Qui est Frida Orupabo, la Dr. Frankenstein de l’image ?
Exposés de la Serpentine Gallery aux Rencontres d’Arles, les curieux collages photographiques de Frida Orupabo sont désormais épinglés jusqu’au 20 mai sur les murs immaculés de la galerie Modern Art de Londres. Dans ses images composées à l’aide de fragments d’autres images, l’artiste norvégienne d’origine nigériane donne à voir des corps noirs, majoritairement féminins, et interroge la manière dont ils sont représentés.
Par Camille Bois-Martin.
Une femme noire nous regarde droit dans les yeux. Son visage émerge d’un large jupon, surmontant des jambes à la peau blanche, marchant dans la direction opposée. Accroché au sein de la galerie Modern Art de Londres, ce collage à taille humaine a de quoi dérouter ses spectateurs. Qui est cette étrange femme ? Pourquoi nous fixe-t-elle ? À qui appartiennent ces jambes, ce visage et ce vêtement surdimensionné ? Assemblés par Frida Orupabo, ces morceaux de photos sont le fruit de longues recherches iconographiques sur internet, à sonder les archives coloniales et ethnographiques, les films et photographies érotiques vintage, les plateformes de vente en ligne comme Ebay… À l’aide de cette banque d’image éclectique, elle compose d’étranges collages – qui ont été exposés parmi les avant-gardes féministes aux Rencontres d’Arles en 2022 – et les partage quotidiennement sur son compte Instagram @nemiepeba. En s’emparant d’une technique artistique vieille de près d’un siècle, Frida Orupabo dynamite les représentations historiques des femmes noires, pour mieux les questionner. Portrait.
Frida Orupabo, une passionnée de collage
Frida Orupabo commence sa carrière au milieu des années 2000. Élevée au sein d’une société scandinave majoritairement blanche, l’artiste d’origine nigériane débute avant tout sa pratique artistique en réaction à un constat alarmant : l’absence de représentation de personnes à la peau noire qu’elle perçoit en feuilletant les livres, les magazines ou Internet. “Puisque les images que je recherchais étaient introuvables, j’ai commencé à en produire moi-même, confie-t-elle, en commençant avec des découpages et des superpositions”. Le collage s’impose très naturellement comme le médium idéal pour mettre en forme son ambition de composer de nouvelles identités hybrides quasi opaques à toute interprétation. L’artiste écume alors ses photos de famille pour y trouver le matériau de ses collages, avant de récupérer, en 2006, l’ordinateur de sa sœur et d’aller chercher ses sources sur internet. La jeune femme compose ainsi de nouveaux corps à partir de tout ce qui peut retenir son attention, d’un visage à une paire de cuisses charnues en passant par une “jolie torsion de bras”. À la manière d’un Magritte associant un parapluie à un verre d’eau ou d’un Man Ray créant des larmes avec des perles de glycérine sur ses photographies, Frida Orupabo compose des images aux accents surréalistes à partir d’un visage trouvé dans les archives photographiques de l’époque coloniale, d’une paire de bottes récupérée sur Ebay ou d’un corps féminin entièrement nu pris sur un site de contenus érotiques vintage. Un procédé qui fait de ses créations des formes de “cadavres exquis”, façonnés avec des objets piochés dans notre présent comme dans notre passé.
Créer pour répondre au manque de représentation des corps noirs
En assemblant les fragments d’images qu’elle pioche ça et là, la trentenaire fait adopter à ses personnages de nouvelles positions, lascives et suggestives, voire totalement érotiques. Leurs jambes se voient écartées, leurs bras, croisés sur la poitrine, leur dos cambré… et, systématiquement, le visage des femmes noires est séparé de leur corps pour être remplacé par des membres de femmes blanches. À l’image du photographe Pierre Molinier, qui démultipliait les paires de cuisses dans ses collages érotiques des années 50, l’artiste norvégienne joue, dans les siens, de la même tension sexuelle qu’elle étire aux limites du fétichisme. Avec ces visages impassibles puisés dans les archives d’une histoire difficile et les poses lubriques des corps empruntés à des sources érotiques, l’artiste dénonce la brutalité des photographies originales. Un engagement mis en avant par le célèbre artiste afro-américain Arthur Jafa, qui l’invite en 2017 à participer à son exposition à la prestigieuse Serpentine Gallery. Avec cette consécration de taille, la trentenaire norvégienne d’origine nigériane inaugure, cette année-là, la première présentation de son travail parmi celui d’autres artistes émergents engagés, comme Ming Smith. Depuis, ses curieux collages écument les expositions personnelles et collectives à travers le monde entier, explorant les thématiques raciales, les questions d’identité et de représentation. Jusqu’à ses nouvelles créations conçues en taille réelle, accrochées actuellement sur les murs de la galerie Modern Art, qui attirent notre regard tout autant qu’ils tentent de le déconstruire. Le spectateur intrigué se trouve confronté à son statut de voyeur, incité à observer chaque détail de plus près pour en comprendre l’ensemble…
Inventer des corps-cauchemars
Comparant sa méthode à celle d’une collectionneuse, Frida Orupabo conserve ses images dans une multitude de dossiers sur son ordinateur. Tantôt, ses récoltes sont le fruit de recherches ciblées, tantôt le résultat aléatoire de ses errances numériques. Pour concevoir ses collages, elle compose en effet avec tout ce qui peut retenir son attention : un parapluie, un paysage, une peluche… En témoigne l’œuvre Car Ride à l’origine du nouveau corpus présenté à la Modern Art de Londres, qui tire son travail vers davantage d’étrangeté : ce collage associe un ours en peluche à une voiture extraite du film d’horreur culte Halloween de 1978, dont les tons bleus ont irrigué le reste de son exposition. Sur les murs de la galerie londonienne, Frida Orupabo présente en effet des compositions qui plongent le visiteur dans une atmosphère nocturne et sombre, accentuée par la bichromie de ses œuvres, regroupées sous le titre “Things I saw at night” (“Les choses que je vois la nuit”).
Cauchemardesques, les corps au cœur de ses derniers collages – difformes, dotés de trois jambes ou bien coincés dans la pupille d’un œil – renvoient à une histoire bien plus large que celle de l’artiste, et même de l’iconographie coloniale à laquelle ses œuvres nous avaient habitués jusqu’alors. Ainsi, dans l’œuvreParasomnia, le monstre malveillant qui surplombe les corps d’un homme et d’une femme enlacés n’est pas sans rappeler Cauchemar, le tableau iconique peint par Johann Heinrich Füssli en1781. Imprimés en taille réelle et épinglés sur les murs blancs, ces collages fantomatiques imaginés par Frida Orupabo semblent littéralement hanter la galerie et faire peser sur ses visiteurs une aura inquiétante – une mise en scène qui se distingue de ses collages, encadrés, de plus petit format qu’on pouvait les voir dans son exposition aux Rencontres d’Arles en 2022. Frida Orupabo donne ainsi une dimension plus frontale à son travail, qui fait sortir de leur cadre – et de leurs carcans – les protagonistes de ses collages. L’artiste continue d’étendre son spectre avec les œuvres qu’elle exposera en juin au Nouveau Printemps de Toulouse. Réalisées autour du thème des paysages nordiques, ces nouvelles productions aborderont un nouveau pan de son héritage, cette fois-ci centré sur son pays natal.
“Things I saw at night”, du 24 mars au 20 mai 2023 à la galerie Modern Art, Londres.