Meriem Bennani : l’artiste marocaine qui a conquis le monde et Internet
Experte en vidéo, cette artiste installée à New York a fait sensation sur Instagram avec sa chronique du confinement, mettant en scène deux lézards.
Propos recueillis par Nicolas Trembley.
Née en 1988 au Maroc, Meriem Bennani est passée par l’ENSAD de Paris, puis par la Cooper Union à New York où elle réside désormais. Cela faisait longtemps qu’une artiste ne s’était pas investie dans la vidéo avec autant d’énergie et d’humour. Ses installations constituées de projections multiples habitent les espaces de façon particulière et gigantesque. L’artiste n’hésite pas à aborder la complexité des problèmes sociaux et politiques, qu’il s’agisse des migrants, de la place des femmes ou de la gestion désastreuse de la Covid-19 par les équipes de Donald Trump, tout cela mélangé à ce qu’elle trouve sur YouTube. Pendant le confinement, Meriem Bennani s’est associée à la réalisatrice Orian Barki pour produire, de façon spontanée, une série en images d’animation intitulée 2 Lizards (“2 Lézards”). Stoppée après huit épisodes et plusieurs mois de succès, cette sorte de minisérie met en scène deux lézards qui errent dans le quartier de Brooklyn vidé de ses habitants. Leurs dialogues s’inspirent à la fois des bulletins du Dr Fauci (l’épidémiologiste chargé de conseiller la présidence des États- Unis sur la Covid-19, qui fut souvent opposé à Donald Trump), des news en boucle, tout autant que des discussions avec leurs amis. Ces vidéos, diffusées sur le compte Instagram @meriembennani, incarnent avec humour le quotidien de millions de personnes à travers le monde, qui se sont identifiées à ces personnages. Désormais libérée de cette série, Meriem Bennani travaille sur sa prochaine exposition à la galerie François Ghebaly de Los Angeles.
Numéro : Quel a été votre parcours ?
Meriem Bennani : J’ai grandi à Rabat et j’ai fait mes études à Paris, puis à New York, où je vis maintenant depuis douze ans. Ces trois villes m’ont influencée, de façon à la fois mémorable et banale.
Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec l’art ?
Je n’ai pas eu à proprement parler de “révélation”, de première fois inoubliable. Mes parents ont toujours aimé l’art, et j’ai eu la chance de grandir au contact de beaucoup de peintures et de dessins modernes, mais aussi d’œuvres d’artistes marocains des années 70 et 80. La rencontre artistique qui m’a véritablement marquée, très tôt et de façon inconsciente, c’est sans doute le moment où nous avons eu un accès (piraté) à la chaîne Cartoon Network.
“La rencontre artistique qui m’a véritablement marquée, c’est le moment où nous avons eu un accès (piraté) à la chaîne Cartoon Network.”
Qu’est-ce qui attirait votre regard à l’époque ? Et aujourd’hui ?
À l’adolescence, pas mal de livres d’art que nous avions à la maison, et des magazines d’art français. J’aimais aussi beaucoup le dessin, et des choses très classiques comme Picasso et Matisse, ou David Hockney. Mais j’écoutais surtout énormément de musique, et je crois que c’est ce qui a le plus influencé ma pratique actuelle. C’était la grande époque du trip-hop. Aujourd’hui, je m’intéresse à tout ce qui est film ou télé, et aux vidéos musicales sur YouTube.
Quels effets le récent confinement a-t-il eus sur votre production ?
J’ai été soulagée de voir que certaines expositions étaient reportées, et d’avoir plus de temps pour travailler réellement, sans paperasserie ni emploi du temps imposé. En ce moment, je prépare une exposition structurée autour d’une œuvre vidéo qui a dû être intégralement conçue en tenant compte de l’impossibilité de voyager ou de tourner. Du coup, je fais beaucoup d’animation, et j’ai demandé à la personne que je voulais filmer, au Maroc, de se filmer elle-même. C’est une bonne chose, je crois, de devoir repenser sa façon de travailler. Ça fait bouger les lignes.
Quelle est la place de l’atelier dans votre travail ?
Je n’ai pas d’atelier, et ça me convient très bien, ça me permet de me sentir plus libre, plus légère. J’aime beaucoup cuisiner et faire des siestes, donc je préfère travailler dans un endroit confortable. Cela dit, à un moment donné, je crois qu’avoir un atelier pourrait être plus salutaire. Cela me permettrait de mieux séparer mon travail de ma vie privée, et également de me confronter à des choses plus “physiques”, loin des écrans, comme le dessin par exemple. Depuis un certain temps, je réussis quand même de mieux en mieux à me fixer des horaires de travail et à préserver mes week-ends. Je ne trouve plus que ce soit si cool d’être toujours à moitié en train de travailler.
