Art

17 nov 2024

Prix AICA de la critique d’art : découvrez le texte de la lauréate 2024, Clémentine Mercier

Lauréate de la 12e édition du prix organisé par l’Association internationale des critiques d’art (AICA France), la journaliste Clémentine Mercier souligne dans son texte “Accueille le champignon. Nouvelles mythologies de mycologie” la dimension politique du champignon, cette nouvelle “star de l’anthropocène” qui fascine les artistes autant pour ses “superpouvoirs” que pour sa dimension “subversive”.

Portrait de Clémentine Mercier, lauréate du 12e Prix AICA France de la critique d’art.

Clémentine Mercier, lauréate du 12e Prix AICA France de la critique d’art

Jeudi 10 octobre 2024, devant le public de l’amphithéâtre de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), dix critiques d’art se sont prêtés au jeu du Pecha Kucha, performance consistant à commenter vingt diapositives durant 6 min 40 s. Le jury, composé d’Eva Nguyen Binh (présidente de l’Institut Français), de Thomas Golsenne (rédacteur en chef de la revue Perspective : actualité en histoire de l’art), de Pierre Mabille (artiste et poète), de Laurence Maynier (directrice de la Fondation des Artistes) et de Thibaut Wychowanok (rédacteur en chef de Numéro art), a récompensé la performance de Clémentine Mercier, journaliste à Libération et enseignante en médiation culturelle à la Sorbonne Paris-3.

Partenaire du prix, Numéro art publie ici l’intégralité du texte de la lauréate du 12e Prix AICA France de la critique d’art, qui nous invite à ouvrir les yeux sur les récits politiques que la mycologie, cette science qui étudie les champignons, inspire aux artistes-cueilleurs.

Carsten Höller, Giant Triple Mushroom (2024). © Carsten Höller. Photo: Minko Minev. Courtesy the artist and Gagosian.

Accueille le champignon. Nouvelles mythologies de mycologie”, un texte de Clémentine Mercier

Vous voulez sauver la planète ? En voilà une idée : les champignons ! Le botaniste Merlin Sheldrake voit en eux des magiciens. Le mycologue Paul Stamets ne propose rien moins que « 6 façons de sauver le monde grâce aux champignons ». Les artistes n’ont pas attendu ces gourous. Dès les années 1960, le musicien John Cage crée la société mycologique de New York. Plus récemment, le plasticien Carsten Höller marque les esprits avec ses iconiques sculptures d’amanites tue-mouche aux vertus hallucinatoires. Michel Blazy et ses moisissures aussi.

Un peu moins portée sur la « schnouf » et l’aspect phallique du champignon, une nouvelle génération d’artistes s’y intéresse : respectueuse de la nature, elle a souvent grandi à la campagne et passe même des diplômes de mycologie, comme Graziella Antonini, qui capte dans des images virtuoses l’éjection des spores, mécanisme de reproduction des champignons. Comme une éponge, le champignon aspire les tensions de l’époque. C’est la nouvelle muse des artistes pour trois raisons : c’est un survivant, un super-héros avec des superpouvoirs et, enfin, un organisme subversif. Oui, il est queer !

“Comme une éponge, le champignon aspire les tensions de l’époque.”

Clémentine Mercier

Tout d’abord le champignon résistant, le champignon guide de survie en milieu hostile. Fragiles, les fungis absorbent la radioactivité, comme le montre Takashi Homma dans son travail post Fukushima. Mais ils sont aussi les premiers organismes à avoir repoussé après Tchernobyl. Voilà pourquoi l’artiste chercheuse Elvia Teotski, diplômée d’agronomie, présente des blocs de mycélium usagés tels quels – le mycélium c’est la partie souterraine, les champignons sont les fruits du mycélium. Sur ces blocs sans âme, comme par miracle, des champignons repoussent et les cubes peuvent être donnés aux sangliers pour qu’ils les enfouissent à nouveau au pied des arbres.

Anouck Durand-Gasselin.

“Le champignon est un survivant, un super-héros avec des superpouvoirs et, enfin, un organisme subversif.”

Clémentine Mercier

Nouvelles stars de l’anthropocène, les champignons sont une matière vivante dans la palette des artistes. Anouck Durand-Gasselin utilise, elle, les sporées, les particules reproductives du champignon, une poudre blanche ou de couleur. C’est lors d’une balade en forêt que l’Ardéchoise découvre leur potentiel créateur. Elle les place sur du papier photo argentique, du verre, de l’aluminium, et transforme ces corpuscules en pixels écologiques.

Le livre Le champignon de la fin du monde de l’anthropologue Anna Tsing – livre qui fait du matsutake la métaphore d’un monde abîmé par le capitalisme où les humains s’entraident sur des ruines – a conforté les intuitions de l’artiste. Généreuse, Anouck Durand-Gasselin fait pousser des pleurotes sur des ballots de papier recyclés et elle offre sa production au public. Elle concocte aussi des bouillons pour transmettre son savoir mycophile. Autour de sa “marmite de sorcière et de grand-mère”, ce sont ses mots, l’artiste partage des récits, des recettes, et organise des rituels de dégustation.

