Plongée dans les rituels sanglants de la Semaine sainte en Calabre avec Pieter Hugo
Dans le sud de l’Italie, la religiosité populaire possède ses propres traditions, tout juste tolérées par l’Église catholique. Parmi elles, le rituel de versement de leur propre sang des battenti et des vattienti, qui a lieu pendant la Semaine sainte dans deux petites villes de Calabre, est plus vivant que jamais. Pour Numéro Homme, le photographe d’art Pieter Hugo a assisté à cet événement.
Les rituels sanglants de la Semaine sainte en Calabre
Depuis le XVIIIe siècle, la modernité s’est appliquée à faire disparaître les effusions de sang qui régulaient précédemment nos sociétés occidentales – qu’il s’agisse de la violence du souverain ou de celle de ses sujets. À ces spectacles horrifiants a été substitué un contrôle plus soft et millimétré des corps par le pouvoir, dans les lieux où s’exerce la discipline (caserne, école, hôpital, prison…). Cette opposition, théorisée par le philosophe Michel Foucault, entre un paradigme considéré aujourd’hui comme archaïque et barbare, et notre présent censé être civilisé, est encore visible dans le sud de l’Italie où la culture traditionnelle et populaire cultive une mise en scène rituelle de corps tourmentés, torturés et puissamment signifiants.
Tel est particulièrement le cas pendant la Semaine sainte précédant Pâques : à l’époque de la Contre-Réforme, comme l’explique l’anthropologue Giovanni Vacca dans son ouvrage Nel corpo della tradizione – Cultura popolare e modernità nel Mezzogiorno d’Italia (“Dans le corps de la tradition – Culture populaire et modernité dans le sud de l’Italie”, éd. Squilibri, 2016, non traduit en français), l’Église a amplement usé de représentations du Christ agonisant, cherchant à faire de cet “Homme-Dieu souffrant et martyrisé sur la croix” un modèle absolu, destiné à frapper les imaginaires et à susciter l’identification.
Tant et si bien qu’aujourd’hui, les calvaires abondent dans tout le Midi italien, ainsi que les nombreux rituels d’imitation du Christ – notamment des reconstitutions dramatiques de la Passion. On pourrait en déduire que les cérémonies qui ont lieu chaque année, pendant la Semaine sainte, dans deux communes de Calabre, où des hommes d’âges divers s’appliquent à faire couler publiquement leur propre sang, relèvent de ce modèle. Elles révèlent au contraire une tout autre complexité et une grande richesse en matière d’investissements symboliques.
Dans les pas de treize battenti avec les photographies de Pieter Hugo
Peuplées respectivement d’environ 2 600 et 5 000 habitants, les villes de Verbicaro et de Nocera Terinese sont situées dans les provinces de Cosenza, pour la première, et de Catanzaro, plus au sud-est, pour la seconde. Leurs charmes se dévoilent au visiteur au terme d’un long trajet sur les routes sinueuses de la chaîne montagneuse des Apennins du Sud. Organisée autour de son centre-ville médiéval, Verbicaro dégage d’emblée un parfum mystique, presque hors du temps. Nichée entre la côte tyrrhénienne et la montagne, Nocera Terinese semble l’archétype parfait d’une bourgade pittoresque du sud de l’Italie : autour de sa place principale où trônent deux églises, sont distribués quelques commerces, deux cafés et un grand nombre de maisons frappées d’un panneau Vendesi (“À vendre”), qui confirme le tragique dépeuplement dont souffre la Calabre.
Au moment de Pâques, les deux petites villes bruissent d’agitation : outre le retour au pays d’un grand nombre de ressortissants que la réalité socio- économique a contraints à l’exil – la Calabre étant aujourd’hui la région la plus pauvre d’Italie –, les festivités de la Semaine sainte attirent également de nombreux touristes et des photographes venus de toute l’Europe pour documenter ces traditions aussi vivaces que strictement codifiées.
À Verbicaro, la Semaine sainte est rythmée par une quantité d’événements théâtralisés et de processions, depuis le dimanche des Rameaux. Tous ont trait à Notre-Dame des Douleurs, et à son fils Jésus crucifié. Le Vendredi saint, un volontaire tiré au sort incarne le Fils de Dieu dans une reconstitution symbolique de sa Passion : le visage masqué par une capuche, il porte, à travers les ruelles escarpées de la ville, une lourde croix. C’est le jeudi soir, aux alentours de minuit, que s’élancent dans le centre historique ceux qu’on appelle ici les battenti, “ceux qui (se) battent” : des hommes accomplissant un rituel de versement de leur propre sang. Ils se sont préparés auparavant dans des “cantines” où ils ont bu et mangé. Puis, pieds nus, vêtus de tee-shirts et de shorts rouges, ils exécutent à toute vitesse trois grands tours complets, qui passent notamment devant trois églises et une chapelle.
