11 fév 2020

Pourquoi la femme enceinte a-t-elle été exclue de l’art ?

Le Foundling Museum, ancien hôpital de charité réservé aux enfants à Londres, s’est lancé dans une entreprise inédite : retracer cinq siècles de représentation de la grossesse dans l’art à travers une exposition se clôturant le 26 avril. Un sujet aigu qui met en lumière l’évolution des mentalités, du peintre de la Renaissance Hans Holbein à Beyoncé. 

Neuf mois d’attente. Neuf mois de désir, de bonheur, d’incertitude, mais peut-être aussi neuf mois de peur, d’immobilité, de mélancolie, de honte, de malaise. Les chevilles enflent, le ventre s’arrondit, les seins gonflent : le corps change. Nous venons tous de ce même processus, et pourtant, les tableaux figurant des femmes enceintes se font rares. L’exposition Portraying Pregnancy: From Holbein to Social Media, présentée du 24 janvier au 26 avril au Foundling Museum de Londres, change la donne.

Hans Holbein II, Cecily Heron, daughter of Sir Thomas More, c.1527 Royal Collection Trust / © Her Majesty Queen Elizabeth II

Cinq cents ans de représentation de la grossesse dans l’art britannique : tel est le défi que s’est lancé la commissaire Karen Hearn, fruit d’une réflexion de vingt ans. Malgré un important travail de recherche, l’historienne de l’art a été rapidement contrainte d’abandonner sa volonté d’organiser l’exposition dans un ordre chronologique : en Grande-Bretagne, les peintures de femmes enceintes, déjà rares au XVIe siècle – malgré un portrait sensible de Cecily Heron, fille de Thomas More par le peintre Hans Holbein – disparaissent progressivement pour ressurgir au début du XXe. Cette invisibilisation révèle les valeurs changeantes de plusieurs époques qui tentent de masquer le corps fécond comme un symbole de sexualité. Car si l’anatomie de la femme a longtemps animé les artistes, cette fascination semble prendre brutalement fin dès qu'elle est enceinte – un début d’explication qui permettrait de comprendre ce manque de représentation dans l’art classique.

 

Un autre élément que l’œil moderne du spectateur ne capte pas forcément est l’atmosphère latente de mort que suggèrait la grossesse, alors que de nombreuses femmes ne survivaient pas à l’accouchement. Chaque portrait d’une femme portant un enfant pouvait devenir quelques mois plus tard un tableau funeste. En 1622, Elizabeth Joscelin en produit un témoignage saisissant avec The Mother’s Legacy to Her Unborn Child, une longue lettre adressée à l’enfant qu’elle porte. La future mère y adresse amour et conseils, une précaution prise au cas où elle mourrait en couches.

Beyonce par Awol Erizku. Credit: Awol Erizku

À la fin du XXe siècle intervient la vraie rupture : le portrait de Demi Moore en 1997 pour la couverture du magazine Vanity Fair. Enceinte de sept mois, l’actrice pose nue pour Annie Leibovitz. Profondément choqués, de nombreux commerçants refusent alors de vendre le magazine. Quelques années plus tard, la photo de Beyoncé, agenouillée dans une position mariale devant une couronne de fleurs, enceinte de jumeaux est la photo la plus aimée sur Instagram de l’année 2017.

 

L'exposition retrace donc cette libération longue mais progressive du corps de la femme, qui doit beaucoup à l’affirmation récente des artistes féminines à l’instar de Chantal Joffe, Jenny Saville ou Ghislaine Howard. Trois peintres contemporaines qui, malgré leur sensibilité profondément différente, ont toutes cherché à représenter leurs grossesses à travers des autoportraits libérateurs ou mélancoliques, témoignant de cette expérience profondément marquante qui les prépara à la maternité. 

 

Portraying Pregnancy: From Holbein to Social Media, jusqu'au 26 avril au Foundling Museum, Londres.

Chantal Joffe, Self-Portrait Pregnant II, 2004 © Chantal Joffe Courtesy the artist and Victoria Miro, London/ Venice