28 sept 2020

La musicienne Lafawndah et la sculptrice Marguerite Humeau inventent une cinquième saison

La première est une musicienne et chanteuse égypto-iranienne, la seconde est une plasticienne française. Toutes deux se sont toutefois retrouvées récemment sur le deuxième album de Lafawndah, The Fifth Season, dont Marguerite Humeau a été invitée à réaliser la couverture. Pour Numéro, les deux jeunes femmes reviennent leur rencontre humaine et artistique et se mettent en scène dans les nuits de Londres.

Propos recueillis par Matthieu Jacquet.

Photos par Claire Arnold.

À quoi ressemble le jour d’après la fin du monde ? Quels nouveaux sons, quelles nouvelles formes émergeront et façonneront le monde de demain ? Ces questions, Lafawndah et Marguerite Humeau se les posent chacune à leur manière. La première y répond par la musique et par la voix. La seconde, par la sculpture, l’installation et le son. Si la plasticienne française ne cesse de voir son travail consacré par le monde de l’art, figurant notamment parmi les quatre finalistes du dernier prix Marcel Duchamp, la chanteuse et musicienne égypto-iranienne – Yasmine Dubois, de son vrai nom – a quant à elle fait ses preuves avec un premier album épatant, sorti il y a désormais un an et demi.

 

Entamées chacune de leur côté, leurs carrières florissantes se sont pourtant retrouvées récemment à l’occasion du dernier album de Lafawndah sorti le 8 septembre dernier. Inspiré par le roman de science-fiction de l’auteure afro-américaine Nora K. Jemisin, auquel il emprunte son titre The Fifth Season, ce nouvel opus déploie une véritable odyssée musicale mystique et presque contemplative portée par une symphonie de cuivres, où la voix de la chanteuse sonne comme une longue prière. Décrits par leur auteure comme “des chansons pour une pluie de cendres, des ballades pour un monde renversé”, ses six titres lents et dépouillés s’enchaînent avec une étonnante fluidité, dessinant les contours d’une autre dimension dont seule l’artiste aurait la clé. Sur la couverture de l’album réalisée par Marguerite Humeau, une sculpture blanche semblable à un totem archaïque et organique est bercée par une lumière froide –  probablement celle d’une lune invisible éclairant le noir de la nuit – et se fait l’émissaire silencieux de cet univers inconnu. Pour Numéro, les deux artistes se mettent en scène dans le décor nocturne de leur ville d’adoption, Londres, et racontent ensemble leur rencontre humaine et artistique.

 

Numéro : Comment avez-vous préparé cet album dans ce contexte très particulier de pandémie ?

Yasmine Dubois : L’album est né il y a presque un an, après une session d’improvisation sur la BBC. La radio nous avait invités à jouer ensemble, moi au chant, Valentina Magaletti aux percussions, avec, aux cuivres,Theon et Nathaniel Cross, que nous ne connaissions pas. Le résultat nous a tous agréablement surpris : les percussions, la voix, le tuba et le trombone se mariaient très bien. J’ai donc décidé de réunir tout le monde en studio pour enregistrer, et, le jour même où nous y sommes entrés, j’ai reçu un coup de téléphone du label Latency me proposant de produire mon prochain album. Au même moment, j’étais en train de lire le roman The Broken Earth de Nora K. Jemisin. Tout naturellement le livre s’est invité dans l’album, presque comme si il avait envie d’avoir une pièce musicale en son honneur ! Un véritable alignement des planètes.

 

Le premier album de Lafawndah était assez expérimental, mêlant de multiples influences. Il y avait beaucoup de relief, de progression entre les rythmes, les tons, les tempos. Ce nouvel album, au contraire, ressemble à un long morceau en six mouvements. Il évoque quelque chose d’à la fois théâtral et lyrique, comme un opéra contemporain, et en même temps très solennel, comme une longue prière. L’avez-vous pensé comme cela ?

