générer, par des expériences physiques, une poésie qui toucherait l’esprit humain.

 

Hicham Berrada, “Vestiges”, jusqu’au 18 mars 2023 à la galerie Mennour, Paris 6e.

“Avant l’orage”, exposition collective à la Bourse de commerce, Paris, jusqu’au 11 septembre 2023.