31 oct 2023

Marina Abramovic : la star de l’art et reine de la performance se dévoile

S’il est une artiste qui a fait entrer la performance dans le domaine du mainstream, c’est assurément Marina Abramovic. Depuis plus de cinquante ans, l’artiste serbe, auto‐labellisée “grand-mère du performance art”, utilise son corps dans des œuvres aussi intenses qu’éreintantes, qui explorent ses limites physiques et psychiques, mais aussi celles de son public. Elle est aujourd’hui la première femme à se voir consacrer une exposition personnelle à la Royal Academy of Arts de Londres. Rencontre. 

S’il est une artiste qui a fait entrer la performance dans le domaine du mainstream, c’est assurément Marina Abramovic. Depuis plus de cinquante ans, c’est‐à‐dire depuis qu’elle a entamé sa carrière à Belgrade, au début des années 70, l’artiste serbe, auto‐labellisée “grand-mère du performance art”, utilise son corps dans des œuvres aussi intenses qu’éreintantes, qui explorent ses limites physiques et psychiques, mais aussi celles de son public. Ses chemins de croix artistiques – souvent vécus en collaboration avec son ancien compagnon, Frank Uwe Laysiepen, plus connu sous le pseudonyme “Ulay” – ont notamment consisté à graver dans sa chair une étoile à cinq branches avant de se fouetter et de s’allonger nue sur une croix de glace, à marcher pendant quatre‐vingt‐dix jours sur la Grande Muraille de Chine, ou à faire pointer sur elle un pistolet chargé, ou une arbalète. 

En 1997, elle a reçu le Lion d’or à la Biennale de Venise pour Balkan Baroque, une pièce créée en réponse au conflit qui déchirait son pays natal, l’ex‐Yougoslavie. 

 

L’œuvre consistait notamment à gratter pendant quatre jours des os de vache sanguinolents, réunis en un tas d’où se dégageait une odeur âcre. Mais c’est en 2010 qu’Abramovic a été propulsée au firmament de l’art mondial avec The Artist Is Present, une œuvre vivante présentée dans le cadre de sa grande rétrospective au Museum of Modern Art, à New York. Pendant les trois mois qu’a duré l’exposition, elle est restée assise à une table, immobile, sept heures par jour, tandis que plus de 850000 personnes visitaient l’exposition ou faisaient la queue pour venir s’asseoir un moment en face d’elle – battant ainsi tous les records du MoMA. Aujourd’hui, elle est la première femme – en deux cent cinquante‐cinq ans d’histoire de la Royal Academy of Arts de Londres – à se voir consacrer une exposition personnelle dans les grandes galeries de la vénérable institution. 

Louisa Buck : Cette exposition à la Royal Academy est votre première grande exposition dans une institution publique au Royaume‐Uni. A‐t‐elle beaucoup évolué, après trois années de reports dus au Covid ? 

 

Marina Abramovic : Au moment où nous étions censés ouvrir l’exposition, en 2020, absolument tout était prêt, y compris le catalogue. Mais un an plus tard, nous avons choisi d’opérer un virage complet, littéralement à 360 degrés. Désormais ce n’est plus une rétrospective, mais plutôt des œuvres de différentes périodes qui dialoguent entre elles : en se tournant vers le passé, on regarde vers l’avenir, et cela n’a rien d’historique. La première salle s’intitule Public Participation, et l’on pourra y voir deux œuvres que plus de trente années séparent : Rhythm 0, lorsque j’ai failli être tuée par le public avec un pistolet chargé, à Milan, en 1974, et The Artist Is Present, lorsqu’en 2010, dans le cadre de mon exposition au MoMA, je suis restée assise face au public tous les jours, pendant près de trois mois. 