Devant chacune, mais aussi devant les maisons de leurs amis ou parents, ils marquent une pause durant laquelle, au moyen du cardillo – un morceau de liège coiffé d’une cire dans laquelle sont emprisonnées neuf pointes effilées de verre –, ils se frappent l’avant des cuisses pour faire couler leur sang. Une fois la cérémonie achevée, ils se lavent à la vieille fontaine, revêtent des habits ordinaires et rejoignent le reste des fidèles à l’église Saint-Joseph. Bien que leurs parcours puissent différer légèrement les uns des autres, ils évoluent par groupes. Dans la nuit du 6 au 7 avril 2023, nous avons assisté à cette manifestation et avons pu compter treize battenti.
Lorsqu’ils se retrouvent finalement face à la statue, les vattienti se frappent, puis repartent, toujours accompagnés de leur petite compagnie.
À Nocera Terinese, les hommes qui participent au rituel de versement de leur propre sang s’appellent les vattienti. Le soir du Vendredi saint, ou dans la journée du samedi, ils accomplissent un parcours cette fois individuel à travers les rues de la ville. Devant des lieux significatifs pour eux (maisons de leurs amis ou parents), mais aussi sur la place principale, devant les églises Saint-Jean-Baptiste et Sainte-Marie, ils marquent une pause, saisissent dans leur main la rosa (“rose”), un disque de liège lisse, et se frappent l’arrière des cuisses pour y faire affluer leur sang. Puis, au moyen du cardu (“chardon”), instrument de liège dans lequel sont insérées treize pointes de verre acérées – ce nombre représentant Jésus et ses douze apôtres –, ils se martèlent la même partie des jambes pour en faire jaillir le sang. À Nocera Terinese, le vattiente porte un short et un haut noir à manches longues, ainsi qu’une couronne de sparacogna, une asperge sauvage.
Deux hommes l’accompagnent dans ses déplacements : l’acciomu – dialectisation de “ecce homo” – endosse une tunique rouge et une couronne épineuse, et il est relié au vattiente par une petite cordelette nouée dans le dos. Également déchaussé, il doit, du fait de cette sorte de cordon ombilical, le suivre dans tous ses déplacements. L’autre homme accompagnant le vattiente est un ami portant un récipient contenant du vin, qu’il verse sur les blessures auto-infligées afin de les désinfecter. L’acmé du parcours de chaque participant au rituel est la rencontre avec une statue de bois représentant la Vierge qui tient dans ses bras son Fils mort.
Cette pietà conservée dans l’église de l’Annonciation – à une centaine de mètres de la place principale de Nocera Terinese – y est exposée au regard des fidèles à partir du Mercredi saint, avant de se voir portée en procession le Vendredi saint jusqu’à l’église Saint-Jean-Baptiste, puis le Samedi saint à travers toutes les rues de la ville, “saluant”, grâce aux rotations que lui impriment ses porteurs, chaque maison lors de son passage. Lorsqu’ils se retrouvent finalement face à la statue, les vattienti se frappent, puis repartent, toujours accompagnés de leur petite compagnie.
Qu’il s’agisse de ses origines ou des motivations de ses pratiquants, le rituel d’autoflagellation de Verbicaro et de Nocera Terinese conserve une pluralité d’interprétations et de sens… Pour l’observateur curieux, la tentation est grande d’y voir un acte de pénitence, en le reliant hâtivement aux confréries de flagellants qui ont fleuri en Italie entre les xiiie et xvie siècles. Il n’en est rien : les désirs qui poussent les battenti et les vattienti à faire couler leur propre sang ne relèvent d’aucune urgence expiatoire. Ils sont infiniment plus complexes et personnels. À Verbicaro, Giuseppe Marino, qui participe au cérémonial depuis ses 19 ans, est le fils de celui qui a ressuscité la pratique alors en voie de disparition.
“C’est mon père qui a pérennisé cette tradition, explique-t-il. En 1976, plus personne à Verbicaro ne l’honorait. Cette année-là, le Jeudi saint, mon père a déclaré à ses amis : ‘Ce soir, je vais me frapper.’ Il n’a jamais expliqué à personne pourquoi il avait voulu le faire. Jusque dans les années 80, il a continué seul, puis une autre personne l’a rejoint. Moi, j’ai commencé en 1996, puis mon frère, et plus tard mon fils, et d’autres personnes ont rejoint les rangs. Voyant l’exemple de mon père, j’ai souhaité le faire dès mon plus jeune âge, mais il m’a demandé d’attendre ma majorité. Si je n’avais pas grandi au cœur de cette tradition, j’aurais peut-être souhaité m’exprimer différemment, en interprétant le rôle du Christ lors de la procession ou en portant la statue de la Vierge.”
