17 fév 2022

Qui est Charles Ray, l’énigmatique sculpteur exposé au Centre Pompidou et à la Bourse de commerce ?

Les sculptures du grand artiste américain semblent dotées de l’étrange pouvoir de subjuguer ceux qui les contemplent. Au fil de ses cinquante ans de carrière, il n’a produit qu’une petite centaine d’œuvres qui lui valent une renommée mondiale, et les honneurs de deux importantes rétrospectives, à New York ainsi qu’à Paris.

Né en 1953 à Chicago, Charles Ray n’a produit qu’une centaine d’œuvres au fil de ses cinquante ans de carrière, et de nombreuses légendes entourent son fascinant travail. Dans l’incroyable architecture de verre du palais de Cristal de Madrid, qui lui consacrait il y a trois ans une inoubliable rétrospective, quatre sculptures uniformément blanches occupaient tout l’espace de leur très singulière présence. Figuratives (un personnage masculin occupé à refaire ses lacets mais dépourvu de chaussures, une femme allongée, un jeune homme vêtu d’un drap, un cavalier), elles étaient réalisées en fibre de verre peinte en blanc. On raconte qu’à l’orée des années 2000, lorsque Charles Ray commença à s’intéresser à la couleur blanche, il fit construire un poulailler dans son atelier pour observer chaque jour la nature profonde du blanc des coquilles d’œuf (et la naissance des poussins).

 

C’est l’une des histoires que l’œuvre trimbale avec elle, comme celle prétendant que l’artiste se lève aux aurores et marche chaque jour quatre heures dans la nature (à Central Park lorsqu’il est à New York, dans les collines lorsqu’il se trouve à Los Angeles où il vit depuis 1981). Puisque l’œuvre est obscure, que son auteur soit dans la lumière ! C’est qu’on voudrait bien, par tous les moyens, comprendre ce qui, dans ces sculptures, exerce sur nous un tel pouvoir de fascination. Curieusement, ces quatre sculptures ont disparu de l’inventaire de  son œuvre, laissant place à des versions en acier inoxydable. Probablement peut-on les considérer, avec l’artiste, comme des états intermédiaires de l’œuvre finale. “On ne sait pas encore ce que l’on fait au moment où l’on travaille. Les gens pensent qu’il s’agit de suivre une idée précise jusqu’au bout, mais ce n’est pas cela”, explique Charles Ray, précisant qu’il “laisse le temps lui montrer la voie vers la décision à prendre”. La femme allongée vue à Madrid (Reclining Woman, 2018) est l’une des 19 œuvres présentées au Metropolitan Museum de New York, dans l’exposition Charles Ray: Figure Ground qui a ouvert en janvier 2022. Elle y figure dans sa forme définitive, en acier inoxydable, matière dont on ne sait si elle est solide ou liquide, et qui donne à chaque pli du corps ou du tissu un relief très particulier. On la dirait faite de mercure solidifié.

L’impeccable exposition retrace les différentes étapes de l’œuvre de Ray, qui suit méthodiquement l’évolution des formes de l’art de la fin du siècle dernier : sculpture abstraite au départ (alors qu’il est influencé par Anthony Caro), puis performance dans les années 70, minimale et conceptuelle dans les années 80, jusqu’au tournant décisif des années 90 où apparaissent ses grands mannequins de vitrine (Fall 91, 1991), qui reprennent le jeu de faux-semblants servant souvent de moteur à ses œuvres. Le portrait photographique de lui (No, 1992) est en vérité le portrait d’un mannequin réalisé à son effigie, et le camion de pompiers gigantesque (quatorze mètres de long quand même) qu’il gara en face du Whitney Museum lorsqu’il participa à la Biennale du Whitney en 1993 est la reproduction “en grand” (en aluminium peint, Plexiglas et fibre de verre) d’un jouet pour enfants. Au printemps prochain, il participera encore à la Biennale du Whitney, pour la sixième fois.

 

L’exposition du Metropolitan Museum dévoile deux sculptures inédites. L’une d’elles (Archangel, 2021) est un personnage masculin (l’archange Gabriel) de plus de quatre mètres de haut, en bois de cyprès, matériau récurrent dans son œuvre depuis le début des années 2000. “Tout le monde, à l’époque, utilisait des vieilles chaussettes et des ours en peluche. Une odeur de friperie émanait de toutes les expositions d’art contemporain. Et je disposais de ce matériau magnifique qui sentait juste l’odeur du Japon”, raconte Charles Ray, dont les œuvres en cyprès sont réalisées par un maître sculpteur japonais. Au sujet de cette sculpture, le génialissime critique d’art du New Yorker, Peter Schjeldahl, est bien le seul à oser formuler des réserves : “Ray dit qu’il a renouvelé la figure du séraphin, qu’il représente doté d’une beauté sensuelle et habillé d’un jean à revers et de tongs, en réponse aux attentats terroristes en France, parmi lesquels le massacre des journalistes de Charlie Hebdo, en 2015. Bien que l’œuvre qui en résulte soit très belle, elle me semble excessivement bien- pensante, imprégnée d’un sentimentalisme façon We Are the World [la célèbre chanson de Michael Jackson]. Pour qui se prend Ray, ou qui que ce soit d’ailleurs, pour se sentir une mission de guérison universelle dans des moments aussi torturés que ceux que nous vivons actuellement ?” écrit-il.

