Le jour où Bettina Rheims a photographié l’icône trans Kim Harlow
En 1991, la photographe Bettina Rheims tire le portrait de son amie, la chanteuse et danseuse Kim Harlow, dans une série percutante et précurseure, qui marquera une nouvelle étape dans la représentation des personnes transgenres. Une exposition lui est consacrée jusqu’au 24 décembre à l’Institut pour la photographie de Lille.
Par Matthieu Jacquet.
C’est un de ces visages que l’on n’oublie pas. Visage long, peau diaphane, traits fins, pommettes saillantes, port altier et longs cheveux châtains. Et surtout ce regard, intense, fixé sans effort sur l’objectif et le spectateur. Une certaine gravité s’y lit, doublée de défiance et de séduction, comme une manière de dire sans un mot : “saurez-vous vraiment me déchiffrer ?”. Ce visage, c’est celui de Kim Harlow, chanteuse, danseuse de cabaret et meneuse de revue, dont la beauté et l’aura ont fasciné plusieurs photographes à la fin des années 80 et début des années 90, de Nan Goldin à Mark W. Suits en passant par Bettina Rheims. La dernière lui a consacré plusieurs portraits, dont certains sont exposés jusqu’à la fin décembre à l’Institut pour la photographie de Lille, une série entière et même un recueil, Kim, paru en 1994, un an après la disparition précoce de la jeune femme. Au fil de ces images se dessine un personnage puissant qui, dans toute sa sensualité, se livre avec une grande vulnérabilité et laisse, encore aujourd’hui, rarement indifférent.
La photographe Bettina Rheims et la danseuse Kim Harlow : une histoire d’amitié
L’histoire entre Bettina Rheims et Kim Harlow est avant tout celle d’une amitié naissante. À la fin des années 80, la jeune photographe entame un nouveau projet dédié à celles et ceux qui jettent le “trouble dans le genre” – comme l’écrira quelques mois plus tard la philosophe Judith Butler –, et particulièrement dans la féminité. À la recherche de personnes androgynes qui incarneraient au mieux cette ambiguïté, la portraitiste française enchaîne les castings dans son studio, jusqu’au jour où débarque une fascinante jeune femme, drapée dans un manteau de vison et perchée sur des cuissardes à hauts talons. Son physique déroute Bettina Rheims : “Elle ressemblait plus à Rita Hayworth qu’à une jeune androgyne !”, se remémorait-elle il y a encore quelques jours sur la chaîne LCP. Car Kim Harlow est en réalité la première personne transgenre que la photographe croise sur sa route. Intriguée par ce déploiement assumé de féminité, Bettina Rheims décide de l’inclure parmi la douzaine d’individus qui composent la galerie de portraits en noir et blanc de sa série Modern Lovers (1989-1990), “comme une espèce d’espionne”, ajoutera-t-elle. Ex-danseuse étoile, lorsqu’elle vivait encore sous les traits d’un homme, la modèle se montre très gracieuse et à l’aise dans ses mouvements, et capte immédiatement l’objectif, le visage encadré par sa chevelure ébouriffée et la poitrine seulement recouverte d’une brassière à sequins. Pour la photographe, il n’y a aucun doute : le portrait de Kim Harlow ne sera pas un cliché parmi d’autres, tant sa présence magnétique semble encore renfermer de nombreuses autres facettes.
De la danseuse à la garçonne, les multiples facettes de Kim Harlow
C’est ce mystère que Bettina Rheims cherche à percer en janvier 1991, avec un projet entier consacré à la danseuse. Dans la suite d’un hôtel de luxe, Kim Harlow apparaît en noir et blanc sur la pellicule, d’abord vêtue de costumes de scène en lingerie affriolante qui exaltent la sensualité de son corps svelte. Au fil des images, la danseuse se déshabille dans l’intimité de ce décor domestique, rassemble ses cheveux et dénude sa poitrine. Sur certaines images, les traits de crayon et de mascara coulent de ses yeux et laissent sur ses joues des traînées noires, expressions silencieuses d’une tristesse dont les raisons resteront secrètes. “Kim s’évapore peu à peu, explique la photographe, qui cherche alors à retrouver l’homme qui se cachait, jadis, derrière cette figure énigmatique et puissante.
