“Le fétichiste”, l’homme mystérieux qui photographie les jambes des femmes à leur insu
Photos volées, captures télévisuelles, autoportraits… Pendant au moins dix ans, un homme anonyme a utilisé la photographie pour explorer son propre fétiche : les jambes. Quelques années après avoir mis la main sur cet étonnant et vaste corpus, le galeriste Christian Berst présente dans son espace jusqu’au 24 janvier plusieurs dizaines de ses clichés, chroniques intimes d’un désir tabou qui trouva dans l’image son propre salut.
Par Matthieu Jacquet.
1887 : Alfred Binet jette un pavé dans la mare dans l’étude de la sexualité. Dans un article, le psychologue français utilise pour la première fois le mot “fétichisme” pour qualifier l’excitation sexuelle provoquée par des éléments hors coït : parties de corps, sons, odeurs, matières, objets… Immédiatement présenté comme déviant, le fétichiste appelle la condamnation mais fascine un certain Sigmund Freud qui, en 1927, tentera à son tour d’en comprendre les origines à travers son prisme psychanalytique. À mesure que l’art érotique et la pornographie se démocratisent et s’étendent, le fétichisme devient fécond, génère sa propre mythologie visuelle et agrège même des communautés d’adeptes, pendant qu’une valeur artistique indéniable se dégage timidement des productions qui en découlent. Progressivement rendue accessible à tous, la photographie s’affirme alors rapidement au fil du XXe siècle comme son vecteur principal…
Il y a quelques années, lorsque Christian Berst s’apprête à ouvrir deux valises conservées par un ami, le galeriste est loin de s’attendre à ce qu’il va y découvrir. À l’intérieur sont entassés pêle-mêle près de 800 tirages et négatifs en format 10 par 15 centimètres, le plus souvent en couleur. Nul besoin de tous les éplucher pour que l’obsession de leur auteur apparaisse, claire comme de l’eau de roche. Les jambes nues moulées dans le tissu : voilà le fétiche de cet anonyme qui, entre 1996 et 2006 (au moins), a accumulé sur la pellicule de son appareil photo ces fragments du corps humain, composant au fil du temps un corpus personnel considérable. Ses images volées, le photographe les réalise tantôt aux abords d’un café ou d’un restaurant, tantôt à l’angle d’un passage piéton foulé par des passantes en jupe, jusqu’à feuilleter magazines féminins, chiner affiches de mode et scruter l’écran de sa propre télévision à la recherche de guiboles anonymes. Anonymes comme leur auteur, dont l’identité reste encore mystérieuse : seul un surnom regroupe ce corpus, “Le fétichiste”. Le message est clair.
Dans l’enceinte de son adresse parisienne, la galerie Christian Berst en présente jusqu’au 24 janvier un échantillon particulièrement déroutant. Auparavant glanées par le “fétichiste”, des dizaines de paires de jambes sont là, alignées le long des trois murs blancs de la pièce principale. On les découvre de dos, de face ou de profil, resserrées ou écartées, pliées ou tendues, le plus souvent croisées. Presque à chaque fois, leur chair lisse s’y montre habillée de collants ou de bas transparents qui subliment leur galbe. Fixés à hauteur des yeux, ces clichés étalonnent dans l’espace un mouvement discontinu, découpé comme les séquences d’un film sans début ni fin, sans parole ni son. Seule une figure connue émerge de cet inventaire anonyme : Thierry la Fronde, héros éponyme de la série télévisée française des années 60 interprété par l’acteur Jean-Claude Drouot. Photographiées sous toutes les coutures, ses jambes moulées dans un collant clair pourraient bien matérialiser la genèse de son fétiche qui, visiblement, se fixe autant sur les corps masculins que féminins.
Entre l’objet d’étude et l’exercice de style, le travail intime et sans intention artistique du “fétichiste” pourrait aisément relever du voyeurisme. Paraître indécent et intrusif, même. Pourtant la limite, très ténue, n’est jamais franchie. D’abord parce qu’à ces paires de jambes, le photographe amateur n’associe presque aucun visage : les seuls présents se trouvent éclipsés par la mise au point et tronqués par le cadrage, comme ces captures de plateaux de télévision dont le photographe néglige délibérément les illustres invités pour se concentrer sur les silhouettes discrètes du public. Ensuite, parce qu’aucune de ces images n’est le palier d’entrée vers une violation de l’intimité sexuelle. Ni poitrines, ni sexes, ni même culottes et autres visions équivoques ne suivent ces morceaux de cuisses, genoux et tibias, déjà librement découverts par leurs propriétaires dans l’espace public et médiatique. Si l’érotisme est indéniablement latent, il s’y montre avec prudence pendant que triomphe une observation scrupuleuse presque anthropologique.
Car à travers son inlassable pratique, “Le fétichiste” semble avant tout chercher à laisser parler son obsession pour mieux la comprendre. L’étude du corps d’autrui devient alors le support réflexif d’une véritable introspection où l’observateur devient lui-même acteur : sur quelques clichés, le bas de son propre corps se montre nu et engoncé dans des collants où seules ses parties intimes sont recouvertes. Une réappropriation du fantasme qui, si elle était plus théâtrale, ténébreuse et plastique, pourrait bien nous rappeler celle d’un Pierre Molinier, dont les autoportraits érotiques et collages photographiques n’ont cessé d’explorer les pulsions enfouies. Lors du décès du “fétichiste”, on aurait pour l’anecdote retrouvé dans son appartement d’Île-de-France des centaines de boîtes contenant des bas, épilogue matériel d’une œuvre ne prenant racine ailleurs que dans son propre désir. Après tout, n’est-ce pas ici que naît l’étincelle nécessaire à l’envol d’un grand photographe ?
“Le fétichiste. Anatomie d’une mythologie”, jusqu’au 24 janvier à la Galerie Christian Berst, Paris 3e. L’exposition se visite également en ligne.