2 oct 2023

Mike Kelley à la Bourse de commerce : l’expo punk à ne pas rater

À l’aube des années 90, l’Américain Mike Kelley marqua profondément l’art de sa génération, transposant dans les arts plastiques l’esprit punk, puis grunge, qui révolutionnait la musique. Une passionnante rétrospective lui est consacrée à Paris, à la Bourse de commerce jusqu’au 19 février 2024.

Les fondations artistiques privées donnent à la rentrée parisienne beaucoup d’allure : à peine une semaine avant l’ouverture de l’exposition de Mark Rothko à la Fondation Louis Vuitton, c’est Mike Kelley qui sera célébré à la Bourse de commerce, par une grande rétrospective initiée par la Tate Modern londonienne, où elle sera présentée ensuite, avant de voyager en Allemagne et en Suède. Comme Rothko dont la dernière grande exposition parisienne eut lieu il y a presque vingt-cinq ans au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, la précédente exposition “rétrospective” consacrée à Kelley eut lieu elle aussi dans un musée public, au Centre Pompidou

 

Mike Kelley : du Centre Pompidou à la Bourse de commerce

 

L’exposition Mike Kelley, il y a dix ans, était aussi une exposition itinérante, mais durant le processus de sa conception, l’artiste avait mis fin à ses jours : il avait été retrouvé mort dans sa maison de South Pasadena, à 57 ans, le 31 janvier 2012. Dans sa nécrologie pour le Los Angeles Times, Paul Schimmel écrivait alors : “La ville de L.A. ne serait pas devenue une grande capitale de l’art contemporain sans Mike Kelley. De tous les artistes des années 80, il fut celui qui créa vraiment la rupture et établit une identité nouvelle et complexe pour sa génération.” L’exposition parisienne changea malgré elle de statut : “Cette exposition, qui était originellement prévue avec sa participation directe, est devenue une rétrospective au sens plein du terme”, expliquait la commissaire Ann Goldstein. Mais l’exposition n’avait pas convaincu. “La Galerie sud [du centre Pompidou] est bien trop étroite pour accueillir dignement un artiste […] de cette trempe”, écrivait alors Le Journal des Arts. La centaine d’œuvres engoncées dans 1 000 m2 ne reçut que 84 000 visiteurs, quand son étape suivante, déployant 200 œuvres dans les 2 000 m2 qui lui furent consacrés au Stedelijk Museum d’Amsterdam, accueillit plus de 200 000 visiteurs.

L’étape parisienne, alors, n’avait pas permis d’exposer Pay for Your Pleasure (1988), une œuvre essentielle qui définit bien la contextualité du travail de Kelley. Elle se présente sous la forme d’un long couloir bordé de 43 portraits de “great men of arts and letters” (“grands hommes des arts et des lettres”), chacun flanqué d’une citation, exécutés par un peintre publicitaire. Au bout du couloir trône un autoportrait de John Wayne Gacy, un serial killer qui s’était mis à la peinture en prison et que le marché de l’art de l’époque, déjà, regardait avec intérêt… Les États-Unis étaient alors obsédés par les serial killers : c’est en 1987 que parut Le Dahlia noir de James Ellroy, et en 1991 le American Psycho de Bret Easton Ellis. Deux urnes en Plexiglas destinées à recevoir des dons en argent complétaient Pay for Your Pleasure, devenant assurément les éléments absurdes les plus inquiétants du dispositif. Cette œuvre n’avait pas été retenue pour l’exposition (et elle ne le sera pas non plus cette fois encore) parce que l’exposition, justement, était pensée à partir du rapport de Kelley à la musique, et articulée autour d’une œuvre réalisée avec Tony Oursler, qui avait été acquise par le Centre Pompidou

 

Mike Kelley : un plasticien obsédé par la musique

 

