L’artiste contemporain Luc Tuymans s’installe au Louvre : rencontre et interview
Le célèbre artiste belge – parmi les plus respectés aujourd’hui – dévoile au Louvre quatre monumentales peintures murales. Numéro art l’a rencontré en pleine finalisation des œuvres au sein de la rotonde Valentin de Boulogne. Décryptage.
Par Thibaut Wychowanok.
Qu’il peigne une fresque, un tableau ou sur un mur, Luc Tuymans ne s’affranchit jamais d’un protocole établi depuis des décennies : choisir en premier lieu, et minutieusement, une image dans la vaste base de données qu’il a accumulée dans son atelier et sa mémoire. Des images Polaroïd, trouvées sur Youtube ou sur des sites web, qui le travaillent jusqu’à se sédimenter sur la toile – sans jamais imiter l’image d’origine ou chercher l’effet de réel, bien au contraire. Au cours de sa carrière, nombre d’entre elles ont eu en commun de convoquer les atrocités du monde, sans jamais les montrer frontalement, préférant le hors-champ de l’évocation. On se souvient d’une œuvre réalisée à partir d’une photo tirée d’un documentaire sur le tueur cannibale japonais Issei Sagawa (Issei Sagawa, 2014). Ou de ce portrait d’un homme endormi ou songeur (Secrets, 1990) : Albert Speer, architecte en chef du parti nazi. Qu’on ne s’y trompe pas, Tuymans ne célèbre pas ses sujets, car c’est moins le sujet peint qui l’intéresse que la manière dont l’horreur intègre le vaste univers actuel des images reproductibles, l’Histoire et la mémoire collective. “La peinture a toujours été la première manière pour l’homme de conceptualiser une image. Être peintre, c’est ne pas être naïf”, nous expliquait Tuymans en 2019 lors de notre visite de son atelier d’Anvers. Fin analyste du système des images, Tuymans met à mal la croyance que la photographie est une représentation du réel. Il pointe au contraire que toute image est une construction codée, une “illusion”, une mise en scène. Tuymans n’a de cesse de déconstruire l’image pour mieux la reconstruire et la faire advenir à elle-même : pure forme et couleur agencée. Ses pigments, ses effets de surface, les gestes ancrés dans la toile, ses recadrages dans l’image source, ses couleurs sont autant de disruptions qui arrêtent notre regard. Et les détails de l’image explosent avec lui en abstractions fascinantes. Une plongée en son cœur.
Thibaut Wychowanok : Trois des quatre peintures murales du Louvre sont inspirées d’images issues d’un tutorial Youtube. De quoi s’agit-il ?
Luc Tuymans : C’est une vidéo que j’avais en effet vue sur Youtube : le tutorial d’un peintre de Nouvelle-Zélande. À la fin, on le voyait nettoyer sa palette. Ce sont ces images qui m’ont intéressé, avec cette tache rose qui évoque, tout comme la tenue du peintre, quelque chose de chirurgical mais aussi le lieu d’un crime. Ces mêmes images étaient déjà à l’origine d’un diptyque que j’avais présenté à la galerie David Zwirner à Paris en 2022. Toutes ces peintures murales évoquent finalement l’idée du nettoyage, du sang, du crime…
Avec la quatrième fresque, vous tentez de recréer à l’identique une toile que vous avez perdue, L’Orphelin. Elle donne d’ailleurs son titre à l’exposition.
Oui, un tableau de 35 sur 40 cm que j’ai réalisé en 1990. On y voyait l’arrière de la tête d’une poupée créée dans les années 30 par Käthe Kruse [créatrice allemande de poupées parmi les plus réputées dans le monde, dont les pièces sont aujourd’hui des objets de collection]. Mais l’échelle de l’œuvre est tout autre au Louvre, puisque la peinture s’élève sur 4,70 mètres. Il y a aussi dans cette image un élément important : la tête est comme décapitée. On ne peut pas oublier ce qu’a dit Georges Bataille sur le Louvre [à l’entrée “Musée” de son Dictionnaire critique], c’est finalement avec l’emploi de la guillotine que ce lieu est devenu public…. [Le musée est inauguré en 1793, la même année que la décapitation de Louis XVI]
Pourquoi avoir choisi la rotonde Valentin de Boulogne pour réaliser ces peintures murales ?
