25 mai 2021

L’obsession du photographe Daido Moriyama pour… les accidents

Restituant l’imprévisibilité et la violence de la rue, Daido Moriyama accueille à bras ouverts le hasard, que ce soit par ses choix de sujet ou ses méthodes de composition.  Par sa ses prises de vue en rafale, il puise dans les événements les plus inattendus de la vie nocturne tokyoïte et fait la part belle aux accidents. Une esthétique rugueuse et abrupte à découvrir du 19 mai au 24 octobre 2021 à l’occasion de la double rétrospective “Moriyama-Tomatsu: Tokyo” organisée par la MEP. 

Lorsqu’il quitte sa région natale d’Osaka en 1961, Daido Moriyama, alors âgé de 22 ans, espère rejoindre la prestigieuse agence de photographie Vivo. Et pour cause : le photographe Shomei Tomatsu, sa principale influence à l’époque, y travaille. S’il partage avec l’homme de huit ans son aîné le même goût pour les marginaux des grandes villes Japonaises, il ne tardera pas à trahir l’esthétique perfectionniste de ce dernier pour affirmer son propre style, rugueux, granuleux et sali. Devenu photographe indépendant en 1964, Daido Moriyama se détache en effet progressivement de l’influence de ses contemporains pour développer un ensemble de codes visuels aux frontières de la lisibilité. Comme l’indique le titre d’une de ses premières séries Japan, A Photo Theater (1967), le jeune photographe voit dès sa vingtaine le monde comme un spectacle et saisit l’insolite et l’ambigu au moment où ils se présentent, comme cet homme capturé le regard en biais et le front tiré par un collant : yakuza, comédien hors de ses coulisses ? On ne saura jamais exactement.

 

Particulièrement insolites pour l’époque, ses procédés créatifs font également la part belle au hasard et à l’accident, transformant l’échec technique en succès : le photographe ne jette rien et récupère même dans les poubelles les négatifs qui n’ont pas passé l’épreuve de la chambre-noire. En quête permanente du contingent, Daido Moriyama se reconnaît dans le chien errant à l’abris des regards qu’il photographie en 1971 (Stray Dog), arpentantTokyo à l’affût des scènes imprévisibles qu’offrent la métropole où il réside et son agitation perpétuelle, notamment la nuit. A partir des années 80, Daido Moriyama revient à des images plus nettes comme le montre sa série Light & Shadows (1982), mais ne cesse pas de rechercher l’incongru dans le quotidien, jusqu’à ses récentes photographies numériques en couleur prises en rafale qui font l’éloge de l’imprévu. Aujourd’hui octogénaire, l’artiste présente jusqu’au 24 octobre à la Maison Européenne de la Photographie ses travaux consacrés à Tokyo, en même temps que ceux de Shomei Tomatsu, son aîné et mentor. L’occasion de revenir sur une pratique mettant à l’honneur l’accident sous toutes ses formes.

 

 

Le crash, un hasard aux accents tragiques

Daido Moriyama, “Midnight Accident, Tokyo”, 1969, 33.1 × 47.4 cm, © 2021 Daido Moriyama

A ses débuts, Daido Moriyama est très influencé par les membres de l’agence Vivo, qui regroupe six des plus éminents photographes japonais de l’après-guerre dont Eikoh Hosoe, qu’il assiste pendant 3 ans. Mais son esthétique de l’accident lui sera transmise par une autre figure, venue cette fois-ci d’outre-Atlantique. C’est la séries la moins pop de l’artiste américain iconique de la fin du XXe siècle, Andy Warhol, Death and disaster qui donne au jeune Japonais le goût de l’accidentel. Loin de ses Marilyn, le “pape du pop-art” représente dans une sérigraphie de 1963 le sort funeste d’une voiture et de ses occupants après un accident. Se confrontant à son tour à la contingence, cette épée de Damoclès qui pèse sur toute existence humaine, Daido Moriyama re-photographie en 1969 des campagnes de prévention routière mettant en scène des accidents de la route pour composer sa série intitulée Accident. En zoomant sur les situations représentées et en réduisant les niveaux de gris, l’artiste accentue la charge tragique de ces images. Par cette série, l’une de ses premières, le photographe affirme déjà un certain attrait pour des sujets crus, qu’il noircit et rend encore plus violents par sa forte saturation des contrastes.

 

 

L’accident de prise de vue : une esthétique de la récupération

Daido Moriyama, “Untitled”, de la série “Farewell Photography”, 1972 Sérigraphie sur toile© Daido Moriyama Photo Foundation. Courtesy of Akio Nagasawa Gallery

Avec Daido Moriyama, l’accident a lieu aussi à l’intérieur de l’appareil photo. Des circonstances hasardeuses peuvent en effet se glisser dans les boîtes noires qui renferment les pellicules : en photographie argentique, on ne découvre qu’au moment du développement quelles images sont réussies, et lesquelles sont ratées. Ces dernières, souvent jetées par les photographes professionnels ou amateurs, intéressent particulièrement Daido Moriyama, qui les récupère dans les poubelles et en produit des tirages grand format. En résultent des clichés rongés, brûlés et des silhouettes à peine discernables. Comme pour la série Accident, Daido Moriyama se saisit avec Farewell Photography de travaux d’autres photographes pour les égratigner encore plus qu’ils ne le sont déjà, mettant en place un remarquable processus de récupération… et de sublimation. Le titre donné par Daido Moriyama à sa série est d’ailleurs évocateur : “adieu photographie”, suggère peut-être la rupture de Daido Moriyama avec l’esthétique lisse de ses anciens collègues du Studio 43, nouvel espace investi après la fermeture de l’agence Vivo. L’altération de l’image ne dérange pas le Japonais, fasciné par les propriétés esthétiques de la première photographie de l’histoire, un cliché réalisé en 1827 à Saint-Loup par Nicéphore Niépce, dont il admire les taches noires et le champ occulté. Daido Moriyama y rendra d’ailleurs hommage en 1990 en baptisant l’une de ses séries Lettre à Saint-Loup.

 

 

La photographie de rue : une quête de l’imprévu

Très souvent issus de la vie nocturne, les sujets capturés par Daido Moriyama rassemblent des prostituées, des traînards, des sans-abris, des balafrés ou encore des chiens errants. Le photographe les capture le plus souvent à la voléeusant et abusant du déclencheur pour cataloguer les scènes fortuites rencontrées au cours de ses errances. Par sa nature même, le procédé de prise de vue crée des hors-champ, cadrages hasardeux et zones peu visibles. Bien que l’on constate progressivement une grande augmentation de la netteté au sein de ses photographies, notamment à partir de sa série Light & Shadows dans les années 80, l’artiste continuera de surprendre par l’incongruité des scènes qu’il représente. Approchant de la démarche surréaliste par ses efforts pour faire surgir l’extraordinaire au sein du quotidien, le photographe japonais offre au spectateur des scènes qu’on peine à contextualiser. Ainsi, un tirage sans titre de 2002, extrait de la série Shinjuku, montre une main de femme cramponnant un poteau dans une rue sombre, si sombre que le flash de l’artiste est nécessaire pour révéler cet avant-bras anonyme. Qui la menace ? Que fuit-elle ? Les réponses resteront, elles aussi, hors du cadre.

 

 

“Moriyama-Tomatsu : Tokyo”, du 19 mai au 24 octobre 2021 à la Maison Européenne de la Photographie, Paris 4e.