Mike Kelley est né dans la banlieue de Détroit en 1954, où il se passionna, adolescent, pour le heavy metal : au début des années 70 il fonda, avec deux autres élèves de l’université du Michigan (Jim Shaw et Niagara) et le réalisateur Cary Loren, le groupe Destroy All Monsters, formation protopunk, psychédélique et noise – lui et Jim Shaw quittèrent le groupe en 1976 pour étudier à CalArts, Los Angeles –, puis, à la fin des années 70, avec Tony Oursler, le groupe The Poetics. Penser une exposition à partir de son rapport à la musique, au-delà des incidences factuelles, n’était pas une mauvaise idée : les débuts de Kelley nous renvoient à une époque où la pratique des arts visuels pouvait être entendue comme une équivalence à la pratique de la musique punk rock (chez les Young British Artists en Angleterre dans les années 80, par exemple). L’œuvre de Kelley s’inscrit dans ce mouvement : ses Arenas, dévoilés au tournant des années 90, œuvres formées par des couvertures de récupération (façonnées au crochet !) étalées par terre et servant de scène à diverses créatures enfantines en tissu, offraient une forme d’équivalence à l’esthétique grunge. Nevermind, l’album de Nirvana, fut publié en 1991.

 

On les découvrit à Paris à la galerie Ghislaine Hussenot en 1990. Kelley n’était pas encore très connu, à telle enseigne que le cambriolage qui eut lieu, une nuit, dans la galerie, pendant l’exposition, vit disparaître l’ensemble du matériel informatique (pourtant, en 1990, les ordinateurs n’étaient pas très sexy) et juste une couverture de Mike Kelley dont les cambrioleurs s’étaient probablement servis pour emballer les vieux Macintosh – et peut-être le fax. Ces Arenas commentent curieusement les sculptures plates de Carl Andre, tandis que les petits personnages animaliers au crochet offrent un contrepoint ironique aux objets clinquants utilisés au même moment par certains artistes new-yorkais : le désormais mondialement célèbre Rabbit en acier inoxydable de Jeff Koons fut conçu en 1986. Ses Arenas propulsèrent Kelley sur le devant de la scène internationale, faisant de lui, selon les termes du réalisateur américain John Waters : “L’homme qui rendit sexy le misérable en transformant les animaux en peluche crasseux de solderie en sculptures incroyablement belles, émouvantes, en les installant sur des couvertures tachées étalées au sol ou en les plaçant face contre terre sur des tables de bridge, les uns contre les autres, comme les adeptes retrouvés morts lors du suicide collectif de Jonestown [1978].”

Mike Kelley à la Bourse de commerce : dix chefs-d’œuvre réunis par la Collection Pinault

 

Les expositions itinérantes sont souvent reconfigurées à chacune de leurs étapes en fonction des collections de la structure qui les accueille, et c’est une fois encore le cas pour l’exposition parisienne qui s’annonce : ça tombe plutôt bien puisque la Collection Pinault ne compte pas moins d’une quinzaine d’œuvres de Kelley, dont dix sont présentées dans l’exposition, parmi lesquelles l’un de ses chefs-d’œuvre : Kandor. C’est une installation spectaculaire faisant partie d’une série commencée en 1999, inspirée par le personnage de Superman (créé en 1938), de son vrai nom Kal-El, envoyé sur Terre alors qu’il n’était qu’un bébé pour échapper à la destruction de Krypton, sa planète, et qui découvrit plus tard que la capitale de Krypton, Kandor, avait été miniaturisée et enfermée dans une bouteille par un “vilain” : Superman réussit à lui redonner sa taille originelle en l’apportant sur Terre, dans l’Antarctique. Une fois encore, l’évocation d’un personnage de comics se comprend dans le contexte de l’époque : d’une part, l’exposition “Les Magiciens de la Terre” au Centre Pompidou, qui pulvérisait les frontières du monde de l’art en considérant celui-ci dans sa forme globalisée, et d’autre part “High and Low” au MoMA de New York, exposition associant pour la première fois dans une grande institution l’art moderne et la culture populaire. “Je voulais qu’elles soient complexes d’un point de vue sculptural pour que, même lorsqu’on tournerait autour, on puisse ressentir l’aspect plat de leur forme originelle dans les comics. Telles que je les envisageais, je les voyais un peu comme des peintures de Matisse en trois dimensions aux accents de science-fiction1.” Où l’on voit nettement que Kelley est un sculpteur, qu’il se pose des questions relatives à la forme (“l’aspect plat”, l’angle de vue…) et à l’histoire de l’art (l’aspiration à l’évocation de la couleur chez Matisse en trois dimensions). 

