7 mai 2021

Pourquoi faut-il (re)découvrir l’œuvre de Tania Mouraud, artiste inclassable et poète de l’image ?

Révélée dans les années 60 par sa peinture, l’artiste Tania Mouraud a déroulé au fil des décennies une pratique inclassable s’étendant de la performance et la photographie aux fresques murales et vidéos. Un travail prolifique sur le langage, la perception et l’abstraction du réel, que la galerie Ceysson & Bénétière parcourt jusqu’au 22 mai au Luxembourg à travers quarante-deux œuvres marquantes.

A quelques kilomètres du centre ville de Luxembourg, la galerie Ceysson & Bénétière nous convie dans un monde en noir sur blanc. Dans son vaste espace de plain-pied, les murs lumineux se voient habillés de volumes abstraits, de formes cryptiques et de lignes obliques, tous réunis par leur couleur ténébreuse. Dans l’immense fresque peinte sur l’un des murs, rempli du sol au plafond par ses lignes noires verticales, on croit reconnaître des lettres sans pour autant être capable d’en identifier une seule. Il faudra s’aider du titre de l’œuvre pour distinguer ses mots compacts et serrés, et voir s’afficher la phrase : “Dans le silence viennent éclore les mots”. À qui parvient à le saisir, Tania Mouraud résume ici l’essence de son œuvre. Au début des années 60, l’artiste française se révèle en tant que peintre, avant de brûler ses toiles dès 1968 lors d’un autodafé public dans la cour de l’hôpital de Villejuif – manière explosive de faire table rase du passé pour entamer un nouveau chapitre de sa carrière. Suite à cela, la plasticienne renouvellera sans cesse sa pratique au rythme de cycles de productions, passant de la sculpture à la performance, la photographie puis la vidéo ou même la lithographie. Si les formes de ses œuvres divergent, celles-ci requièrent souvent un déchiffrage et se dévoilent rarement par elles-mêmes, témoins d’un travail affûté de l’artiste sur la perception. Explorant à travers ses œuvres les modes d’intégration de l’être humain dans le monde et sa compréhension de celui-ci, la désormais septuagénaire oscille entre abstraction et figuration pour composer une poésie plastique et visuelle qui obéit à ses propres règles. Cinq ans après une grande rétrospective de l’artiste au Centre Pompidou-Metz, c’est au sein de la récente antenne luxembourgeoise que la galerie stéphanoise présente jusqu’au 22 mai sa première exposition en ses lieux, marquant à travers une quarantaine d’œuvres plusieurs temps forts de son illustre carrière.

Tania-Mouraud, “Mots Mêlés – Einstein- Counting crows – Serial number E285” (2019) ©A.Mole. Courtesy C&B

Un nouveau langage obéissant à ses propres règles 

 

 

En 1977 et 1978, Tania Mouraud réalise sa première performance urbaine dans l’est parisien, affichant le mot “NI” en lettres capitales sur 54 panneaux publicitaires répartis dans ses arrondissements. En substituant ainsi ce terme aux annonces consuméristes, l’artiste fait du langage un support de protestation qui deviendra l’emblème de son expression artistique. Par la suite, la Parisienne d’origine retourne dans tous les sens les lettres de l’alphabet latin afin de créer sa propre langue, comme dans ses peintures noires en toile épaisse datées des années 90 : chez Ceysson & Bénétière, on y discerne d’abord des formes géométriques abstraites en relief – ovale, demi-cercle, rectangle vertical –, avant de comprendre que celles-ci remplissent les vides des mots “IDEA” ou “BAIT”, privés de leurs lettres. En incitant a relire le monde en négatif, Tania Mouraud, féministe revendiquée, invite implicitement à sortir des carcans patriarcaux qui ont façonné la langue française et son écriture, Poursuivant sa quête de l’abstraction verbale, l’artiste s’approprie également des motifs plus ludiques comme des grilles de mots mêlés, qu’elle génère informatiquement à l’aide d’un algorithme aléatoire. En résultent des compositions graphiques peintes sur carrosserie où se croisent des lignes orthogonales et obliques dans une danse visuelle scintillante. Inscrits au verso de ces œuvres, les mots mêlés choisis par l’artiste sont délibérément dérobés à la vue du spectateur, confiant à leurs propriétaires le secret précieux de leur création. Mais c’est sans doute dans ses peintures murales, dites Wallpaintings, que l’exploration des mots trouve chez Tania Mouraud son apogée : s’adaptant chaque fois à l’espace où elle présente son travail, l’artiste condense des phrases in situ sur d’immenses parois, souvent éphémères. A Luxembourg, la fresque mesurant 13 mètres de long et plus de 4 mètres de haut disparaîtra ainsi du mur de la galerie après le 22 mai, date de clôture de son exposition.