Charles Ray, “Concrete Dwarf” (2021) et “Doubting Thomas” (2021) © Courtesy Matthew Marks Gallery. Vue de l’exposition Charles Ray à la Bourse de Commerce – Pinault Collection, Paris, 2022. Photo : Aurélien Mole

En effet, Ray semble étrangement épargné par les commentaires qui émaillent la vie artistique. Prendre une centaine de photographies d’une sans-abri à son insu pendant qu’elle dort pour réaliser une sculpture de ladite sans-abri (Sleeping Woman, 2012), mise en vente entre 4 à 6 millions de dollars, normalement, ça ne pardonne pas : vous êtes immédiatement décapité par les milices ordinaires de la bien-pensance. Mais Charles Ray, non. Enfin, parfois, si… Son extraordinaire Boy with Frog (2009) installé à la pointe de la Douane à Venise, le trop grand enfant blanc brandissant sa grenouille face à la lagune, subit tant d’attaques qu’il dut être enlevé et remplacé par un lampadaire. Et sa pourtant bien inoffensive et spectaculaire Huck and Jim (2014), pourtant commandée pour un espace public devant le Whitney, fut jugée “inappropriée pour l’espace public” par le musée même. Comme cette dernière, la seconde œuvre inédite (Sarah Williams, 2021) de l’exposition du Met est inspirée par Les Aventures de Huckleberry Finn (1884), le roman de Mark Twain qui, sous de fausses allures de récit pour enfants, raconte la fuite d’un jeune garçon qui veut s’échapper de la civilisation en compagnie d’un esclave noir qui est son ami, et se retrouve confronté aux préjugés racistes qui lui ont été inculqués. Mais peut-on encore aborder ces sujets aux États- Unis autrement que de manière explicite ?

 

Le cavalier blanc exposé au palais de Cristal il y a trois ans a, lui aussi, été remplacé par une version en acier inoxydable. Il trône fièrement devant la Bourse de commerce, à Paris, où se tient jusqu’en juin “l’autre” rétrospective de Charles Ray : quarante œuvres, réparties entre la Bourse de commerce et le Centre Georges- Pompidou, l’ensemble constituant probablement la plus importante réunion de ses œuvres à ce jour. Une exposition-fleuve qui a aussi le mérite de revenir sur les travaux de Ray antérieurs aux années 90 : ses tables sur lesquelles sont disposés des objets dotés d’un mouvement rotatif, les traces de ses performances… forment une porte d’entrée dans l’aspect actuel de cette œuvre sans équivalent.

Charles Ray, “Unbaled Truck“ (2021) et “Return to the One” (2020). Courtesy Matthew Marks Gallery. Vue de l’exposition Charles Ray à la Bourse de Commerce – Pinault Collection, Paris, 2022. Photo Aurélien Mole

“La” nouvelle œuvre de l’artiste a été judicieusement placée au Centre Pompidou : qualité musée, immédiatement. Elle a été réalisée, de manière particulièrement non conventionnelle, en papier blanc, et représente une femme nue allongée. Portrait of the Artist’s Mother (2021) est assurément une forme inédite : en sus de la qualité singulière que lui confère le papier blanc devenu volume, un motif floral coloré est peint à la gouache sur sa surface. La couleur, imbibant le papier, semble entrer dans ses profondeurs. Le motif, plaqué sur la forme, en complique la lecture, comme deux récits qui seraient superposés et entreraient en conflit pour devenir cette sculpture… prouvant bien qu’on peut encore inventer des formes dans une discipline qu’on décrit souvent comme ne permettant plus aucune invention.

 

Elle semble également bien légère, cette œuvre de papier, qui s’oppose aux sculptures en acier de plusieurs tonnes. Ray s’en amuse et conclut ainsi le texte qu’il a rédigé pour l’impeccable catalogue qui accompagne la rétrospective parisienne : “Merci d’avoir visité mon exposition à la Bourse de commerce et au Centre Pompidou. Le poids total des deux expositions s’élève à vingt-six tonnes. Trop lourd pour échapper à l’attraction terrestre. Mais ce que je partage avec vous et avec les sculptures, c’est une réalité physique qui intègre un processus mental.

 

 

Charles Ray, exposition jusqu’au 6 juin à la Bourse de commerce et jusqu’au 20 juin au Centre Pompidou, Paris.

Charles Ray, “Horse and Rider” (2014). © Charles Ray. Pinault Collection. Parvis de la Bourse de Commerce – Pinault Collection, Paris, 2021. Courtesy Pinault Collection. Photo Aurélien Mole