5 fév 2021

Lucile Boiron, la photographe qui dissèque les corps avec une douce violence

Le corps, la chair, les membranes et le sang : voilà ce qu’illustrent les clichés de Lucile Boiron, fragments ultra-intimes du vivant sous ses formes les plus à nu. Après la sortie de son premier livre et l’exposition de sa série “Womb” jusqu’au 25 février à la galerie Madé, la jeune photographe française prépare la publication d’une série d’autoportraits inédits, réalisés pendant le confinement. L’occasion de se plonger dans une pratique organique et viscérale caractérisée par sa douce violence.

Devant les photographies de Lucile Boiron, un mot nous vient à l’esprit : cru. Cru comme la tranche de jambon qui s’approche de lèvres juvéniles, aussi pourpre que la langue qui s’apprête à s’en délecter. Cru comme un sein pâle, jusqu’alors protégé des rayons ultra-violets, qui s’expose à la lumière pour unifier le bronzage d’un corps. Cru comme le violet bleuté de varices saillantes où s’inscrit le poids des années, qui serpentent distinctement sur le haut d’une cuisse partiellement recouverte par une jupe bordeaux. Cadrés en gros plan, ces détails intimes éveillent tous les sens du spectateur : on croirait ressentir les rayons du soleil brûler la peau, humer l’odeur de l’iode, goûter l’arôme sucré de la pulpe juteuse qui émerge de la figure ouverte. Exposée jusqu’au 25 février à la galerie Madé, cette série s’appelle Womb, qui en anglais désigne à la fois la matrice, l’utérus et les entrailles. Pendant quatre étés successifs, la jeune photographe française rentre en famille et immortalise ses sœurs, sa mère et sa grand-mère, mais aussi des fragments du décor bien connu dans lequel elle a grandi. Entre ses cadrages resserrés, baignés par la lueur bienveillante des journées estivales, ses sujets composent les morceaux d’un d’éden matriarcal réchauffé par la tendresse des corps, l’extase gustative des mets abondants et la rassurante sérénité du cocon familial.

À 30 ans, Lucile Boiron fait partie de cette génération d’artistes nourris par un rapport inédit à l’image, synchrone des nombreuses innovations technologiques qui ont façonné ses transformations. S’y ajoutent inévitablement les nouveaux canaux de circulation qui noient le visuel dans “la masse complètement informe qu’est la toile”, comme elle la décrit elle-même, et dans laquelle elle prend plaisir à piocher pour constituer sa propre banque de données numérique. Les nouveaux modes de représentation de soi, également : des émissions de téléréalité aux vlogs des Youtubeurs, la jeune femme se passionne pour les manières dont l’être humain peut désormais se mettre en scène et offrir à disposition sa propre image. Lorsqu’étudiante en communication visuelle, Lucile Boiron se décide à faire de la photographie son métier, c’est avant tout en ce qu’elle y perçoit un “pouvoir infini de digestion du réel” – métaphore qui n’est pas sans rappeler son approche explicitement organique de la prise de vue. Fascinée par l’extimité – c’est-à-dire la propension de l’individu à exposer ce qui relevait jusqu’alors de son intimité –, l’artiste écume par exemple les sites de rencontres par webcam, où elle prend des captures d’écran des internautes solitaires pour l’un de ses premiers projets. Grâce à la gomme bichromatée, un procédé non-argentique basé sur une solution saturée du bichromate de potassium, elle imprime ces images en plusieurs couches et y intervient avec pinceaux et pipettes pour leur donner un aspect pictural. En résultent des portraits sombres et bleutés, presque fantomatiques, caractérisés par un grain unique.

Lucile Boiron, série “Womb” (2016-2019).