Ainsi, lorsque la fin de la séance approche, Bettina Rheims finit par grimer sa modèle en garçonne : chemise blanche au col monté jusqu’en haut, costume noir élégant, souliers plats en cuir, cheveux plaqués sur le côté et visage démaquillé. Stupéfaction dans la salle : toute l’équipe de la photographe se tait et certains fondent même en larmes face à cette apogée de l’ambiguïté, qui donnera l’image la plus marquante de cette série, Kim Harlow, portrait d’un jeune homme. L’intensité du moment est elle que certaines personnes présentes en reparleront à Bettina Rheims des décennies plus tard. Car Kim Harlow, qui a toujours refusé de faire voir son permis de conduire à la photographe ou quelconque image d’elle-même avant sa transition, prouve ici les limites de lentreprise : malgré tous les efforts de l’artiste, elle ne pourra jamais se montrer comme l’homme qu’elle était jadis. Quelques années plus tard, la modèle résumera cela dans le recueil qui lui est consacré : “je ne suis jamais devenue une femme, mais je ne suis pas un homme non plus : je suis une personne trans.”
Un projet qui continuera d’inspirer la photographe Bettina Rheims
Au-delà de cette série, Kim Harlow continuera d’inspirer celle qui photographie depuis ses débuts les marginaux de la société, particulièrement les femmes et leur rapport à leur propre corps. Avec sa série Les Espionnes (1991-1992), Bettina Rheims part à la rencontre des prostituées transgenres du bois de Boulogne, dont elle cherche là encore à retranscrire la puissance et la vulnérabilité. Les chambres d’hôtel forment quant à elles l’épine dorsal de sa série Chambre Close (1992), permettant à des femmes anonymes de se dévoiler sans complexe devant l’objectif – Madonna se livrera également à cet exercice. “Le fil rouge de ma photographie, je crois que c’est mon écoute des femmes, confiait en 2016 la photographe française à Numéro. Une quête inlassable dont attestent ses plus récentes séries consacrées aux détenues ou aux Femen.
En 1993, Kim Harlow décède des suites du sida. Avant sa mort, toutefois, elle aura eu le temps d’écrire un texte émouvant mettant en regard la série de Bettina Rheims et sa propre expérience de femme trans. Si ses mots et ses portraits seront réunis dans le recueil Kim, le projet restera relativement peu connu à l’échelle de la carrière de la photographe, jusqu’à rencontrer une récente résurgence à l’aune d’un intérêt croissant pour le vécu des personnes transgenres et leur représentation dans les arts. Contrairement aux tropismes visuels de l’époque, le corps trans capturé par Bettina Rheims échappe au prisme de la douleur, de la monstruosité ou du voyeurisme malsain. On y perçoit davantage la grande sensualité et féminité d’une femme libre de se montrer telle qu’elle est, et d’assumer devant l’objectif ses fragilités pour affirmer sa résilience, mais aussi fière d’un corps qu’elle s’est peu à peu approprié et qui lui appartient. “Kim Harlow était mon amie. C’était une des femmes les plus courageuse que j’ai rencontrées (…) Je pense qu’elle a permis à beaucoup d’entre vous de trouver le courage nécessaire d’aller au bout de ce chemin si difficile”, écrira bien plus tard Bettina Rheims, finissant d’ériger sa grande amie en icône éternelle.
“Bettina Rheims. Kim Harlow, récits”, dans le cadre de la saison “L’automne à l’Institut”, jusqu’au 24 décembre 2023 à l’Institut pour la photographie, Lille.