 

Même si un nombre incalculable de choses se sont produites entre ces deux œuvres, toutes deux reflètent la même idée, celle de donner au public la permission de participer à l’œuvre. Dans l’une et l’autre de ces œuvres, vous testez vos limites physiques et psychiques, et vous redéfinissez en même temps ce que signifie «livrer une performance artistique». Cette manière de pousser votre corps et votre esprit est une constante dans votre travail, depuis plus de cinquante ans. Un de mes anciens professeurs disait qu’il est très important d’avoir une bonne idée. Si vous êtes génial, vous en aurez peut‐être deux, et dans ce cas‐là, il faudra se montrer très prudent. En ce qui me concerne, je tiens une bonne idée. Et c’est de s’emparer du corps. En l’occurrence, de mon propre corps. Le corps peut tout vous offrir. C’est à la fois un microcosme et un macrocosme. Or nous n’en savons pas grand‐chose: les scientifiques disent que nous n’utilisons que 20% du potentiel de notre cerveau. C’est donc une vaste zone d’expérimentation, qui n’a jamais de fin. 

 

Comment cette expérimentation a‐t‐elle évolué dans votre cas? 

 

Au départ, ce qui m’intéressait, c’était d’entrevoir les limites physiques. Puis je me suis mise à rechercher les limites psychiques. À cela sont venus s’ajouter des éléments de spiritualité tirés de mes voyages nomades dans différents pays, à partir des années 70 et 80. Les rencontres avec d’autres peuples, d’autres cultures, avec leurs rituels, m’ont fait prendre conscience qu’il est essentiel d’apprendre à se servir de nos perceptions extrasensorielles, de la télépathie, de toutes ces capacités que nos technologies oblitèrent, et qui restent donc inexploitées. Cela fait de nous des invalides. Pour finir, je me suis rendu compte que, lorsque je travaille avec le public, je n’ai plus besoin de rien. Rien d’autre qu’une transmission directe d’énergie entre lui et moi. C’est tout. Il m’a fallu cinquante‐cinq ans pour arriver à cette certitude. 

 

“Ma bonne idée a été de m’emparer du corps, en l’occurrence de mon propre corps. Le corps peut tout vous offrir. C’est à la fois un microcosme et un macrocosme.”  Marina Abramovic.

 

Une autre évolution importante de cette dernière décennie a été le recours à d’autres personnes pour interpréter vos performances. À la Royal Academy, il y aura, parmi les quatre pièces proposées en live, la toute première reconstitution de The House with the Ocean View, une œuvre épuisante par sa durée, que vous avez représentée pour la première fois en 2002. Il s’agit de vivre en public pendant douze jours, dans trois espaces ouverts, sans manger. Quel effet cela fait‐il de voir quelqu’un d’autre interpréter une œuvre aussi personnelle? 

 

C’est pour moi une immense émotion de voir quelqu’un d’autre interpréter cette œuvre de mon vivant. De savoir qu’elle peut désormais exister sans moi, c’est vraiment un pas important. Cela revient à la transmettre à une nouvelle génération. The House with the Ocean View est une pièce très, très difficile à mettre en actes, et elle sera interprétée par trois artistes femmes exceptionnelles, en qui j’ai totalement confiance. Ensemble, nous mettons en place tout un processus de préparation, et elles ont aussi leur propre pratique, où elles‐mêmes travaillent sur la durée, le temps long dans l’œuvre. Ce n’était pas mon cas à l’époque, mais elles seront sous la surveillance d’un médecin, d’un psychologue et d’un nutritionniste. Parce que, pour être capable de faire face à trois mille personnes par jour à la Royal Academy, il faut vraiment des quantités phénoménales d’énergie. 

 

Par le passé, dans votre pratique artistique, vous vous êtes souvent mise en situation d’extrême danger, LB mais j’ai cru comprendre que vous aviez récemment traversé une expérience terrifiante et frôlé la mort, après avoir été hospitalisée pour une embolie. Comment allez‐vous aujourd’hui ? 

 

C’était il y a seulement deux mois. J’avais subi une intervention tout à fait bénigne à la jambe, mais un caillot s’est formé, et j’ai fait une embolie pulmonaire. J’ai passé six semaines en soins intensifs, et j’ai dû subir trois opérations et neuf transfusions de sang. Honnêtement, c’était tellement grave que le médecin m’a dit ensuite que j’avais vraiment failli mourir à deux reprises. Mais il m’a dit aussi qu’il n’avait jamais vu un tel miracle de résistance. Depuis, j’ai fait beaucoup de rééducation, et je marche encore avec une canne, mais je vais bien. Je ne pourrai simplement pas prendre l’avion pendant sept mois, donc je vais venir à Londres en paquebot, à bord du Queen Mary. 