En 2007, le père de Giuseppe Marino a dû cesser d’honorer le rituel en raison de sa santé devenue trop fragile. Mais l’an passé, explique son fils, les Verbicarais ont eu la surprise de le voir accomplir le rite une dernière fois. Quelques mois plus tard, il décédait brutalement. Cette année, pour honorer sa mémoire, les battenti arboraient autour de leur cou sa photo dans un médaillon…
À Nocera Terinese, Emanuele Rotundo fait le vattiente pour exprimer sa dévotion à Notre-Dame des Douleurs. “J’ai commencé il y a quinze ans, parce que j’ai un lien particulier avec l’Addolorata, raconte-t-il. Je m’adonne à cette pratique pour respecter des promesses que je lui ai faites. Je vais la voir tout au long de l’année. C’est difficile pour moi, quand je passe devant l’église de l’Annonciation, de ne pas entrer pour la saluer. J’entretiens avec elle un dialogue permanent. Il se trouve que j’ai épousé une enseignante en religion, et mon lien avec la Madone s’est alors encore renforcé. Ma femme appartient à une congrégation liée à Notre-Dame du Mont-Carmel [le culte de la Vierge du Carmel est très fort dans la culture populaire italienne, notamment dans le sud du pays et à Naples, où elle est la patronne du culte des âmes du purgatoire]. Elle a étudié au séminaire comme les prêtres. Son lien avec la Vierge est donc particulièrement important.”
Les battenti et les vattienti qui font couler leur sang dérangent. L’Église catholique tolère le rite et a plusieurs fois tenté de l’interdire.
C’est donc autour de la figure de la Vierge, plutôt qu’autour de celle de Jésus, que s’articule le rituel des vattienti et des battenti, comme le remarque l’anthropologue sicilien Salvatore D’Onofrio, professeur à l’université de Palerme, enseignant à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris et membre du Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France. Dans Les Fluides d’Aristote – Lait, sang et sperme dans l’Italie du Sud (éd. Les Belles Lettres, 2014), il s’attache à explorer le rôle des fluides corporels dans le système symbolique qui irrigue les mythes, les croyances et les rites de l’Italie du Sud, aire culturelle appartenant jadis à la Grande Grèce (colonies grecques fondées au VIIIe siècle av. J.-C.). “Une constatation s’impose : le rite des vattienti fait coexister des traits d’origine différente, y compris très récents, qui ont tous été objets de manipulations symboliques, au sein d’un système culturel cohérent. Rappelons les blessures que les prêtres et les fidèles s’infligeaient lors des cérémonies des mystères orientaux de Cybèle.”
Dans l’Antiquité, le culte fervent voué à cette déesse d’origine phrygienne, qui fut adoptée par les Grecs puis par les Romains, se caractérisait en effet par des célébrations orgiaques incluant l’émasculation rituelle de ses prêtres, les galles. Notons qu’en Campanie, près de l’actuelle Naples, figurait un temple dédié à cette déesse païenne, transformé à l’ère chrétienne en temple marial…
La mention d’une possible origine païenne du rite provoque quelques haussements de sourcils chez certains des chrétiens fervents qui animent la Semaine sainte de Verbicaro. Pourtant, si l’on suit les raisonnements de Giovanni Vacca dans son ouvrage sur le Midi italien, c’est justement dans les traditions populaires du Sud que se résout la contradiction apparente entre les horizons païen et chrétien : ce qui serait réellement au travail dans les rites des vattienti, des battenti, et dans de nombreux autres, explique-t-il, est la réaffirmation performative de valeurs collectives propres à une communauté, qui résistent aux valeurs hégémoniques de la modernité.
Il n’est peut-être pas anodin, à cet effet, de constater que l’une des cantines dans lesquelles se préparent les battenti, à Verbicaro, est tapissée de posters et de drapeaux à l’effigie de Che Guevara. Fervents catholiques mais aussi révolutionnaires ? Une autre contradiction seulement apparente… De toute évidence, les battenti et les vattienti qui font couler leur sang dérangent. L’Église catholique elle-même tolère le rite sans le cautionner et a plusieurs fois tenté de l’interdire.
