24 août 2023

Oscar Murillo, portrait de l’activiste festif derrière la star de la peinture

Oscar Murillo a connu depuis dix ans une ascension fulgurante qui a fait de ses toiles abstraites et frénétiques des must-have du marché. Le Colombien de 37 ans ne peut pourtant se réduire à sa peinture épidermique et flamboyante appréciée des collectionneurs. Car c’est bien à travers ses projets participatifs (performances ou installations) que se déploie toute l’étendue de de son art social et critique. Il y a un an, il inaugurait sa plate-forme collaborative Arepas y Tamales, imaginée comme un “vaisseau ” destiné à développer cet aspect de sa pratique avec musiciens, artistes et performers. Il s’en ouvre à Numéro art alors que la célébration du premier anniversaire d’Arepas y Tamales vient de se tenir à la Haus der Kulturen der Welt à Berlin.

Oscar Murillo travaillant à son projet Frequencies. Photo: Stuart Leech, Turner Contemporary. Courtesy the artist.

Il est 18 heures, ce 24 avril 2014, quand Oscar Murillo (en couverture de Numéro art en 2020) s’apprête à dévoiler sa toute première exposition chez David Zwirner, la méga-galerie qu’il a rejointe il y a moins d’un an, à seulement 28 ans. Le jeune homme n’y présente pas ses toiles qui s’arrachent déjà. En leur lieu et place, les collectionneurs avides de peinture fraîche découvrent une usine en marche : autour de machines, des ouvriers s’activent à produire des marshmallows recouverts de chocolat. Oscar Murillo vient de “réactiver”, au sein de la galerie, la manufacture de friandises de sa ville natale en Colombie, La Paila. Fondée au début du XXe siècle par Colombina, l’un des plus importants producteurs agro-alimentaires du pays et premier exportateur de sucreries vers les États-Unis, l’usine a fourni du travail à plusieurs générations de Murillo. Dont les parents de l’artiste (quelques photographies en témoignent au sein de l’installation). Pour les besoins de l’installation, les machines et les ouvriers ont été déplacés par avion jusqu’à New York. Ils y œuvrent suivant les mêmes recettes, techniques et contrôles qualité qu’en Colombie.

Vue de l’exposition A Mercantile Novel d’Oscar Murillo, à la galerie David Zwirner, New York, 2014. Photo: Scott Rudd. Image courtesy: Oscar Murillo and David Zwirner.

Oscar Murillo : de la critique sociale à la critique institutionnelle

 

De fait, Oscar Murillo s’inscrit avec cette exposition inaugurale (et sa suite, un mois plus tard, à la galerie Marian Goodman, à Paris) dans l’héritage de deux mouvements majeurs des années 80 et 90 : la critique institutionnelle et l’esthétique relationnelle. La première, contestataire, s’interroge sur les conditions capitalistes et néolibérales de la production et diffusion des œuvres d’art, et sur leurs mécaniques idéologiques. La manufacture de sucreries n’est-elle que la métaphore de l’artiste et de la galerie vendant des peintures comme des pains au chocolat ? De l’esthétique relationnelle théorisée par Nicolas Bourriaud, Murillo semble retenir la possibilité d’un art non pas comme sphère autonome et privée, mais ancré dans un contexte social et dans une sphère d’interactions humaines. Celles précisément d’ouvriers (immigrés pour l’occasion) et de leurs clients new-yorkais qui repartiront avec un morceau (en chocolat) de l’exposition. “Je ne cherche jamais dans mes projets à fétichiser les travailleurs, commente aujourd’hui l’artiste, mais à ramener à la surface la réalité complexe et parfois furieusement triste de leur vie, les aspects négatifs et beaux, universels en un sens.”

Ce jeu de déplacement – l’usine en galerie, l’ouvrier immigré en artiste, le consommateur en collectionneur – interrogeait avec ironie la validité des catégories issues de la globalisation et des échanges internationaux, leur hiérarchisation et les disparités économiques qui en découlent. “La plate-forme Arepas y Tamales est née de ces réflexions que j’ai engagées il y a 10 ans chez David Zwirner et Marian Goodman, continue l’artiste. L’idée de penser mon héritage culturel autant que la réalité élémentaire de l’existence humaine, souvent liée au travail.”

Toile issue du projet Frequencies d’Oscar Murillo. Photo: David Insull. Courtesy the artist.
Toile issue du projet Frequencies d’Oscar Murillo. Photo:Tim Bowditch. Courtesy the artist.