Cette salle octogonale est à la jonction des ailes « Sully » et « Richelieu », c’est-à-dire qu’elle est située entre l’école française et l’école flamande. C’était déjà un symbole. Et puis c’est la première fois je crois que quelqu’un peint sur les murs du Louvre. Cy Twombly avait peint au sol. Quoi qu’il en soit, je cherchais avec ces peintures murales une certaine monumentalité et la présence de détails, des éléments de figuration qui, projetés dans l’espace à cette échelle, tendent vers l’abstraction. Il y a ici une idée de déconstruction, et par cette idée de déconstruction, on va reconstituer l’image. C’est plus “frontalisé”, monumental. Le plus difficile est bien sûr de retracer, sur le mur, la trace qu’on avait réalisée originellement sur une peinture.
Quel rapport entretenez-vous avec le Louvre ? Et avec les peintres classiques ?
C’est un lieu mégalomane. Je ne voulais pas faire un projet directement sur le Louvre, j’aurais trouvé ça très con. Quant aux peintres, je viens de visiter l’exposition autour de la restauration de la Vierge du chancelier Rolin de Van Eyck. Une peinture formidable. Je ne sais pas pourquoi, toute l’attention se tourne toujours vers la Joconde, Van Eyck est un peu plus fort que Leonardo da Vinci. Ce n’est peut-être pas Van Eyck qui a inventé le médium de la peinture à l’huile, mais il l’a perfectionné. Et l’Italien Pisanello l’a volé. C’est grâce à cela que Leonardo a pu réaliser ses premiers chefs-d’œuvre. On oublie tout ça. Quand j’ai vu Van Eyck, j’avais 9 ans, j’étais traumatisé. Après Van Eyck, il n’y a plus que du dilettantisme.
Qu’est-ce qui vous intéresse chez un peintre ?
C’est l’idée qu’il y a une sorte de réalité dans la peinture. Il y a des limitations qu’on peut voir, mais des limitations qui font du sens. C’est-à-dire il y a une certaine logique. Ce n’est pas seulement la technique, c’est le point focal, le point pictural qui m’intéresse. En anglais on dit genuine, quelque chose de réel. Ce n’est pas simplement voir, c’est aussi sentir.
Peut-on évoquer votre rapport à l’image photographiée ou filmée ?
J’ai arrêté la peinture plusieurs années, de 1980 à 85, pour me consacrer à des films. Je trouvais la pratique de peindre un peu trop tourmentée, existentielle, et j’ai alors commencé à travailler avec des Super 8 et du 35 mm. Cela m’a permis de trouver la distance dont j’avais besoin pour faire un certain nombre de choses dont j’avais envie, comme les Diagnostische Blick [une série de 1992 dans laquelle Luc Tuymans s’appuie sur des photographies issues d’un guide de diagnostic médical pour réaliser des portraits anonymes ainsi que des gros plans de peaux irritées et d’autres anomalies corporelles]. Évidemment, cette période a influencé la manière dont je vois les choses, ma manière de faire un focus. Un gros plan, ça n’existe pas en réalité. Il y a donc un lien direct entre film et peinture. Avec la photographie, on arrive trop tard. On n’est jamais dans le moment : l’editing vient toujours après. Avec le film, je pouvais monter et éditer alors même que j’étais en train de filmer.
Vous parlez de distance, le temps y joue un rôle. Le temps de peindre n’est pas le temps de prendre une photo.
Oui, le temps peint est quelque chose de complètement différent du temps réel. Dans ce sens-là, la peinture a toujours été et sera toujours une sorte d’anachronisme, c’est évident.
Vous parliez de présence du réel dans la peinture, et pourtant, dans votre travail au Louvre, une sorte de disparition semble être à l’œuvre…
Oui, c’est important de ne pas tout montrer, de ne pas plaquer une image. Il doit toujours y avoir des couches.
Est-ce que c’est important pour vous que la personne qui regarde vos œuvres connaisse l’histoire de l’image dont il est question ?