Un rituel suivi par des fidèles du monde entier
Après avoir utilisé la puissance évocatrice du corps et du sang, elle n’a pas tardé à se renier pour vanter une spiritualité pure et désincarnée. Aujourd’hui, elle accepte du bout des lèvres certaines manifestations de la religiosité populaire qui, à ses yeux, relèvent d’un goût douteux, d’une théâtralité excessive pouvant rappeler des rites païens, et d’une véritable obsession pour les tourments du corps. “En 1960, l’Église a voulu complètement interdire le rite des vattienti, commente Francesco Cristofaro, le président de Pro Loco Ligea – Nocera Terinese, association visant à valoriser les traditions et coutumes locales. L’année précédente, seuls trois ou quatre hommes y avaient participé, on aurait pu croire que le rituel était en voie de disparition. Mais au contraire, en réaction, cette année-là entre 200 et 250 personnes sont sorties. Car cette tradition vient du peuple, il n’y a que le peuple qui puisse décider de la stopper. Je peux comprendre qu’elle déplaise, qu’on se dise : ‘Pourquoi tout ce sang ? C’est dégoûtant. Vous êtes fous, vous êtes des barbares.’ Mais cela nous appartient, donc personne n’a rien à en dire.”
Pendant les années de la pandémie, le rite n’a pu se tenir en raison des restrictions sanitaires. Les battenti et les vattienti l’ont donc accompli, pour la plupart, de façon privée, sans public, chez eux. Avec la levée de toutes les restrictions, l’année 2023 devait marquer un retour à la normale. Mais tant à Verbicaro qu’à Nocera Terinese, des ordonnances ont été émises, quelques jours avant le début de la Semaine sainte, l’interdisant “pour motifs sanitaires”. Révoltée, la population a fait circuler des pétitions réclamant la levée de cette proscription. En l’espace d’un seul après-midi, 1 400 signatures étaient recueillies à Nocera Terinese. L’importance du rituel dans la culture des natifs de la ville est telle que certains d’entre eux ayant émigré ailleurs en Italie, voire à l’étranger, retournent sur leurs terres originelles spécialement pour y participer. Ils requièrent une grâce à Notre-Dame des Douleurs, ou au contraire viennent s’autoflageller en remerciement d’une faveur qu’elle leur a accordée.
À Nocera Terinese, on cite l’exemple d’un Calabrais résidant en Argentine et frappé par une maladie grave, qui a accompli le voyage spécialement pour faire le vattiente… Acculées par les protestations, les autorités locales ont dû cette année faire marche arrière et autoriser le rite, avec quelques restrictions qui, à Nocera Terinese, sont d’ailleurs d’ores et déjà observées par les vattienti eux-mêmes. Interdiction de pénétrer dans les églises (à Verbicaro, les autoflagellations ont lieu jusque sur les marches de l’église Saint-Joseph, tandis qu’à Nocera Terinese, elles se produisent à bonne distance des édifices sacrés) et interdiction d’apposer les empreintes de mains ensanglantées sur les murs, une pratique qui fait souvent figure d’offrande à un ami ou un parent – à Verbicaro, elle a tout de même eu lieu.
“Pour la commission préfectorale, nous sommes tous des mafieux, mais qu’avons-nous à voir avec les quelques-uns qui sont peut-être proches de la ’Ndrangheta ?” – Francesco Cristofaro
Le rituel des battenti et des vattienti est donc une figure de résistance aux autorités, religieuses ou politiques. Un lieu où s’élabore l’“agentivité”, ou agency – terme très utilisé dans les sciences sociales actuelles –, soit la puissance d’agir sur le monde. À Nocera Terinese, les termes du bannissement du rituel sont, à ce titre, éloquents. Prétextant un soupçon d’infiltration mafieuse, la commune a en effet été placée sous tutelle de la préfecture, comme le relate Francesco Cristofaro. “Au conseil municipal siégeait un cousin d’un membre de la ’Ndrangheta [la Mafia calabraise]. La commission anti-Mafia a parlé d’infiltration mafieuse, sans preuve de quoi que ce soit. Alors, pour protester, tout le conseil a démissionné. Nous avons été placés sous l’autorité de la commission préfectorale. Pour elle, nous sommes tous des mafieux, mais qu’avons-nous à voir, nous, les 5 000 habitants de Nocera Terinese, avec les quelques-uns qui sont peut-être proches de la ’Ndrangheta ? Ces commissaires anti-Mafia, comment peuvent-ils nous mépriser comme ça, comment se le permettent-ils ? Ils n’ont pas le droit, eux qui n’y connaissent rien, d’interdire un rite vieux de quatre cents ans, qui est vital pour les gens d’ici.”
Si les regards dédaigneux et orientalisants peuvent volontiers considérer les rituels des battenti et des vattienti comme des survivances archaïques et barbares, des traditions incompréhensibles et saugrenues, c’est bien l’engagement réitéré de leurs acteurs et des communautés locales qui leur confèrent au contraire leur actualité poignante : il s’agit là de l’affirmation performative de valeurs intrinsèquement choisies et non subies. Une résistance active et une création de sens, individuelle et collective.