Que nous réserve “Strip-tease”, l’autobiographie d’Orlan, pionnière de l’art chirurgical ?
Première artiste à avoir fait entrer la chirurgie esthétique dans le champ d’une œuvre, Orlan a marqué l’histoire du XXe siècle. À travers son autobiographie, Strip-tease, tout sur ma vie, tout sur mon art, l’artiste nous emmène dans les coulisses de sa phénoménale métamorphose et des folles polémiques que son œuvre a suscitées.
Par Alexandre Parodi.
Si, avant Orlan, les performances d’art corporel étaient déjà présentes dans le paysage artistique, aucun artiste n’avait jamais utilisé la chirurgie esthétique dans le cadre d’une œuvre. C’est cette barrière qu’elle-même franchit, engageant entre 1990 et 1993, une série de travaux sur son propre corps, dans le but de déconstruire les clichés associés à la beauté féminine. Pour mieux dénoncer l’idéalisation du corps féminin à travers sa représentation, l’artiste s’empare des stéréotypes de la beauté féminine. À travers ses opérations de chirurgie plastique, elle s’empare littéralement de ces clichés. Sur son visage, Orlan rejoue ainsi de grands moments de l’histoire de l’art : son menton est retouché à l’image de celui de la Vénus de Botticelli (La Naissance de Vénus, 1485). Sa bouche, quant à elle, doit évoquer celle de l’Europe de François Boucher (L’Enlèvement d’Europe, 1747). Sur son front sont aussi visibles deux étranges excroissances symétriques. Non, ce ne sont pas des départs de cornes, mais des implants. S’ils servent en principe à rehausser les pommettes, l’artiste décide de détourner leur usage pour se les faire greffer au niveau de ses tempes. Celle qui souhaite que son nom – ORLAN – s’écrive toujours en majuscules milite, à coups de bistouri, pour une autre vision de la femme. C’est en réaction au dictat de la beauté féminine qu’Orlan change de visage. Plus largement, elle confronte le corps humain à une liberté de modification, ouvrant la voie vers le transhumanisme. Aujourd’hui, Orlan intègre d’ailleurs à sa pratique des technologies de pointe. Elle a ainsi créé ORLAN-oïde (2018), son alter-ego robotique, doté d’un corps de machine et d’un visage en cire reproduisant ses traits. Grâce à son intelligence artificielle, l’humanoïde peut parler aux spectateurs et interagir avec eux. La publication de son autobiographie est l’occasion de revenir sur un événement marquant de sa carrière, le jour où, dit-elle, “je suis redevenue artiste et je suis devenue moi.”
Le jour où Orlan devient Orlan : Le Baiser de l’artiste (1977)
Performance présentée clandestinement à la Fiac de 1977, LeBaiser de l’artiste valut à Orlan une pluie d’injures, des menaces de mort, et même le renvoi de l’établissement où elle était professeure d’histoire de l’art. Ce jour-là, Orlan débarque de Lyon, son installation harnachée sur le toit de sa 4L d’occasion, avec la ferme intention de s’incruster dans cet événement central dans le monde de l’art contemporain. Elle fera, finalement, bien plus que cela : toute la foire aura les yeux braqués sur elle. Il est 7 heures du matin quand la jeune artiste essaye d’entrer dans le hall du Grand-Palais. Sans laissez-passer, ni carte VIP, l’entrée lui est refusée. Elle décide alors de placer son dispositif devant les colonnes du bâtiment : “C’est finalement la meilleure place puisque tout le monde me verra en entrant et en sortant” se dit-elle. Mais des amis d’Orlan vont en décider autrement. Le directeur de la revue artistique Opus, Giovanni Joppolo, et le performeur et théoricien de l’art Michel Giroud – qui, eux, sont invités officiellement, passent devant l’œuvre d’Orlan Laissée-pour-compte, et avec quatre autres comparses s’en emparent pour la transporter en plein milieu de la foire. La performance peut commencer : Orlan s’assoit derrière un panneau représentant un buste de femme nue sur lequel est inscrit en capitales noires “ INTRODUIRE 5F LE BAISER DE L’ARTISTE”. Sur le même socle apparaît un autre panneau figurant la jeune femme déguisée en madone. Le spectateur a le choix : soit recevoir un cierge soit un langoureux French kiss. Pour limiter la polémique, les responsables de la FIAC prétendent qu’il s’agit d’une performance officielle, ce qui ne désamorcera pas la polémique suscitée par la performance.
Dès le lendemain, une escorte se présente à la porte de l’artiste : “Mais vous n’êtes pas prête ? M. Bouvard [présentateur de télévision vedette de l’époque] vous attend, votre billet d’avion est à l’aéroport !” L’émission Le Dessus du panier sur Antenne 2 insistera surtout sur l’esprit volage de la performance, préférant demander à Orlan d’embrasser un des invités présents sur le plateau plutôt que de l’interroger sur le symbolisme de la femme madone et putain représentée dans le Le Baiser de l’artiste. Dans la presse, les articles abondent. De Libération au Monde, tout le monde en parle. Pourtant, en dehors du champ médiatique, le ciel commence à s’assombrir au-dessus de la tête d’Orlan. Par un simple télégramme, le lycée lyonnais où elle enseigne lui annonce son renvoi. Malgré une pétition de ses élèves, l’institution scolaire ne reviendra jamais sur sa décision. Puis viennent d’autres déconvenues, de la part de ses voisins cette fois-ci : “Certains d’entre eux sont venus en pleine nuit frapper à ma porte pour me réveiller, d’autres ont écrit ‘sale pute’ sur ma porte, et j’ai aussi reçu du sperme par la poste, en plus d’autres cochonneries de toutes sortes, dont des insultes.” Désormais sans revenus pour payer le loyer de l’atelier où elle vit et travaille, elle reçoit la visite des huissiers. S’ensuivent des années de disette, qui mènent Orlan d’une résidence d’artiste à une autre, jusqu’à ce qu’elle retrouve un poste de professeur à l’École nationale supérieure d’art et de design de Dijon. Depuis, ironie de l’histoire, la FIAC a emprunté Le Baiser de l’artiste pour l’exposer à l’occasion des 30 ans de la foire.
L’autobiographie d’Orlan, “Strip-tease, tout sur ma vie, tout sur mon art” aux éditions Gallimard est disponible depuis le 3 juin 2021.