Diplômé de l’ENS LouisLumière, Lucile Boiron est en effet particulièrement férue des techniques anciennes voire obsolètes de la photographie, qu’elle apprend là-bas à utiliser. La plupart du temps, la jeune femme choisit l’argentique pour le “temps de latence” qui lui offre et l’effet de surprise apporté par la révélation de l’image. Mais lorsqu’il lui arrive de passer au numérique, elle cherche tout de même à retrouver cette lenteur dans la mise en scène, puis attend parfois plusieurs jours avant de regarder ses prises de vue. Pour l’un des clichés de sa série Womb, l’artiste opte pour un tirage directement d’après le négatif et rince volontairement mal le papier afin que la chimie continue à agir dessus au fil du temps, jusqu’à faire partiellement disparaître le sujet. “Avoir le temps de fantasmer ses images avant de les voir crée un rapport très différent à leur égard”, justifie-t-elle.

 

Aussi tendre et délicate dans son propos et ses sujets que brutale dans la manière de les décortiquer par son regard – qu’elle-même décrit comme “parfois sadique et cruel” – mais aussi par les techniques et la chimie qu’elle mobilise, la photographie de Lucile Boiron dégage une douce violence. Un oxymore manifeste jusqu’à la palette chromatique déployée par l’artiste dans Womb : les chairs s’y montrent rosées comme à vif, les aliments dégoulinent de liquide rouge sang, un orange profond se dilue même dans l’eau d’une plage ensablée. Plus l’auteure enrichit sa série de nouveaux clichés, plus elle se met consciemment en quête des rouges les plus intenses, travaille sous un soleil zénithal qu’elle miroite par un réflecteur, accentue les ombres bleutées en post-production. Mis à nu, le vivant dévoile alors les aspérités de ses membranes, des pores et cicatrices cutanés aux nervures du fruit, tandis que leurs béances ouvrent une passerelle symbolique de l’extérieur vers l’intérieur.

On ne s’étonne pas lorsque l’artiste mentionne parmi ses grandes influences Lucian Freud, Francis Bacon ou encore Antoine d’Agata. Peintres ou photographe, tous trois développent par leur pratique ce que Lucile Boiron aime à appeler un “art de la viscéralité”, approche qu’elle s’approprie à son tour. Mais derrière la crudité du sujet et le déploiement parfois violent de sa chair voire de ses boyaux, on lit aussi le désir de sonder les profondeurs mentales de l’humain, de plonger dans les méandres de l’inconscient et du refoulé. En évoquant cela avec nous, la jeune femme réalise que le tournant plus intime de sa pratique coïncide avec le début d’une psychanalyse il y a cinq ans. Pas de hasard. Et si elle entretenait longtemps avec sa propre image un rapport complexe qui la dissuadait de se mettre en scène, le premier confinement et la restriction de moyens l’auront incitée à franchir une étape importante : celle de l’autoportrait. Dans son studio parisien, l’artiste a méticuleusement photographié son propre corps nu sous une lumière éblouissante et sur des surfaces réfléchissantes, saisissant les lignes de sa poitrine et de ses hanches jusqu’aux détails de ses pieds repliés sous ses cuisses. Lui est revenue alors en tête une série qu’elle avait réalisée quelques temps auparavant pour M, le magazine du Monde, dans l’intimité d’un cabinet de chirurgien esthétique à l’hôpital. Au corps étendus sur la table d’opération, aux prothèses mammaires et traces sanguinolentes capturées sur le non-tissé bleu médical, Lucile Boiron commence à associer les fragments de sa propre chair : “c’est un peu comme si j’avais disséqué mon propre corps dans le bloc”, confie-t-elle. Bientôt, un livre réunira ces deux projets en plaçant délibérément leurs clichés en vis-à-vis. Son titre : Mise en pièces. Preuve que pour mieux déchiffrer l’ensemble tortueux qui constitue le soi, la voie royale est toujours celle de la fragmentation.

 

 

Lucile Boiron, Womb, jusqu’au 25 février à la galerie Madé, Paris 6e.
L’ouvrage Mise en pièces sortira prochainement chez Art Paper Editions.