Art

28 avr 2023

Pierre Molinier, un photographe obsédé par les jambes

Né en 1900, Pierre Molinier est un de ces artistes trop longtemps relégué à la marge l’histoire de l’art. Prolifique et provocateur, celui qui fut peintre puis photographe, qui choqua ses contemporains à coups de nudité et d’autoportraits en travesti et qui disparut en 1976 dans l’oubli le plus total connaît aujourd’hui une reconnaissance tardive, mais largement méritée. Jalousement gardé dans des collections privées, son travail est enfin mis à l’honneur au sein d’une grande rétrospective au Frac MÉCA de Bordeaux, réservée à un public majeur. Car son œuvre, peuplé de cuisses charnues, de fesses écartées et de sexes exhibés, ne trouve son égal que dans l’art de ces deux dernières décennies. Plongée dans les fantasmes et le génie d’un artiste sulfureux, au travers de sa grande obsession : les jambes.

Pierre Molinier, Le Grand Combat, numéro 1 (vers 1951-52). © Flickr, Stéphane Mahot, exposition Archipel, Musée d’Arts de Nantes, 2020

1. Le scandale des jambes entremêlées de sa première toile

Au début des années 50, Pierre Molinier est de plus en plus ostracisé par la société bordelaise. À la fois cofondateur et commissaire du Salon des artistes indépendants de la ville depuis 1928, il accumule les scandales au gré des peintures qu’il expose et des propos sulfureux qu’il tient depuis plusieurs décennies. Apothéose de cette onde de choc : son tableau Le Grand Combat, qu’il présente au Salon en 1951. Opaque au premier abord, sa toile aux couleurs fauves montre, sur un fond vert terne, des morceaux de corps mêlés dans une masse informe, laissant entrevoir ce qui s’apparente à des jambes.

De part et d’autre de la toile se distinguent encore une poitrine dénudée, une bouche recouverte de rouge à lèvres et des jambes écartées, laissées nues ou couvertes de bas en dentelle… Celles-ci choquent les artistes exposants, qui décrochent leurs œuvres et refusent de les présenter à moins que Molinier ne retire la sienne. Ni figuratif ni abstrait, le tableau – haut de 2,10 mètres sur 1,40 de large – offusque par son sujet tout autant que par sa frontalité — car le peintre (et futur photographe) ne peut tromper personne : malgré un titre qui semble désigner une scène de bataille, le réel sujet est sexuel, sous-entendu par cette ribambelle de jambes entrelacées, à la dimension plus érotique qu’explicite.

Face aux grondements de ses confrères, Pierre Molinier décide alors, non pas de retirer pas sa toile, mais de la recouvrir d’un calicot noir sur lequel il accroche un manifeste : “Que me reprochez-vous dans mon œuvre ? D’être moi-même ?” écrit-il plein de rancoeur, “Allez donc, vous crevez de conformisme ! Vous n’êtes pas des arrivistes, vous êtes des esclaves ! Vous êtes des bornes à distribuer l’essence, vous êtes le signal rouge et vert du coin de la rue.” Son texte achève sa rupture avec le Salon des artistes indépendants de Bordeaux – et le reste de la société bourgeoise de l’époque – qui, pourtant, connaît cette année-là une grande affluence. Car la controverse attire le public et la presse, que Pierre Molinier s’amuse à provoquer en se cachant derrière une plante pour leur chuchoter qu’il s’agit ici de “gens qui baisent”… 

Pierre Molinier, Je rampe vers Gehamman (vers 1970 – 1976). © collection Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, © Adagp, Paris, 2023. Crédit photographique : Frédéric Delpech.

2. Les jambes décuplées, écartées, dénudées : leitmotivs de sa photographie

Après 1951, Pierre Molinier quitte donc les institutions artistiques officielles pour s’enfermer dans l’intimité de sa chambre-boudoir du 7, rue des Faussets, à Bordeaux. Son œuvre prend alors une toute autre tournure : atteint d’arthrose, il délaisse progressivement le pinceau, douloureux à tenir, pour s’orienter vers la photographie, qu’il découvre au gré d’autoportraits ou de clichés de mannequins en plastique. Mais il n’abandonne pas pour autant le motif de la jambe, fil rouge de ses toiles comme de ses photos. Proche du mouvement surréaliste, Pierre Molinier s’empare des techniques de découpage et de superposition photographiques, qu’il compose uniquement avec ses propres tirages.