 

Car c’est là que réside le risque fatal qui plane sur cette exposition : le travers contemporain qui conduit à examiner les œuvres d’autres époques à l’aune des préoccupations à la mode, qui conduit souvent à plaquer sur les œuvres des intentions qui leur étaient assez étrangères. On voit clairement poindre le danger à la lecture du catalogue et de ses centres d’intérêt : un essai consacré à “Mike Kelley et le féminisme”, un autre où l’on essaie de voir partout une dimension “queer” et, last but not least, sous la plume de Laura López Paniagua : “Kelley deviendra plus tard célèbre pour ses œuvres avec des jouets en peluche qui sont encore aujourd’hui interprétées comme un corollaire de la maltraitance infantile.” La critique d’art française Noëllie Roussel – qui a passé dix ans à Los Angeles où elle connut bien et fréquenta Mike Kelley (à qui elle consacra sa thèse) – mettait déjà en garde, il y a quelques années, contre les projections de toute nature sur une œuvre qui n’en demande pas tant. “Quelque chose arriva à Mike Kelley alors que son travail se mit d’un coup à devenir de plus en plus connu. Il fut soumis au fléau qui, souvent, s’abat sur les célébrités lorsque leurs fans commencent à projeter leurs fantasmes les plus fous sur leur idole et ses productions […]. La personne en question penserait que, BIEN SÛR, le travail de Kelley avec des animaux en peluche était voué à dénoncer la maltraitance infantile et que, PAR CONSÉQUENT, tada ! Kelley nous adresserait secrètement des messages concernant son histoire personnelle. Ils présumeraient que Kelley fut lui-même abusé lorsqu’il était enfant, chose qu’il passa son temps à réfuter sans que nous ayons aucune raison de mettre sa parole en doute.”

Une œuvre aussi irrévérencieuse que mélancolique

 

En attendant, les cloches de verre multicolores de Kandor, scintillant dans la pénombre, trouveront sous la coupole en verre de la Bourse de commerce une situation exceptionnelle. Le commissaire de l’exposition, Jean-Marie Gallais, ex-conservateur du Centre Pompidou-Metz, a passé une semaine à la Mike Kelley Foundation For The Arts (créée par l’artiste lui-même en 2007 pour soutenir les projets inventifs de jeunes artistes) et raconte avoir “été frappé par l’incroyable cohérence de l’œuvre de Kelley, qui se révèle, au-delà des œuvres, dans ses notes et réflexions sur les performances des années 80. D’un carnet à l’autre – tout est impeccablement classé et inventorié –, au gré des notes et des dessins, on voit se construire un univers auquel il reviendra sans cesse. Il semble que les dernières œuvres, y compris les ‘superproductions’ comme Kandor et Extracurricular Activity Projective Reconstruction, étaient déjà presque prêtes à surgir : les thèmes, les mots, les motifs sont parfois déjà là, et le ton est en place, irrévérencieux autant qu’érudit, provocant s’il faut, mais aussi empreint d’une certaine mélancolie.” 

 

L’écrivaine et curatrice Emi Fontana avait vu Mike Kelley à peine une semaine avant son suicide. “Il éprouvait un profond malaise à voir ce que le monde de l’art était devenu, déclara-t-elle alors. Il n’aimait pas le fait que tout soit devenu si corporatiste. Il m’a confié : ‘Si je débutais aujourd’hui, je ne choisirais jamais de devenir un artiste plasticien.’”

 

Mike Kelley, “Ghost and Spirit”, du 13 octobre 2023 au 19 février 2024 à la Bourse de commerce, Paris Ier.

 

 

1. Cette citation est issue de l’ouvrage : Mike Kelley – Kandors de Rafael Jablonka, éd. Hirmer, 2010.