Arepas y Tamales : une plate-forme collaborative mêlant mode, musique, performance et soirée festive

 

Arepas y Tamales tient son nom des galettes de maïs et du tamal, mets très populaires à en Amérique du Sud. “Simples à réaliser, ils peuvent être préparés à la maison ou achetés dans la rue, mangés en famille ou entre amis et préparés en large quantité pour des fêtes. Ils forment une métaphore de l’existence dans son aspect le plus quotidien, le plus collaboratif, tout en traversant la société au-delà de toute classe. Le projet doit beaucoup à ma mère, une femme noire colombienne qui est pour moi la quintessence de la classe ouvrière. Mais il ne s’agit pas de moi, ni du fait que ma mère soit noire, mais bien de célébrer l’universalité de la beauté et des complications de la vie, du labeur et du travail.” Pour son lancement à Parcours Art Basel en 2022, la plate-forme présentait une série de “sculptures portables”, une collection de mode imaginée à partir de dessins d’enfants collectés à travers le monde et modifiés digitalement pour être imprimés ou cousus sur les vêtements. En réalité, depuis une dizaine d’années déjà, Oscar Murillo réunit à travers le projet Frequencies les dessins d’enfants (réalisés sur des toiles blanches fixées pendant 6 mois à leur bureau) au sein de 450 écoles à travers le monde. L’ensemble forme aujourd’hui un fonds d’archives monumental de plus de 50 000 pièces.

Les sculptures portables d’Oscar Murillo présentées en 2022 à Parcours Art Basel. Photo: Reinis Lismanis. Courtesy the artist.
Des musiciens de La Paila, village d’origine d’Oscar Murillo, portant la nouvelle collection de chemises de Arepas y Tamales à l’occasion de la célébration du premier anniversaire de la plate-forme à Berlin en août. Photographer: Maite de Orbe Copyright: Oscar Murillo. Image Courtesy HKW.
Des musiciens de La Paila, village d’origine d’Oscar Murillo, portant la nouvelle collection de chemises de Arepas y Tamales à l’occasion de la célébration du premier anniversaire de la plate-forme à Berlin en août. Photographer: Maite de Orbe Copyright: Oscar Murillo. Image Courtesy HKW.

“Historiquement, des artistes très importants comme Picasso, Dubuffet ou Klee se sont intéressés à l’inconscient, ajoute Murillo. Je ne voyais pas comment perpétuer leur recherche, à moins d’aller à la source même de l’inconscient, c’est-à-dire l’enfance. Et d’en imprimer l’essence sur une toile, comme on enregistre un film. Les enfants ont cette capacité à dépasser les dogmes, à regarder avec une certaine innocence la société pour la révéler. Il était essentiel pour moi que cette démarche ait une dimension universelle, qu’elle puisse nous faire prendre conscience du monde sans discrimination, de Singapour jusqu’en Afrique du Sud, de Los Angeles aux Philippines. Frequencies nous fait prendre conscience des similarités et des différences dans le monde. Un monde qui s’est malheureusement particulièrement homogénéisé…” À Berlin, cet été, la célébration du premier anniversaire de la plate-forme était l’occasion de présenter de nouvelles “sculptures portables” ou “armures spirituelles” sous formes de chemises. “Ce sont à nouveau des effigies nourries de mon énergie et de celles des travailleurs qui les ont réalisées, commente l’artiste. Dans le folklore colombien, les effigies doivent être brûlées car elles représentent une accumulation d’énergie négative. Les sculptures portables forment alors une réincarnation positive de cette énergie.”

Fête de clôture de l’exposition A Storm is Blowing from Paradise à Venise en 2022.
Fête de clôture de l’exposition A Storm is Blowing from Paradise à Venise en 2022.

Arepas y Tamales proposait entre autres à Venise, en septembre 2022, une activation sonore inédite. Storm from Paradise réunissait des strates sonores issues de différentes sources géographiques – cour de récréation, terrains de basket, jardins… – mêlées à l’interprétation musicale de données de vol d’avion pour créer une composition inédite. Dix ans après la double exposition chez Zwirner et Goodman, la globalisation, évoquée dans sa réalité la plus prosaïque mais aussi sa poésie, se trouvaient à nouveau réunies dans une œuvre collaborative dépassant les discours simplistes et uniformes, prenant acte d’une expérience globale et universelle aussi intense qu’inquiétante.

 

www.arepasytamales.com