L’artiste Katharina Grosse drape Venise de métal étincelant
L’artiste Katharina Grosse présente au sein de l’espace Louis Vuitton à Venise, dans son installation “Apollo Apollo”, une nouvelle œuvre impressionnante : un immense tissu en maille métallique étincelante évoquant autant les sublimes drapés de la Renaissance qu’une peinture féérique en mouvement, aussi fluide que les eaux du Grand Canal. Un mer de couleurs à la limite du psychédélisme.
Par Thibaut Wychowanok.
L’artiste allemande, généralement armée de ses pistolets à peinture, est connue pour recouvrir tout l’environnement (sol, mur, hangar, chambre à coucher…) de ses teintes vives et iridescentes (jaune, bleu, rouge, vert, orange, violet…), célébrant ainsi une couleur qui sort du champ restreint du tableau pour exploser dans l’espace. Au sein de l’Espace Louis Vuitton à Venise, Katharina Grosse présente cette fois-ci une œuvre inédite en tissu métallique composé de millions de minuscules éléments en laiton. Installée au sein d’une salle transformée en black box – comme une boîte crânienne accueillant des molécules de LSD, l’installation apparaît en contraste à la manière d’un feu d’artifice de couleurs irisées recouvrant les murs et se déployant en cascade sur le sol. Sur ce “tissu”, l’artiste a appliqué un motif – une photographie de ses poings serrés – qui vire à l’abstraction totale, rendant la présence du corps fantomatique. L’œuvre elle-même, par son jeu de réflexion avec la lumière, semble tout autant disparaître qu’apparaître dans un va-et-vient digne de visions psychédéliques. “L’image représente un moment où mon corps et les matériaux s’entremêlent dans l’acte de peindre, nous explique-t-elle. Ce travail est une nouvelle étape dans mon exploration de l’impression d’images sur divers tissus, qui montrent des situations ou des actions liées d’une manière ou d’une autre à ma pratique de la peinture.” Katharina Grosse est en effet célèbre pour engager tout son corps lors de ces “performances” l’amenant à repeindre de vastes espaces, armée de ses pistolets et recouverte d’une tenue de protection comme elle l’a fait ce printemps à la fondation Louis Vuitton à Paris pour l’exposition “La Couleur en Fugue”.
À Venise, le tissu exposé forme un miroir liquide qui évoque évidemment l’eau omniprésente et mystérieuse de la cité des Doges. “Avec Apollo, Apollo, ajoute-t-elle, je laisse la maille de laiton imprimé couler le long des murs et sur une grande partie du sol de l’espace d’exposition, comme de l’eau, de sorte qu’elle oscille entre surface, texture, image et objet ; entre ordre et désordre ; destruction et création ; tension et relâchement ; mouvement forcé et libre. L’image scintillante est en constante évolution, selon l’angle de la lumière et la façon dont les reflets du métal résonnent avec le mouvement du spectateur. En référence au concept de Leibniz sur le pliage du temps, de l’espace et du mouvement.” Les plis du drapé semblent en effet agir sur l’espace et le temps, pour le libérer ou le compresser, dans un jeu qui s’inscrit évidemment dans un dialogue avec la traduction picturale vénitienne où le corps était représenté par un art de la peinture du pli. Ici, c’est toute la matérialité du monde qui s’y incarne. Pour sa précédente exposition à la galerie Gagosian à Rome en 2020, Katharina Grosse faisait déjà référence au philosophe allemand avec son titre “Separatrix”, décrit par le réalisateur Alexander Kluge en introduction du show comme “l’entre-deux choses qui sont contradictoires. On y trouve toujours une ligne. D’un côté, il y a le bleu. De l’autre, il y a le rouge. En réalité, le rouge a des ambassades dans le bleu, et le bleu a des ambassades dans le rouge. Et Leibniz explique que 50% de cette ligne, cette structure entre-deux est ordre, et que l’autre 50% est anarchie.”
Katharina Grosse a choisi d’intituler sa nouvelle œuvre “Apollo, Apollo” en référence au mythe grec de Cassandre, à qui Apollon avait fait le don de prophétie avant de regretter sa décision et de l’accompagner d’une malédiction : personne ne croirait jamais ses prédictions. Le titre rappelle ainsi les supplications de Cassandre envers le dieu. “Une figure passionnante” selon les mots de l’artiste pour notre époque qui refuse d’écouter les voix qui s’élèvent pour décrire le réel et qui préfèrent se maintenir dans l’illusion, fût-elle sublime.
Apollo, Apollo à l’espace Louis Vuitton, Venise, jusqu’au 27 novembre 2022.
Katharina Grosse à la fondation Louis Vuitton, Paris, au sein de l’exposition La Couleur en Fugue, jusqu’au 29 août 2022.