Cette récente expérience vous amène‐t‐elle à envisager différemment celles de vos œuvres—et elles sont nombreuses—qui traitent de la mort, comme par exemple Nude with Skeleton (2002) ou The Life and Death of Marina Abramovic (2011) ou encore, plus récemment, 7 Deaths of Maria Callas (2020)? 

 

C’était totalement invraisemblable. Ça a été pour moi un véritable choc, en repensant à tout ce que j’avais pu faire ! Je lavais des squelettes, je déambulais avec des squelettes, je transportais des squelettes— sans compter mes propres funérailles, en collaboration avec Bob Wilson, dans The Life and Death of Marina Abramovic ou, en effet, 7 Deaths of Maria Callas, où elle meurt sept fois, dans sept opéras différents. Et voilà que Dieu arrive et me dit: “Bon, maintenant, ma chère madame Abramovic, vous voulez savoir ce qu’est réellement la mort? Eh bien vous êtes servie!” Sincèrement, ça m’a semblé complètement incroyable ! Dorénavant, je ne veux plus avoir affaire à la mort, sous aucune forme. C’est fini. Ce qui me tient à cœur aujourd’hui, c’est de vivre. Mais j’ai aussi le sentiment d’y avoir gagné une vie supplémentaire, comme une sorte de bonus qui m’aurait été offert, et auquel je dois donner tout le sens possible. C’est un très gros changement. Je me lève tous les matins avec bonheur, en me disant que, réellement, la vie est une merveille— et un miracle aussi. Je plaisante sans arrêt, je suis pleine d’humour désormais. 

 

“Il y a deux mois j’ai failli mourir. Ça a été un véritable choc en repensant à tout ce que j’avais pu faire auparavant. Je lavais des squelettes, je déambulais avec des squelettes, je transportais des squelettes—sans compter mes propres funérailles…”  Marina Abramovic.

 Vous nous disiez tout à l’heure que la technologie peut nous faire perdre le contact avec nos pouvoirs psychiques, mais, dans votre travail, vous avez aussi utilisé les toutes dernières avancées de la réalité virtuelle. Dernièrement, vous avez même combiné réalité virtuelle avec réalité augmentée pour créer une “réalité hybride”, un avatar de vous en trois dimensions qui, lorsqu’on le regarde avec un visiocasque, semble flotter dans l’espace. Cela participe‐t‐il chez vous d’un désir d’assurer la présence de l’artiste pour l’éternité? 

 

Ce qui est intéressant à mes yeux dans cette réalité «mixte», c’est son rapport à l’immortalité de l’énergie. Et quand on filme avec 36 caméras vidéo au lieu d’une seule, on capte beaucoup plus efficacement l’énergie vitale d’un corps. Je crois donc que ces œuvres de mixed reality que j’ai produites auront un effet beaucoup plus puissant lorsque je ne serai plus là. 

 

“J’aime beaucoup ce qu’avait fait Matisse au moment de la Seconde Guerre mondiale : pendant que tout le monde représentait les atrocités qui se produisaient alors, lui peignait uniquement des fleurs.” –  Marina Abramovic.

 

À l’heure où notre monde semble être en état de crise aiguë, que ce soit sur le plan politique, économique ou environnemental, quel doit être selon vous le rôle de l’art aujourd’hui? 

 

J’aime beaucoup ce qu’avait fait Matisse au moment de la Seconde Guerre mondiale: pendant que tout le monde représentait les atrocités qui se produisaient alors, lui peignait uniquement des fleurs. On a besoin de choses positives, d’humour, de se remonter le moral, de ne pas se décourager. Il n’y a qu’en gardant le moral que nous réussirons à faire face à tout cela! 

 

Marina Abramovic, Royal Academy, Londres. Jusqu’au 1er janvier 2024.