17 avr 2024

Le jour où Brancusi a poursuivi en justice… le gouvernement américain

Actuellement à l’affiche d’une rétrospective d’ampleur au Centre Pompidou, Constantin Brancusi a fasciné comme choqué ses contemporains avec ses sculptures bouleversant les canons de l’époque moderne. Au point d’être taxées par la douane américaine “d’objets industriels”, et de déboucher sur un procès sans précédent contre le gouvernement, qui améliorera grandement les droits des artistes. 

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Exposition Brancusi, jusqu’au 1er juillet 2024 au Centre Pompidou, Paris 4e.

Plus qu’un débat sur le travail de l’artiste, la querelle touche en réalité, et de façon bien plus large à l’art moderne. Et, en s’attaquant aux plus hautes institutions, Brancusi pointait en effet du doigt le rôle de l’État dans le développement de l’art aux États-Unis. Car si ses législations considèrent qu’une œuvre doit représenter son sujet “dans leurs vraies proportions de longueur, de largeur et d’épaisseur”, nombre d’œuvres créées à la même époque semblaient ainsi peu susceptibles de passer les douanes… Un argument qu’Edward Steichen avance d’ailleurs dans les pages du quotidien Knoxville News Sentinel, au sein d’un article ironiquement titré “Quand un oiseau est-il un oiseau, ou un pied un pied ?” : “Si l’on se réfère à la définition de l’art du gouvernement, l’Oiseau n’est pas une œuvre. Mais aucune des statues de Michelangelo ne le sont plus ! Personne n’attend de la musique qu’elle soit littérale. Pourquoi est-ce que l’art devrait l’être ? […] L’art abstrait et moderne ne sont-ils donc pas autorisés dans ce pays ? Doit-on décorer nos maisons avec des pieds, car ils représentent l’idée de l’art parfait pour le gouvernement ?

 

De gros titres en débats, interrogations de témoins et procès, l’affaire débouche finalement, deux années plus tard, sur une décision en faveur de Brancusi et de Steichen : l’Oiseau dans l’espace ne sera pas sujet à une taxe d’importation, et est reconnu comme une œuvre d’art. Plus qu’une victoire pour l’artiste, cette décision s’inscrit surtout comme un tournant pour la liberté artistique et l’expression créative. L’art n’est plus conditionné à sa simple capacité figurative — ni à l’opinion tranchée des douaniers… Une décision historique, qui ouvre la voie à de futures générations de plasticiens, tel que l’Anglais Simon Starling qui tente, en 2003, d’importer une plaque d’acier de deux tonnes aux États-Unis, afin de tester la réaction des agents fédéraux. Et le test fonctionnera, tandis que l’œuvre rejoindra finalement les collections du Museum of Contemporary Art de Chicago, sous le titre de Bird in Space, en référence à Brancusi.

L’Oiseau de Brancusi : une sculpture phare qui a marqué l’histoire

 

Devant un mur rouge du dernier étage du Centre Pompidou, qui consacre ce printemps une grande rétrospective à l’artiste Constantin Brancusi (1876-1957), une sculpture dorée et longiligne s’élance vers le ciel, retenue au sol par une superposition de trois socles cruciformes en marbre. Réalisée en 1941, cette œuvre est l’une des dernières versions que le sculpteur réalise de son célèbre Oiseau dans l’Espace, dont il commence les premières variantes (28 en tout) dès le début des années 1910 – au grand damn de nombreux de ses contemporains, qui les comparent alors à de simples pièces de métal.

 

Si le travail de Brancusi est apprécié de ses contemporains européens au début des années 1920, il ne fait néanmoins pas l’unanimité aux États-Unis. Exposé au sein de quelques galeries new-yorkaises, l’artiste d’origine roumaine quitte ainsi que très rarement la capitale française pour le sol américain. Pourtant, en novembre 1926, l’artiste décide de faire le déplacement à l’occasion d’une exposition à la Brummer Gallery de New York. En tout, 44 de ses sculptures sont transportées sur le continent – dont son fameux Oiseau dans l’espace en bronze qui, alors qu’il passe la douane, est qualifié d’“objet industriel” et par conséquent sujet à la taxe d’importation – taxe dont sont habituellement exemptées les œuvres d’art.

