Munch et Bergman, Xie Lei… 6 expositions de peinture à voir gratuitement à Paris
Un dialogue inédit entre les peintres norvégiens Edvard Munch et Anna-Eva Bergman chez Poggi, la peinture fantasmagorique d’Elizabeth Glaessner chez Perrotin ou encore les portraits ambigus de Victor Man chez Max Hetzler… La peinture est une fois de plus à l’honneur dans les galeries parisiennes. Focus sur 6 expositions qui traduisent toute la richesse historique et contemporaine de ce médium.
Par Matthieu Jacquet.
Les fantasmagories d’Elizabeth Glaessner chez Perrotin
Géants, hybrides ou agenres, figures bibliques ou bien mythologiques, les corps représentés par Elizabeth Glaessner se font les avatars d’un monde parallèle dont seule l’artiste américaine détient les clés. Depuis dix ans, la peintre compose des scènes ambiguës où ces êtres étranges s’enfantent, s’imbriquent, s’accrochent voire se battent ou se vomissent, dans des teintes surnaturelles oscillant entre les nuances de bleu, vert et rouge, orange et violet. À l’aide de l’encre et de l’aquarelle, que l’artiste fait délibérément couler sur la toile ou le papier de manière à provoquer l’accident, la trentenaire joue sur la liquidité des silhouettes et des décors, dont les couleurs et les contours se fondent les uns dans les autres : ainsi, les arbres d’une forêt se diluent dans la surface d’une eau plane, les membres des personnage s’allongent dans des proportions étonnantes, tandis qu’émergent ponctuellement de ces méandres des éléments plus nets, comme les pâquerettes d’un pré, la texture d’une longue chevelure féminine ou des pots de peinture pour composer une mise en abîmé de l’atelier d’artiste. Aussi expressive qu’énigmatique, l’œuvre de l’artiste fait l’objet d’une première exposition personnelle chez Perrotin, qui réunit une quinzaine de pièces réalisées au fil de ces deux dernières années.
Elizabeth Glaessner, “Dead Leg”, jusqu’au 8 octobre 2022 à la galerie Perrotin, Paris 3e.
Les portraits ambigus de Victor Man chez Max Hetzler
En cette rentrée, la galerie Max Hetzler accueille une galerie de portraits à la fois intimistes et inquiétants. Sur ses murs, on découvre une série de visages juvéniles et quelques animaux dépeints à l’huile avec une précision qui n’est pas sans rappeler celle des maniéristes ou des primitifs flamands. Mais la pureté et la sérénité induites par ces neuf toiles se trouvent vite assombries par leurs couleurs et leur lumière : une dominante verdâtre enrobe ces individus et fait émerger certaines parties de leur corps de l’obscurité, leur donnant une apparence maladive voire moribonde. Artiste roumain basé à Berlin, Victor Man joue constamment sur cette ambiguïté entre la forme et le fond, mais aussi avec l’histoire prestigieuse de son médium en Occident. Sur l’une de ses toiles qui prend pour modèle sa propre compagne, une femme nue alanguie tient contre son cou un crâne, croisant ainsi simultanément des sujets bien connus des esthètes : la vanité et l’odalisque. L’homme né en 1974, qui confie aimer vivre des mois avec ses peintures à l’atelier avant de les exposer, développe depuis une vingtaine d’années une peinture entre chien et loup, subvertissant les canons de beauté séculaires pour laisser surgir une extranéité inédite.
Huit peintres renouvellent l’abstraction chez Ropac
Deux ans après avoir célébré les femmes de l’art minimal dans une exposition collective, Thaddaeus Ropac met à l’honneur depuis cet été huit peintres contemporaines dont la pratique participe d’un renouvellement de l’abstraction. De Han Bing à Rachel Jones en passant par Thu-Van Tran, les œuvres de ces femmes réunies par la commissaire Oona Doyle dans le vaste et lumineux espace de la galerie de Pantin explorent la notion de saturation à travers l’expressivité des formes et des couleurs, dans une grande variété de formats – dont de nombreux monumentaux – et d’approches. Ainsi, dans les larges paysages de l’Autrichienne Martha Jungwirth, la majorité de l’espace de la toile est laissé vierge à l’exception de touches de peinture pourpre qui viennent maculer le beige de l’arrière-plan. Dans l’installation de la jeune Britannique Mandy El-Sayegh, en revanche, les assemblages de papiers journaux débordent des toiles pour investir les murs, évoquant la saturation du champ visuel par une information diluée dans la colle et les couches d’impression en sérigraphie. De leur côté, les toiles de la Canadienne Megan Rooney laissent jaillir les couleurs douces pour composer des paysages néo-impressionnistes jouant sur les contrastes de lumière et de densité. Un riche aperçu de la peinture actuelle sur deux générations, que la galerie complète depuis septembre dans son espace du Marais par une nouvelle exposition d’Ali Banisadr. Denses et immenses, les toiles figuratives de l’artiste américain évoquent quant à elles l’actualité et la peinture d’histoire, tout en s’imprégnant des récits et légendes qui ont façonné notre monde au fil des siècles.
“Saturation”, jusqu’au 24 septembre à la galerie Thaddaeus Ropac, Pantin. Ali Banisadr, “Return to Mother”, jusqu’au 8 octobre 2022, Paris 3e.
