Pourquoi une toile de Magritte a-t-elle atteint 39 millions aux enchères ?
Ce jeudi 7 mars, la maison Christie’s à Londres organisait son importante vente aux enchères dédiée à l’art des 20e et 21e siècles. Parmi les lots, une toile de René Magritte a été adjugé 39 millions d’euros, grand record de la soirée. Décryptage de ce tableau ainsi que deux autres chefs-d’œuvre de la vente signés Francis Bacon et David Hockney, commentés par les spécialistes de la maison.
Par Camille Bois-Martin.
René Magritte, “L’Ami intime” (1958) : 39 millions d’euros, record de cette vente
Debout dans un édifice en pierre, un homme en costume noir coiffé d’un chapeau melon tourne le dos au spectateur et contemple, à travers l’encadrure, le paysage nuageux et les montagne qui s’étendent à l’horizon. Absorbé dans cette contemplation, ce personnage anonyme ne semble pas remarquer la baguette de pain et le verre de vin qui flottent derrière lui, contre sa veste, dessinant aux yeux du spectateur une double mise en abyme : une nature morte dans un portrait, dans un paysage. “Dans ce tableau, René Magritte subvertit volontairement ces trois genres picturaux”, estime Olivier Camu, vice-président du département impressionnisme et art moderne chez Christie’s.
Réalisée en 1958, cette œuvre s’inscrit dans une période déterminante pour Magritte (1898-1967), où l’artiste conçoit certains de ses chefs-d’œuvres les plus connus – de Golconde (1953) à Fils de l’homme (1964) –, et développe notamment cette figure totémique de l’homme au chapeau melon. “Cette toile achève de faire de cette silhouette un motif clé dans son travail, considère en effet le spécialiste. C’est aussi une période à laquelle Magritte opte pour des couleurs plus vives et des finis brillants, qui caractérisent aujourd’hui ses œuvres.”
Acquis par l’homme d’affaires américain Gilbert Kaplan en 1980 et exposé pour la dernière fois au public à Bruxelles en 1998, ce tableau du peintre surréaliste n’avait depuis jamais refait surface dans le marché de l’art, ni même au sein d’un musée. Sa réapparition aux enchères relève donc d’un évènement, doublé du fait que les œuvres surréalistes – d’autant plus celles de l’artiste belge – sont de plus en plus recherchées par les collectionneurs : en 2022, sa mystérieuse toile L’Empire des lumières (1961) était vendu 71,5 millions d’euros. Quant à L’Ami intime, il atteignait les 39 millions d’euros hier soir, s’imposant comme l’œuvre record de cette nouvelle vente Christie’s.
Francis Bacon, “Paysage près de Malabata, Tanger” (1963) : 23 millions d’euros
En mai 1962, Francis Bacon (1909-1992) s’apprête à inaugurer sa toute première retrospective à la Tate Gallery de Londres. Il envoie alors un télégramme à Tanger, où réside son grand amour Peter Lacy, un ancien pilote de chasse avec lequel il entretient une relation toxique et passionnelle depuis près d’une décennie. Mais, comme réponse, il reçoit l’annonce de son décès tragique. Bouleversé par cette disparition, le peintre britannique s’attèle à la réalisation d’une de ses toiles les plus sombres et déchirantes : Paysage près de Malabata, Tanger (1963), dépeignant le paysage marocain où repose son ancien partenaire. Dans des teintes ternes, la peinture semble animée par une force centrifuge obscure, dessinée de quelques coups de pinceaux énergiques, desquels s’extirpent d’étranges créatures…
“Avec ce tableau, Bacon rend hommage à leur relation dans une représentation unique de deuil, de désir et de nostalgie, considère Katherine Arnold, directrice du département art d’après-guerre et contemporain chez Christie’s Europe. Ce paysage est vraiment rempli de toute l’intensité émotionnelle qui a rendu le travail de Bacon célèbre.” Représentative de sa patte et d’un morceau de sa vie intime, l’œuvre se retrouve en effet présentée au sein de la plupart des rétrospectives consacrée à l’artiste depuis la fin du 20e siècle, exposée entre les murs de plus de 32 musées de 27 pays. Un tableau aussi rare qu’important donc dans la carrière de Francis Bacon, qui marquait déjà en 1985 le record mondial d’enchères pour l’artiste, et dépassait hier soir son estimation chez Christie’s en atteignant les 23 millions d’euros.
David Hockney, “California” (1965) : 21 millions d’euros
“California est une des premières représentations de piscine de David Hockney, et la première d’ailleurs à inclure des figures, précise Katherine Arnold à propose de ce tableau peint par l’artiste britannique en 1965. Dans une eau bleue striée d’ondulations, deux personnages masculins nus profitent d’un après-midi sous le soleil de Los Angeles. “Le motif de la piscine l’obsède dès son arrivée en Californie au début de l’année 1964, ajoute la directrice de Christie’s. Pour un jeune homme qui a grandi dans le nord de l’Angleterre, ce nouveau paysage américain occupait en effet une place importante dans son imagination : un lieu de soleil, de promesses et de possibilités”
Conservé dans une collection privée européenne depuis plus de quarante ans, California occupe ainsi une place centrale dans le travail de David Hockney, témoignage coloré et homoérotique de ses premiers tableaux californiens qui ont par la suite contribué à sa renommée, tel que l’incontournable A Pool With Two Figures (1972), adjugé non moins de 90 millions d’euros en 2018. À tel point qu’en 1988, alors que le peintre organise sa rétrospective au Los Angeles County Museum of Art, et face au refus de ses nouveaux propriétaires de prêter le tableau le temps de l’exposition, l’artiste décide d’en réaliser sa propre copie… Finalement réapparu dans le marché de l’art hier chez Christie’s, le tableau California s’inscrit parmi les lots les plus prisés de ces enchères, adjugé 21 millions d’euros, soit cinq millions de plus que ses estimations.