 

De Paris à New York : quand l’œuvre devient un objet en métal

 

Ni une, ni deux, Brancusi et Edward Steichen (propriétaire de la sculpture, grand collectionneur et ami de l’artiste) s’opposent à la décision et décident de porter plainte… contre le gouvernement américain. Entre les douaniers et les juges témoins de l’affaire, tous décrivent l’œuvre du sculpteur franco-roumain comme une simple “pièce de de métal”, considérant que celle-ci ne représente aucunement un oiseau, et qu’elle ne serait qu’un prétexte pour son collectionneur. À leurs yeux, ce dernier profiterait de la qualification “d’œuvre d’art” pour importer aux États-Unis du métal en quantité, et ainsi échapper à la taxe. Face aux sculptures imposantes abstraites de Brancusi, qui cumulent souvent sur un seul et même socle plusieurs matériaux et diverses formes, les autorités américaines se montrent formelles : il ne s’agit ici pas d’art, mais bien d’un subterfuge. Et ce malgré les nombreuses interrogations de témoins et spécialistes, affirmant que L’Oiseau représente bel un bien l’envol d’un volatile.

Un procès historique contre le gouvernement américain

 

De la condamnation en novembre 1926 à la décision finale de la justice en novembre 1928, le scandale de L’Oiseau dans l’espace de Brancusi fait le tour des États-Unis (et de l’Europe), et nourrit autant de débats dans la presse que dans le monde de l’art. Si beaucoup s’indignent de la décision de l’artiste de poursuivre le gouvernement, ses détracteurs principaux s’attaquent surtout à son travail. Ainsi le New York Américain titre-t-il en mars 1927 : “Quoi que ce soit, ce n’est pas de l’art”, en comparant la sculpture à “un parapluie fermé” et à une “enseigne de barbier”. À l’image de nombreux autres critiques de l’époque, ces journalistes considèrent en effet l’art de Brancusi comme “insignifiant”, tant les formes de ses œuvres ne renvoient, selon eux, à aucune représentation concrète.

 

Plus qu’un débat sur le travail de l’artiste, la querelle touche en réalité, de façon bien plus large, au statut de l’art moderne, de l’opinion publique aux plus hautes sphères du pouvoir. En s’attaquant ainsi à de telles institutions, Brancusi pointe ainsi du doigt le rôle de l’État dans le développement de l’art et de ses avant-gardes aux États-Unis. Car si ses législations considèrent à l’époque qu’une œuvre doit représenter son sujet “dans leurs vraies proportions de longueur, de largeur et d’épaisseur”, nombre d’œuvres créées à la même époque sont elles aussi peu susceptibles de passer les douanes… Un argument qu’Edward Steichen avance d’ailleurs dans les pages du quotidien Knoxville News Sentinel : “Si l’on se réfère à la définition de l’art du gouvernement, L’Oiseau n’est pas une œuvre. Mais aucune des statues de Michel-Ange ne le sont plus ! […] Personne n’attend de la musique qu’elle soit littérale. Pourquoi est-ce que l’art devrait l’être ? […] L’art abstrait et moderne ne sont-ils donc pas autorisés dans ce pays ? Doit-on décorer nos maisons avec des pieds, car ils représentent l’idée de l’art parfait pour le gouvernement ?

 

Une résolution et une révolution en faveur de l’art moderne

 

De gros titres en débats, d’interrogations de témoins en procès, l’affaire débouche finalement, deux années plus tard, sur une décision en faveur de Brancusi et de Steichen : L’Oiseau dans l’espace ne sera pas sujet à une taxe d’importation, et est enfin reconnu comme une œuvre d’art. Plus qu’une victoire pour l’artiste, cette résolution s’inscrit surtout comme un tournant pour la liberté artistique et l’expression créative. L’art n’est plus conditionné à sa simple capacité figurative, ni à l’opinion tranchée des douaniers. La décision historique ouvre la voie aux plasticiens des futures générations, tel que le Britannique Simon Starling qui tentera, en 2003, d’importer une plaque d’acier de deux tonnes aux États-Unis afin de tester la réaction des agents fédéraux. L’œuvre passera les frontières sans problème, et rejoindra finalement les collections du Museum of Contemporary Art de Chicago, sous le titre de Bird in Space. Un hommage explicite à la bataille juridique acharnée de son aîné.

 

Brancusi, exposition jusqu’au 1er juillet 2024 au Centre Pompidou, Paris 4e.