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John Singer Sargent au musée d’Orsay : les secrets de 3 portraits fascinants
Adulé dans les pays anglophones, en particulier en Angleterre et aux États-Unis, John Singer Sargent reste largement méconnu du grand public en France. Pourtant, le peintre américain a marqué le Paris de la fin du 19e siècle au gré de portraits de la haute société, entre scandale et fascination. Alors que le musée d’Orsay lui dédie sa première exposition monographique en Hexagone jusqu’au 11 janvier 2026, Numéro revient, aux côtés de la commissaire Caroline Corbeau-Parsons, sur trois tableaux qui continuent de nous captiver, un siècle plus tard.
Par Camille Bois-Martin.

1. Le plus envoûtant : le blanc sur blanc de la Fumée d’ambre gris
De John Singer Sargent (1856-1925), on retient surtout les portraits de l’aristocratie européenne qui anime Paris à la fin du 19e siècle. Pourtant, le travail du peintre américain s’étend bien au-delà de la capitale française, où il a en effet connu ses plus grands succès.
Au musée d’Orsay, l’exposition dédiée à l’artiste fait ainsi la part belle à ses tableaux réalisés au gré de ses nombreux voyages. À Florence, en Italie, où il voit le jour puis se forme à la peinture et au dessin. À Londres, où il réside de la fin des années 1880 jusqu’à sa mort (en 1925). Puis à l’Alhambra, où il peint des danseuses de flamenco. En Grèce, où il se fascine pour l’architecture et l’horizon. Mais aussi en Afrique du Nord, où il représente les paysages ruraux et les vêtements cossus qu’il croise lors de ses pérégrinations. “Durant son enfance, il voyage avec ses parents, qui ne posent jamais vraiment bagage, nous explique Caroline Corbeau-Parsons, commissaire de son exposition monographique dans l’institution parisienne. C’est une constante dans sa vie.”
Un parcours itinérant, au cours duquel il déploie de nouvelles palettes de couleurs, de nouveaux sujets. À l’image de son tableau Fumée d’ambre gris, qu’il réalise en 1880 après un voyage au Maroc. Dépassant le mètre de hauteur, la toile s’impose à son spectateur, subjugué par cette mise en scène inhabituelle et presque mystique comparée à ses portraits plus frontaux. Ici, une femme tout de blanc vêtue soulève sa robe au-dessus de sa tête pour l’embaumer du parfum d’ambre gris en train de se consumer à ses pieds, dans un brûleur d’encens.
Sargent, une vie remplie de voyages
“Ce tableau est extraordinaire, poursuit la commissaire. Non seulement Sargent déploie une incroyable démonstration de sa virtuosité avec ce blanc sur blanc qui a séduit la critique de l’époque, mais il s’inscrit également dans la vogue orientaliste, très populaire alors. À ceci-près qu’il en produit une image plus poétique et moins exotique que ce que ses pairs réalisaient. Ce qui l’intéresse ici, c’est le tissu, ce contraste entre la couleur beurre frais des vêtements et les murs blanchis à la chaux qui l’entourent.” À la différence de peintres de la fin du 19e siècle comme Delacroix, dont la peinture orientaliste chargée et colorée véhicule de nombreux fantasmes européens, le tableau de Sargent tranche. Son esthétique dépouillée contrecarre les clichés – seul un mur blanc et des tapis au motif à peine déchiffrable forment le décor –, et déploie une forme d’austérité, une dimension presque christique ou spirituelle à travers ce blanc virginal…
Un tour de force technique, au sein duquel le blanc semble régner… Du moins c’est ce que l’on croit. En réalité, derrière la réalisation de cette peinture se trouvent toutes les couleurs sauf le blanc. “En observant ce tableau de plus près, on découvre seulement quelques touches de blanc optique, sur l’architecture et sur les bijoux”, pour retransmettre la brillance des détails argentés et les jeux d’ombre sur les colonnes. “Sargent gratte la peinture comme un orfèvre pour réaliser le collier et le brûleur d’encens.” Ainsi compose-t-il une symphonie en blanc, comme une œuvre d’art totale – le cadre, à l’origine, reprenait d’ailleurs les motifs des bijoux triangulaires du sujet.