“nous avons décidé de donner vie à des personnages en 3D qui auraient des discussions existentielles – comme une distraction.”
Terminez-vous toujours une vidéo avant d’en commencer une nouvelle ?
Il me semble que j’ai dû produire toutes mes vidéos les unes après les autres. Certaines sont des pièces individuelles, d’autres des séries, comme mon projet Party on the Caps, constitué de plusieurs chapitres. En fait, même les projets individuels existent sous différentes formes, parce qu’ils font intervenir la vidéo,
la sculpture, l’installation… les limites sont donc assez floues.
Savez-vous toujours à l’avance ce que vous allez filmer, ou laissez-vous une place à la spontanéité ?
Le choix d’aller vers tel ou tel sujet est toujours spontané, instinctif. Ensuite, la réalisation de l’œuvre elle-même (tournage et montage de la vidéo, conception de l’installation), c’est en quelque sorte ma façon d’aborder le processus de clarification de cet instinct initial, de le comprendre, de l’interroger. Cette partie-là est beaucoup plus méthodique.
D’où proviennent les images et les contenus de vos nouvelles vidéos sur Instagram ?
Les vidéos de la série 2 Lizards sont nées de façon très spontanée, pendant la première semaine du confinement. Avec Orian Barki, nous avons décidé de donner vie à des personnages en 3D qui auraient des discussions existentielles – comme une distraction. Je lui ai montré un dossier d’animaux numérisés prêts pour l’animation, et elle a choisi le lézard. On a créé la première vidéo à partir d’une conversation enregistrée entre elle et moi. La vidéo a été accueillie avec un certain enthousiasme et, surtout, nous y avions pris un immense plaisir, nous avons donc continué. Chaque semaine, nous tentions de capter l’ambiance, de voir comment les choses évoluaient à New York sur le front de la pandémie, et de communiquer nos impressions par l’intermédiaire de ces deux reptiles luisants et indolents.
Toutes vos œuvres ont-elles des titres ?
Oui, toutes mes œuvres ont des titres, mais je ne suis pas très douée pour ça. Ils sont avant tout fonctionnels. Ils ne sont pas décoratifs, et encore moins conceptuels.
Pouvez-vous nous parler de votre technique ?
J’utilise tout ce qui est à ma disposition pour atteindre exactement l’émotion que j’essaie de faire passer. Je choisis souvent des sujets difficiles à traiter. Ce qui m’intéresse, c’est de capturer les contradictions et la complexité d’événements ordinaires. J’essaie de maintenir une tension sur toute la durée de mes vidéos, dans leur dimension temporelle. L’enjeu est de rester aussi fidèle que possible à l’idée de départ. J’ai recours à des procédés qui ne relèvent pas de la fiction : storytelling, montage, séquences animées, architecture, son… – tout entre en ligne de compte.
Comment installez-vous vos œuvres ? L’architecture de l’espace d’exposition est-elle importante à vos yeux ?
La scénographie et l’architecture sont très importantes pour moi. Chaque fois que j’installe une œuvre, je la réinvente pour qu’elle fonctionne dans l’architecture qui va l’accueillir. En général, la vidéo est montée au moment où je conçois l’installation. Tout se fait en même temps, parce que tout fait partie d’une même œuvre – les images aussi bien que les écrans sur lesquels elles vont s’afficher. Lorsque j’ai la chance de me voir confier un espace pour y montrer mon travail, ce qui compte pour moi, c’est de pouvoir créer une expérience incarnée, et généreuse.
“Ce qui m’intéresse, c’est de capturer les contradictions et la complexité d’événements ordinaires.”
Vous sentez-vous proche d’un mouvement ou d’une communauté en particulier ?
Pas vraiment, non. Mais je saisis toutefois dans quelle mesure j’appartiens spécifiquement à une époque, à une génération – et en quoi cela peut affecter mon travail.
Y a-t-il quelque chose dont vous aimeriez faire prendre conscience à travers votre pratique artistique ?
Je n’ai jamais voulu me montrer didactique, ni exercer une quelconque autorité ou ambition à travers mon travail. Cela ne cadrerait pas avec ma personnalité – interagir avec les gens de cette façon ne m’intéresse pas beaucoup. J’ai avant tout envie d’ouvrir des perspectives, de poser des questions, avec la plus grande sincérité possible.
Quel sera votre prochain projet ?
Je suis en train de terminer des œuvres pour une exposition qui aura lieu à la galerie François Ghebaly, à Los Angeles, et qui ouvrira le 6 mars prochain.
Meriem Bennani, “MISSION TEENS”, jusqu’au 27 mars à la galerie Clearing, Bruxelles.