 

 

Une abstraction photographique du réel

 


Si Tania Mouraud se définit aujourd’hui comme peintre, il serait bien réducteur de la cantonner à ce médium. Durant les années 80, l’artiste se lance notamment dans une pratique intense de la photographie en immortalisant par exemple les paysages du Berry, province française, où elle séjourne régulièrement avant de s’y installer. De ses arbres effeuillés capturés en noir et blanc émerge une véritable force romantique, à laquelle ses clichés des années 2010 font écho. Entre ses paysages de ruines rocailleuses et leurs ciels chargés, ses champs dorés s’étendant à perte de vue dans la brume automnale, ou encore ses panoramas vus du ciel de mines détruites par l’action de l’être humain, la Française s’y met en quête des stigmates naturels de la décrépitude dans des images confinant à l’abstraction. Sur l’une de ses Balafres, réalisées sans filtre dans le sud et l’est de l’Allemagne en 2015, on oublierait presque la machine sombre et menaçante présente sur la gauche pour voir apparaître une palette de couleurs chamarrée, oscillant entre les gris, beiges et ocres d’une terre chamboulée. Cette “abstractisation” photographique culmine dans l’une de ses plus récentes séries, réalisée en 2019, pour laquelle Tania Mouraud s’est rendue en Russie occidentale dans la région de Nijni Novgorod. Devant ses immenses paysages enneigés où la lumière claire de l’hiver fait presque tout disparaître, l’artiste s’est appliquée à saisir ce qui reste : des bribes d’herbes hautes résistant au froid, des traces de pas dans la poudreuse ou barrières de sapins noirs au loin. Comme une évidence à la galerie Ceysson & Bénétière, la dimension graphique et picturale de sa photographie résonne d’autant plus que ses peintures ont ouvert le bal. Toutes ses œuvres se retrouvent dans un motif commun : la ligne droite, qui tantôt segmente le vide du blanc, tantôt dessine l’horizon du paysage.

Tania Mouraud, “Nostalgia 0425 – PH1188 – #1/3” (2019). Courtesy C&B

Des œuvres ultra-sensorielles

 

 

Afin d’expliquer le regain d’intérêt pour l’œuvre de Tania Mouraud observé ces dix dernières années, on pourrait sans doute invoquer le succès florissant du street-art, manifesté par son entrée fracassante dans les institutions autant que le marché de l’art à travers des artistes comme Banksy ou JR. Ce serait pourtant laisser de côté la grande part expérimentale et le rapport passionné à la matière d’une artiste aux œuvres dotées, malgré leur apparente bidimensionnalité, d’une force ultra-sensorielle, jouant sans cesse avec la texture, la lumière et le relief. Ainsi, l’acrylique noire de ses peintures en négatif laisse sur la toile les traces de son application afin de jouer avec l’éclairage – un écho à l’outrenoir de Pierre Soulages ? –, tandis que pour ses Mots mêlés, l’artiste préfère peindre sur carrosserie pour son aspect lisse et sa brillance. Générés eux aussi par algorithme, des motifs similaires à ces derniers réapparaissent sur de grands tapis écrus en laine, tissés il y a deux ans à la fondation Montresso à Marrakech dans la pure tradition berbère, créant désormais dans la galerie Ceysson & Bénétière un contraste saisissant avec les peintures accrochées au mur. À la fin des années 90, Tania Mouraud s’attelle à la vidéo, cherchant toujours à retranscrire par l’image ses impressions sensibles du monde. L’une d’entre elles, Ad Infinitum, clôt l’exposition, point final sensible et organique d’une présentation toute en lignes et en contrastes. En immersion au plus près de baleines à bosse en Alaska, on y assiste au ballet d’une mère avec son baleineau : alors qu’à l’image se mélangent les clapotis de l’océan et les corps gris des cétacés, que le blanc de l’écume se confond à celui rejeté par leurs events, l’artiste prend dans ce film de 8 minutes le pouls du monde marin pour en extraire l’essence abstraite – mais bien vivante. Alors que le spectateur flotte lui-même dans cette symphonie audiovisuelle, le titre de l’exposition lui revient en tête : “Mezzo Forte”, soit la nuance musicale idéale pour que le message de l’artiste résonne avec sa plus saisissante clarté.

 

 

Tania Mouraud, “Mezzo Forte”, jusqu’au 22 mai à la galerie Ceysson & Bénétière, Luxembourg.

Tania Mouraud, “Saudade – 2650 – PH881” (2018). Courtesy C&B