Il sera ainsi inclus, par l’animateur du mouvement surréaliste André Breton, dans quelques expositions du mouvement À l’étoile scellée durant l’année 1956, ou à la Mostra internationale del surrealismo de Milan en 1961, mais il prendra ensuite ses distances avec cette mouvance, après avoir prétendu recouvrir le vernis de ses toiles avec son propre sperme… “Breton avait des limites, Molinier aucune” résume ainsi la fille de Pierre Molinier dans un entretien avec l’historien d’art et spécialiste du photographe Jean-Luc Mercié (in Molinier rose saumon, coédition Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA et Dilecta, 2023).

À partir de ce moment, l’artiste provocateur entre alors dans une autarcie quasi-totale et multiplie les clichés aussi surprenants que séduisants de poupées à taille humaine(qu’il gardait dans son studio), de lui, de ses amants et de ses amantes. Il prend la figure de l’une pour la superposer sur le corps d’un autre, ajoute sa tête sur les jambes écartées d’une de ses partenaires, encadre un visage d’une paire de pieds, dédouble des paires de jambes et de fesses … Conseillé par son ami artiste Clovis Trouille, il maquille – et travestit – ses collages avec du crayon khôl, créant un aspect flouté. L’œuvre de Molinier se transforme alors en un véritable kaléidoscope érotique où les jambes, la plupart du temps recouvertes de bas, sont décuplées à la fantaisie de ce dernier. 

3. La jambe, point G de Molinier 

Mais ces alter ego féminins que Pierre Molinier montre sur ses photographies, dans les années 60 et 70, sont nés, en réalité, dès son adolescence. Symboles érotiques par excellence, ses propres jambes sont le premier moyen par lequel il commence à se travestir, les recouvrant d’une paire de bas en dentelle et de porte-jarretelles. S’il ne s’auto-photographie pas dans sa jeunesse, Pierre Molinier réutilise néanmoins des clichés de lui plus jeune, dont il découpe le visage, pour le coller sur son corps plus âgé, arqué dans des positions suggestives et maniérées.

Parfois, sa tête ou celle de ses poupées et amantes disparaissent même au profit d’une multitude de jambes qui remplissent ses photographies, ce qu’il résumera d’ailleurs lui-même en 1959 par ces propos  : “les jambes peuvent être un visage” (in Je suis né homme-putain, 2005).  Le motif de la jambe lui permet aussi de laisser planer une ambiguïté sur sa sexualité (est-ce une pin-up, ou bien un homme travesti en femme ?), et lui offre la possibilité de placer les spectateurs de ses photographies dans une position de quasi voyeurs, happés par leur curiosité tout autant que par une certaine fascination. Comme devant son autoportrait intitulé Moi en 1925 (1970-76). Dans cette œuvre, Pierre Molinier colle une photographie de son visage à 18 ans sur son corps de septuagénaire affublé d’un corset, d’une paire de gants, de bas, de porte-jarretelles… et de seins – une poitrine probablement découpée sur une autre de ses photographies –, qu’il montre ici fièrement. Entouré d’une ombre ovale, ce cliché semble presque avoir été volé, capturé par le trou d’une serrure, comme s’il nous était interdit d’accéder directement à ce personnage androgyne.

Totalement fétichistes, les photographies de Pierre Molinier traduisent également ses pratiques sexuelles, qu’il va jusqu’à réglementer dans un manuscrit d’une trentaine de pages, rédigé en 1961. Destiné à sa secte sexuelle dite “Secte des voluptueux” (dont les noms des membres sont encore aujourd’hui gardés secrets), ce texte interdit l’entrée à “celui ou celle qui a la prétention d’être essentiellement femme ou homme”, et impose à chacun et chacune d’être parfaitement épilé, des bras au sexe en passant évidemment par les cuisses et les mollets. Un fantasme pour les jambes que le photographe met en scène avec un sens aigu de la provocation, allant jusqu’à raconter à qui voulait l’entendre qu’il s’était masturbé sur celles de sa sœur, allongée sur son lit mort…

Iconoclaste et ambigu, le personnage de Pierre Molinier n’a laissé, de son vivant comme aujourd’hui, personne de marbre. Amoureux des femmes jusqu’à s’assimiler à elles grâce à ses jambes fuselées, il décède, en 1976, à l’aube de l’apparition d’une culture punk et contestataire, qui le laissera oublié pendant de nombreuses années. Avant que son travail ne soit redécouvert, et mis à l’honneur, comme en ce moment par le Frac MÉCA qui possède la plus grande collection publique de ses œuvres. 

“Molinier rose saumon ‘nous sommes tous des menteurs’ ”, jusqu’au 17 septembre 2023 au Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, Bordeaux.