Un dialogue rare entre Edvard Munch et Anna-Eva Bergman chez Poggi
Ils étaient tous les deux peintres et norvégiens, et chacun à son époque a contribué à un renouveau de l’expression picturale. Edvard Munch (1863-1944) et Anna-Eva Bergman (1909-1987) sont désormais réunis à la galerie Poggi. Trois peintures exceptionnelles et jamais exposées en France du premier, bientôt à l’affiche d’une exposition d’ampleur au musée d’Orsay, rencontrent ici plusieurs tableaux peints ou gravés par Anna-Eva Bergman, qui a revendiqué l’influence de son aîné sur sa propre pratique. Dans ce dialogue inédit, les œuvres exposées mettent en exergue leur expérience et leur perception propres des paysages nordiques, témoins de deux approches fondamentalement différentes, aussi bien sur le plan technique que formel. Chez Munch, le traitement de la peinture à l’huile fait émerger des formes hallucinées, où les arbres et autres éléments naturels semblent devenir des personnages spectraux tout droit sortis d’un rêve ou d’un mirage. Chez Bergman, le découpage de la toile en aplats colorés et l’ajout de feuilles de métal, signature de la peintre, ainsi que la gravure sur bois réduisent ses sujets à leur essence pour traduire la lumière des astres, des montagnes, du ciel et de la mer autant que le silence et la plénitude de leur contemplation. En plus des pièces présentées, la réunion de ces deux artistes majeurs sera ponctuée par plusieurs conférences animées par des spécialistes tels que Thomas Schlesser, directeur de la Fondation Hartung-Bergman qui ouvrait ses portes au public il y a quelques mois.
Entre amour et magie, les apparitions de Xie Lei chez Semiose
Étoile montante de la peinture figurative, Xie Lei est à l’affiche de sa première exposition personnelle à la galerie Semiose à Paris. Dans ses toiles, le Parisien d’adoption né en Chine décline des sujets poétiques nimbés de mystère : ses personnages aux visages brossés au pinceau jusqu’à l’effacement parfois complet de leurs traits y apparaissent tantôt endormis entre la vie et la mort, tantôt amoureux voire étreints, voire parfois réunis par des rites intrigants dont émane une aura envoûtante. Apparitions fugaces et floues, les corps se transforment en figures angéliques et surnaturelles dans des scènes qui taquinent parfois l’histoire de l’art. Ainsi, dans la peinture Exposure I, on découvre deux individus allongés dans ce qui s’apparente à un champ de blé doré, où l’une des silhouettes semble se dissoudre – difficile de ne pas voir ici un miroir de la toile Le repos de midi de Vincent Van Gogh, dépeignant deux paysans assoupis durant leur pause quotidienne. Véritable créateur d’atmosphères oscillant entre décors enflammés et tréfonds sous-marins, Xie Lei a ici pioché parmi ses œuvres en suivant un même fil rouge : le court-métrage Un chant d’amour, unique film réalisé par Jean Genet en 1950 contant l’histoire amoureuse née entre deux prisonniers voisins de cellule. Une référence qui reflète aussi bien le pouvoir narratif des toiles du trentenaire que leur caractère intime et secret, animé par un érotisme discret.
Xie Lei, “Chant d’amour”, jusqu’au 8 octobre 2022 à la galerie Semiose, Paris 4e.
La peinture iconoclaste de Sophie Reinhold chez Fitzpatrick Gallery
Il serait bien difficile de catégoriser la peinture de Sophie Reinhold sans risquer de l’enfermer, tant l’artiste s’emploie à déployer toile après toile un véritable exercice de style. Âgée de 41 ans, l’artiste allemande s’interroge sur le devenir du médium et ses résonances contemporaines, où se rencontrent aussi bien l’héritage d’une histoire de l’art riche parfois pesante que l’influence des nouveaux médias, des supports de communication, de la culture visuelle et leur manière de se réapproprier des icônes ancestrales ou d’en générer de nouvelles. À la Fitzpatrick Gallery, la peintre qui travaille souvent par séries dévoile un corpus inédit autour de la figure d’Aporia, divinité grecque de la difficulté et de l’impuissance qui a donné son nom au terme d’aporie. Comme sur plusieurs de ses œuvres, Sophie Reinhold épelle ce terme au fil de tableaux qui alternent entre des esthétiques radicalement différentes voire opposées. Sur la majorité, on identifie des références à l’art ancien de l’enluminure et notamment de la lettrine, où chaque lettre est formée par des éléments figuratifs et autres personnages dans des postures diverses, mais aussi à la tapisserie et aux scènes pastorales représentées sur toile de Jouy. Au-delà de ces peintures douces, aqueuses et brillantes réalisées à la peinture à l’huile et à la poudre de marbre, plusieurs œuvres dénotent par leurs figures cartoonesques représentées dans des couleurs vives, mates et unies qui découlent directement de la pop culture, ou bien par leurs visages réalistes émergeant des ténèbres, sans doute inspirés par le portrait photographique. Une forme abstraite émerge également de l’exposition : la spirale, symbole de l’infini qui pourrait bien renvoyer ici au caractère absurde et insoluble de l’existence.
Sophie Reinhold, “Aporia”, jusqu’au 8 octobre 2022 à la Fitzpatrick Gallery, Paris 3e.