2. Le plus saisissant : les enfants Pailleron par John Singer Sargent
Au sein de l’exposition du musée d’Orsay, la plupart des œuvres présentées ont été signées par John Singer Sargent alors qu’il n’avait pas ou à peine 30 ans. Autres faits d’armes : le peintre participe au Salon des artistes français dès sa première proposition en 1887, à l’âge de 31 ans. Et ce pendant que nombre de ses contemporains restent des années dans l’attente d’intégrer ce cercle fermé. Sargent y expose surtout des portraits – qui s’avèrent être sa principale source de revenus. S’il représente d’abord son entourage (son amie Miss Frances Sherborne Ridley Watts en 1877, son maître Carolus-Duran en 1879), il finit ainsi, grâce au succès du Salon, par recevoir des commandes de grands noms parisiens. Tel qu’Édouard Pailleron, poète et dramaturge alors en pleine ascension, pour lequel il peint, de fil en aiguille, toute la famille.
Mais l’artiste américain choisit de la représenter séparément, consacrant un large tableau en format paysage aux enfants Pailleron. De face, ces derniers nous fixent, assis sur un divan. Leur visage est froid et leur expression, glaçante. “À cette époque, Sargent est apprécié pour sa capacité à cerner la psychologie de ses personnages” nous explique ainsi la commissaire. “Mais, dans ce portrait, comme dans ceux d’autres d’enfants qu’il réalise, il semble aller peut-être un peu trop loin… Du moins, à l’encontre des conventions de l’époque, où un enfant doit être représenté de manière joyeuse, juvénile. Là, les Enfants Pailleron sont presque inquiétants. Marie-Louise nous fixe du regard et se tient éloignée de son frère… Il faut dire que ces derniers ne s’entendaient pas du tout.”
Un portrait à l’origine d’un roman d’horreur
La petite fille semble sur le point de se lever, le poignet tordu sur son siège comme si elle prenait appui. Une composante centrale des œuvres de Sargent, dont les personnages semblent toujours prêts à quitter la scène… « Ce détail me rappelle que Marie-Louise Pailleron racontait combien il était horrible de poser pour le peintre, prétendant qu’elle avait dû faire 83 séances de pose ! Ce qui est faux, mais qui témoigne du ressenti amer qu’elle garde de ce portrait”, poursuit Caroline Corbeau-Parsons.
D’ailleurs, les attitudes des enfants ne sont pas sans rappeler les visages énigmatiques et inquiétants des Filles d’Edward Darley Boit que l’artiste représente un an plus tard. Disposées dans un effet de perspective surprenant (en référence aux célèbres Ménines [1656-1657] de Vélazquez, que Sargent adorait), elles fixent également le public d’un air indéchiffrable, comme si elles lui cachaient un secret. “Sargent était très proche de l’écrivain Henry James. Ce dernier a, après avoir vu le tableau des enfants Pailleron, a écrit un roman fantastique intitulé Le Tour d’Écrou [1898], dans lequel les deux enfants tuent leur nourrice… Le portrait de l’artiste se retrouve presque systématiquement en illustration des éditions de poche de ce livre !”

3. Le plus scandaleux : le portrait de Madame X
Impossible de passer en revue l’œuvre de John Singer Sargent sans évoquer sa célèbre Madame X. “Au MET, ce tableau, c’est la Joconde du musée”, souligne Caroline Corbeau-Parsons à propos de cette toile de 1883-1884. Mais si ce portrait est aujourd’hui si connu, c’est pour le scandale qu’il provoqua dans la société parisienne de la fin du 19e siècle. Au début des années 1880, le peintre cumule les prestigieuses commandes – le Docteur Pozzi, Vernon Lee, Mrs Henry White – et profite d’une large renommée. Il est en effet exposé automatiquement à chaque Salon, sans passer devant un jury de sélection depuis 1882. Mais il décide alors de se lancer dans un projet personnel : peindre Madame Gautreau, l’une des mondaines les plus commentées et suivies par la société de l’époque.
“Madame Gautreau était très connue pour sa beauté. Dans les rubriques mondaines, on commente ses toilettes, ses sorties… C’est un peu la it-girl de l’époque.” commente la commissaire. L’Américaine, originaire de Louisiane, est ainsi contactée par un ami commun au profit de Sargent, qui souhaite lui proposer un portrait. Si cette dernière accepte, le peintre fait néanmoins face à de premières difficultés.