Non, pas du tout. Et certainement pas ici au Louvre. Il y a des milliers de personnes qui passent. Avec la monumentalité, ils passent et se demandent où ils sont. C’est déroutant. Pour certains, ce seront juste des papiers peints. Mais je pense que ça aura un certain impact. Mais, dans les musées, les gens passent au mieux 30 secondes devant une œuvre. Alors ici, ils vont certainement s’arrêter, justement à cause de l’échelle. Des gens seront désorientés. Quoi qu’il en soit il est important que les œuvres travaillent sur la mémoire.
Ces peintures murales sont vouées à disparaître, à être recouvertes d’ici un an…
Elles ne seront plus que dans le souvenir et la mémoire. Et aussi, dans les films et les photographies, même si ce n’est pas la même chose. Mais, vous savez, ça ne me dérange pas. Je n’ai même pas d’œuvres de moi dans ma maison. Ma femme et moi collectionnons des œuvres d’art, comme celles de Marlene Dumas, mais j’ai horreur de voir mes œuvres dans un lieu de vie. Même chez un collectionneur. S’il y a une œuvre dans la salle où nous dînons, je me mets irrémédiablement de dos. Je ne peux pas voir ça. Je n’y vois que des malheurs.
Je parlais d’une esthétique de la disparition dans vos œuvres, mais peut-on aussi y trouver quelque chose de l’ordre de la fureur ?
C’est vrai. Il y a l’élément de violence ou d’agressivité passive si vous voulez. Il y a différentes formes de violence. Il y a la mutilation, la violence psychologique… J’ai une anecdote assez intéressante avec Thomas Schütte il y a 30 ans ou plus, lorsqu’il a vu mon exposition au Haus Lange Haus Esters [en Allemagne]. Il m’a dit : “Tu es un artiste politique. On va faire un échange d’œuvres. Quand tu feras une œuvre gentille, je te l’échangerai contre une de mes œuvres.” Je n’ai pas réussi (rires).
À votre avis, qu’entendait-il par artiste politique ?
Je ne pense pas que Thomas Schütte me rapprochait des artistes qui ont fait de la propagande, comme David par exemple, le peintre le plus diabolique en ce sens, par sa volonté d’être toujours au plus proche du pouvoir. Je suis un artiste politique plutôt parce que la vie est politique. Et il y a chez moi l’idée de l’engagement.
Est-ce que l’idée de beauté vous intéresse ?
La philosophie n’a jamais pu la définir, vous savez. Mais il y a dans la beauté quelque chose de différenciant qui m’intéresse. C’est important qu’il y ait une nécessité. La nécessité, c’est quelque chose comme la beauté. Quand on ressent quelque chose que l’on doit vraiment faire. Par exemple, sur ces peintures murales, j’étais fasciné par la main qui sort sur l’un des murs. C’était le point de fascination. Sur un autre mur, c’est un fœtus qui apparaît…
Et dans la manière dont vous construisez la peinture, partez-vous toujours de ce point de fascination ou y arrivez-vous à la fin ?
Non, il est présent dès le départ. Quand je prépare une exposition, je travaille le contenu d’abord. Je dois savoir ce que c’est, ça doit faire du sens. Je sais aussi comment je vais le peindre. Et quand tout cela est fini, c’est alors beaucoup de dessins. Quand c’est totalement analysé, alors je me mets à peindre. Et alors je ne veux plus penser. Je passe de la tête aux mains. C’est un travail totalement différent. Le plus dur est de conceptualiser, d’avoir l’idée qui me donne la conviction de le faire ou pas.
Pourquoi avoir décidé de reproduire sur l’un des murs l’une de vos peintures perdues ?
Le plus difficile dans cette histoire était de retrouver ma manière de peindre de l’époque. C’est comme une écriture, elle évolue au cours des années. Techniquement, je pouvais tout refaire, mais l’intention n’est plus là. Alors cela devient quelque chose de totalement différent. Ce qui me posait moins de problème, puisque l’échelle même du mur imposait que l’œuvre soit différente par rapport à la sa toile originelle d’une trentaine de centimètres. Je n’aurais jamais pu la refaire à la même dimension.
Aucune image n’est reproductible telle quelle ?
Non. Parce qu’il a des choses inconsistantes dans la manière dont on travaille qui ne sont pas reproductibles : l’intensité, la matérialité…. C’est ça la beauté de la peinture.
L’Orphelin par Luc Tuymans, rotonde Valentin de Boulogne, Le Louvre. Jusqu’au 26 mai 2025