C’est, deuxièmement, pour leurs superpouvoirs que les artistes collaborent avec les champignons. Les champignons régénèrent, filtrent, nettoient, s’enflamment, recyclent, communiquent… Chloé Jeanne utilise du mycélium qu’elle répand sur des morceaux de moquette pour en faire des sculptures et des petits tableaux abstraits. Le mycélium digère les couleurs industrielles des tapis. L’artiste crée même des parfums au champignon, l’un qui pue, l’autre plus familier. 

Alice Pallot.

Elevé dans les Alpes, Jonas Moënne s’intéresse à l’amadou, un gros champignon spongieux qui sert d’allume-feu depuis la Préhistoire mais aussi de crème apaisante. Le plasticien a créé un grand mur en céramique moulé sur de l’écorce avec des petits amadous. Cette terre cuite est un hommage au feu, l’énergie des céramistes, et aux vertus curatives du champignon, puisqu’il a donné le verbe « amadouer » dans le langage courant. Alice Pallot utilise, quant à elle, les propriétés du coprin noir, un champignon récolté à Bruxelles qui fabrique un jus noir semblable à de l’encre de Chine. L’encre noire du champignon s’infiltre par capillarité dans ses photos psychédéliques de champignonnière et souligne le caractère chimique de la photographie. 

“La vie sur terre n’aurait pu apparaître sans le réseau d’échange des champignons avec l’environnement : les artistes rendent justice à ce système de transaction.”

Clémentine Mercier.

Avec le collectif De Anima, Alice Pallot a aussi créé une installation, qui immerge dans la vie des pleurotes, et un film de fiction, où un savant fou donne naissance à un être hybride mi-champignon mi-humain, une sorte de Frankenstein féminin rose végétal et ultrasensible. La photographe Vivian Sassen mêle, quant à elle, ses photos de champignons et de corps féminins dans des collages, suggérant une proximité naturelle. La vie sur terre n’aurait pu apparaître sans le réseau d’échange des champignons avec l’environnement : les artistes rendent justice à ce système de transaction. Cette communication inter espèce est aussi étudiée par le duo Eloise Bonneviot et Anne de Boer, ex-The Mycological Twist – c’était leur nom ! Les deux artistes ont imaginé un jeu de rôle où le public se met dans la peau d’un champignon pour apprendre à penser autrement.

Enfin, le pouvoir subversif. Le champignon est un étranger indocile et inspirant. Synonyme de maladie, de poison et de mort, il fait peur (fungi vient de funérailles). Membre de la société mycologique de New York, Phyllis Ma a photographié le Tolypocladium, un parasite qui s’infiltre dans les cigales pour se nourrir de leurs entrailles. Dans ses photos pop d’amanites, de pleurotes, de cordyceps, de bolets, Phyllis Ma suggère des récits complexes, de vie et de mort. Installée désormais en Suisse, pays à la pointe de la recherche pharmaceutique, elle s’intéresse aux champignons hallucinogènes et à leur rôle dans le traitement de la dépression et le stress post-traumatique. 

Phyllis Ma.

Pour la curatrice Patricia Ononiwu Kaishian, la mycologie est queer car “elle est perturbatrice, collective, transformatrice et révolutionnaire”. Dans son installation Somatic Communism, Eve-Gabriel Chabanon récupère dans un aquarium les vieilles nippes de ses amis bruxellois pour y faire pousser des champignons, une façon de dire que chaque corps est multiple et qu’il se transforme, façonné par celui des autres. Le péruvien Pepe Atocha part sur d’autres pistes. Près de Tarapote, au Pérou, dans les montagnes de la forêt amazonienne, il recense les champignons inconnus de sa région. Il a déménagé dans la jungle pour capter leur aura et lors de ballades, il leur compose des bouquets qu’il photographie. Magnifiques, ses photogrammes réalisés à la lumière de la lune, du soleil et de la flamme d’un briquet sont habités par les esprits de la forêt. Pepe Atocha ouvre la porte d’un nouveau royaume cognitif et esthétique. 

Sur une planète menacée par la guerre et la ruine, le champignon n’est pas qu’un émoji ultra-mignon, il est politique, désespéré et plein de promesses. Les lampes de Mika Rottenberg sont des lumières dans les ténèbres.  Paradoxalement, la mycologie, un savoir de patience transmis de génération en génération se perd, elle attire moins les chercheurs en pharmacologie : les artistes, nouveaux chercheurs cueilleurs, se forment et endossent les récits. Ouvrez les yeux, les champignons poussent partout dans les expositions. Et ce n’est pas seulement parce que c’est l’automne.

Mika Rottenberg.

L’intégralité des performances des dix candidats de la 12e édition du Prix AICA France de la critique d’art sont à visionner sur le site aicafrance.org

Liste des candidats au 12e Prix AICA France de la critique d’art :
Sandra Barré
Guillaume Benoit
Rozenn Canevet
Antoinette Jattiot
Samy Lagrange
Victoria Le Boloc’h-Salama
Colin Lemoine
Clémentine Mercier
Christian Noorbergen
Hélène Soumaré