Initialement sûr de lui, il peine finalement à la peindre du fait de sa beauté particulière. “Elle se poudrait tout le corps et se mettait du rouge à lèvre sur les oreilles pour faire ressortir son teint pâle. Elle se dessinait les sourcils, se teignait les cheveux… Madame Gautreau avait une beauté très travaillée et artificielle” – ce qui rendait son apparence plus difficile à retranscrire.
Madame Gautreau, la it-girl des années 1880
Habitué à travailler directement sur la toile, Sargent s’exerce ici avec de nombreux dessins préparatoires (exposés au sein du musée d’Orsay) avant d’entamer son tableau. Après un an de composition, il expose finalement la toile au Salon de 1884, où le scandale explose presque immédiatement. La raison ? Une des bretelles de la robe de Madame Gautreau tombe sur son épaule… Ce détail sensuel provoque l’indignation générale – et du jury, qui offrait pourtant une confiance aveugle à l’artiste.
S’il s’agit ni d’une invention de Sargent (la mondaine posait ainsi, bretelle baissée), ni d’une provocation de la part de ce dernier, la peinture est critiquée en particulier par le public féminin, scandalisée d’observer un décolleté si profond qu’il est impossible qu’une chemise soit portée en dessous (ce qui était alors de coutume). On remet ainsi en question les bonnes mœurs de la mondaine, à laquelle on colle des étiquettes. Son attitude serait hautaine (du fait de sa pose de profil, plutôt rare en peinture) et inspirerait une sexualité froide et assumée.
“La critique est, en réalité, plus mitigée”, tempère cependant Caroline Corbeau-Parsons. “Elle reconnaît en effet qu’il s’agit d’une œuvre novatrice pour l’époque, d’un parti pris esthétique. Les chairs sont peu modelées et on croirait observer une robe fourreau – cela n’existe pas avant les années 1920. Sargent simplifie ici les lignes de son profil et fait passer la crinoline derrière la silhouette. On obtient ainsi un portrait très épuré et moderne.” En observant le portrait de plus près, celui-ci n’est en effet composé que d’une table en décor – dont le motif sculpté représente des sirènes, insistant sur cette idée de femme fatale. Quant aux teintes dominantes, le noir et le blanc, celles-ci sont, elles, habituellement réservées à un univers et à un vestiaire masculins… Accentuant ainsi l’audace de la représentation.
Un tableau de retour pour la première fois en France depuis 1884
Face au scandale, la mère de Madame Gautreau demande à retirer le tableau du Salon, prétextant que sa fille serait perdue. Sargent refuse, objectant qu’il s’agit là de sa meilleure œuvre. Et la réalité est en effet toute autre : loin de devenir un paria de la société mondaine, Madame X joue de la renommée que lui apporte l’affaire et pose, en 1891, pour Gustave Courtois qui la représente à nouveau de profil… et avec une bretelle baissée – un portrait qui se trouve d’ailleurs dans les collections permanentes d’Orsay. S’il ne vend jamais le portrait, Sargent le conserve dans son atelier aux côtés de la réplique qu’il avait entamée avant son exposition au Salon.
“Il a souvent été dit qu’il était parti à Londres du jour au lendemain”, précise Caroline Corbeau-Parsons. “La réalité est qu’il reste encore quelques années en France, alternant entre des voyages à Giverny aux côtés de Monet et d’autres à Londres, où il finit par s’installer définitivement en 1886.” D’ailleurs, le peintre conserve le portrait de Madame X dans son atelier londonien jusqu’à sa vente au Metropolitan Museum of Art de New York en 1916, quelques mois après la mort de Madame Gautreau. Son exposition aujourd’hui au musée d’Orsay signe donc le retour du portrait à Paris pour la première fois depuis le scandale de 1884… Et revalorise un artiste majeur de la scène artistique européenne de la fin du 19e siècle, en lui consacrant sa première rétrospective française.
“John Singer Sargent. Éblouir Paris”, exposition jusqu’au 11 janvier 2026 au musée d’Orsay, Paris 7e.