Le sexe masculin disséqué et métamorphosé par Nikita Kadan à la galerie Poggi
À la galerie Jérôme Poggi, l’artiste ukrainien présente de nouvelles œuvres inspirées par un mythe antique d’émasculation. Cette mutilation du sexe y donne naissance à des métamorphoses saisissantes du corps.
Par Thibaut Wychowanok.
Dans l’Ancienne Rome, l’équinoxe de printemps donnait lieu à un spectacle terrifiant. Après plusieurs jours d’abstinence, les prêtres de la déesse Cybèle se flagellaient jusqu’au sang pour en recouvrir les autels du temple. D’autres s’émasculaient, hommage au dieu Attis, qui se mutila le sexe après avoir été rendu fou par la déesse. Ce “Jour du Sang” donne son nom à la nouvelle exposition de l’Ukrainien Nikita Kadan à galerie Jérôme Poggi à Paris, et à son œuvre introductive : une photographie capturant l’entrejambe d’une sculpture antique. L’annulaire d’une main humaine touche délicatement l’extrémité d’un pénis de roc. Du sang coule le long d’un doigt, qui semble ainsi recueillir une menstruation masculine. Piété, effroi et “sur-naturel” : l’effet est saisissant. Sans doute parce que le geste évoque une icône mondiale, “La Création d’Adam” de Michel-Ange. L’index de Dieu y rejoint celui d’Adam, sans le toucher, pour donner vie à l’homme.
Piété, effroi et “sur-naturel” : l’effet est saisissant
Nikitan Kadan donne de la matière à l’affaire : un fluide vital rouge vif, un pénis de pierre et une main bien réelle qui ne font pas que s’effleurer. La Création est sanglante, violente. L’image demeure pourtant douce et pieuse : l’énergie vitale de la pierre sculptée se répand délicatement sur la main de chair en une forme d’union des matières. La masculinité saigne, sujette elle aussi aux menstruations. Les ordres du minéral et de l’organique, du féminin et du masculin, s’hybrident et se confondent par le sang. L’artiste reprend ici à son compte l’interprétation du mythe de Protée par Francis Bacon. Le devin capable de se métamorphoser en feu, en fleuve ou en animal forme à ses yeux une représentation de la matière “qui est dans l’univers ce qu’il y a de plus ancien après Dieu”. Et cette matière originelle, commune et universelle, ne peut selon le philosophe que se distribuer et s’employer par le moyen des fluides. Le sang est violence et métamorphose.
Les ordres du minéral et de l’organique, du féminin et du masculin, s’hybrident et se confondent par le sang.
Avant de s’intéresser à la mythologie, Nikita Kadan a longtemps travaillé sur une autre forme d’idéologie : le communisme soviétique qui marqua profondément son pays. Ses installations formées à partir d’artefacts (objets et architectures) s’interrogeaient sur leur place dans une réalité contemporaine marquée par l’amnésie collective et les traumas. L’une des pièces exposées à la galerie Poggi y fait à nouveau référence. Sa méthode artistique n’a pas changé : chercher à travers des objets concrets la part cachée d’une mythologie. Ici, les sculptures antiques ouvrent la porte du refoulé de la civilisation occidentale concernant la fluidité des genres et l’ambiguïté sexuelle. De larges dessins des sculptures antiques en reprennent les thèmes : l’hermaphrodite, le centaure ou le dieu Attis, à nouveau. Sa légende vaut le détour. Zeus, fasciné par la beauté de Cybèle, éjacula sur une pierre et donna ainsi naissance à l’hermaphrodite Agdistis. Le thème du fluide et de la pierre de la photographie y trouve son origine. Effrayé par la puissance d’Agdistis, Dionysos l’intoxiqua avec du vin et provoqua sa castration. Le fluide, toujours, se trouve à l’origine de la transformation. Son sang donna naissance à un amandier, dont le fruit féconda Nana, fille du dieu fleuve Sangarios, pour donner naissance à Attis. Retour à Cybèle qui s’éprend de ce dernier, et le frappe de folie par jalousie, car il en aime une autre. Et le jeune Attis de se castrer lui-même…
De larges dessins des sculptures antiques en reprennent les thèmes : l’hermaphrodite, le centaure ou le dieu Attis.
Dans une série de dessins de plus petite taille, Nikita Kadan représente à l’aquarelle des organes masculins disséqués : phallus, testicules, urètre, prostate… qui évoquent alors autant des organes féminins que des plantes ou des champignons. Suivant sa méthode, l’artiste dissèque et réduit ses objets jusqu’à en toucher au plus près la réalité : leur appartenance au même règne universel de la matière. L’émasculation prend la forme d’une transgression des frontières et des catégories de l’identité. Comme un appel à la libération des corps face aux assignations de la société contemporaine. Comme un appel à un monde nouveau qui ne pourrait naître que dans le sang.
The Day of Blood de Nikita Kadan, galerie Poggi, Paris. Jusqu’au 15 janvier.