YD : En effet, j’ai travaillé tout à fait différemment pour celui-ci. Sur l’album précédent, je partais de zéro, donc tout était extrêmement contrôlé. Pour celui-ci, il était donc important pour moi de bouleverser complètement mes habitudes. Ainsi, le fait d’être enfermée dans une pièce avec ces musiciens m’a amenée à restreindre ma palette. J’avais très envie de créer ce dynamisme extrême, et je souhaitais créer une musique où la voix était en avant pendant que l’instrumentation était très dénudée. L’album sonne comme un long morceau parce qu’il a été composé comme tel, dans le studio, pendant cinq jours non stop. Cette cohérence vient de la production même.

Robe, haut et pantalon : AWS. Pièces en cuir : Rhiannon Davies.

L’ouvrage de Nora K. Jemisin, qui inspire le titre de l’album, aborde plusieurs problématiques dystopiques comme la division de la société en castes ou les bouleversements climatiques. Avez-vous souhaité conserver sa dimension fictive dans l’album ?

YD : Fiction et réalité ne peuvent jamais être dissociées l’une de l’autre. Plutôt que ceux qui anticipent la fin du monde, je préfère ceux qui imaginent d’autres manières d’exister. Nora K. Jemisin est très douée pour inventer cette autre façon d’être au monde, qui affecte notre environnement extérieur mais aussi les sphères intimes… l’enfance, l’amour, le genre, la sexualité… À l’intérieur de cette dystopie qu’elle a créée, il y a beaucoup de choses positives que j’aimerais voir se réaliser.

 

Marguerite Humeau : Tu m’avais dit, Yasmine, qu’à un moment tu t’étais sentie comme un “vaisseau” qui portait et transmettait ce projet. En écoutant ton album, cela m’a fait penser à la peintre Hilma af Klint qui réalisait ses toiles pour canaliser les énergies d’autres mondes. On a l’impression que, dans cet album, ta voix a quelque chose d’annonciateur, comme lorsque l’on voit les hirondelles voler très bas avant la tempête. C’est comme si tu avais anticipé le moment que l’on vit actuellement. Le confinement, d’une certaine manière, c’est cette “cinquième saison”, dont toi et Nora K. parlez. Ce tunnel, cette nuit sans fin où ta voix deviendrait le guide qui nous amènerait vers la lumière.

 

YD : C’est très beau ce que tu viens de dire. Je n’avais jamais vécu ça en musique auparavant, mais j’y vois en effet une prémonition. L’une des raisons pour lesquelles j’ai pensé directement à toi pour ce projet, Marguerite, c’est justement par la façon dont je ne me suis pas sentie responsable de cet album. C’est comme si j’avais été traversée par lui.

 

MH : Comme mes œuvres, Lafawndah donne forme à des mondes invisibles. En ce sens, Yasmine, tu pourrais être l’une de mes sculptures !

Comment vous êtes-vous rencontrées toutes les deux ?

MH : C’était il y a deux ans. Je travaillais à l’époque sur mon exposition personnelle à la Kunstverein de Hambourg, où mon idée était de recréer l’une des premières transes de l’histoire de l’humanité d’après des recherches sur les champignons hallucinogènes, mais également des études qui établissaient des liens entre les silhouettes des Vénus du Paléolithique et les cerveaux d’animaux dotés de substances permettant d’entrer en transe. J’ai donc imaginé en sculptures un groupe de femmes qui absorbaient des cerveaux d’animaux et déclenchaient ce qui aurait pu être la première transe, se transformant jusqu’à devenir des éléments naturels. En parallèle, je cherchais développer une pièce sonore expérimentale à partir de voix humaines, afin de comprendre à partir de quel moment la voix devient autre chose et s’incarne ailleurs que son corps d’origine. Une amie photographe m’a parlé de Yasmine en me disant : “Yasmine c’est vraiment la diva du Cinquième Elément dont tu me parles si souvent. Il faut que tu la rencontres !”. Nous nous sommes donc rencontrées pour la première fois à Shoreditch un soir d’hiver, où je lui ai demandé de devenir une baleine par sa voix. C’était une performance sans retouche ni post-production, car j’avais envie que l’on entende tous les moments où la voix s’enroue, grésille, tire pour muter et devenir autre chose.

 

YD : Ce que l’on a fait ensemble sur ces chants de baleine, c’était très intime alors que l’on se rencontrait à peine. À l’époque, je ne connaissais pas encore ton travail. Lorsque je l’ai découvert, j’ai senti une connexion très forte entre nous deux et nos pratiques et j’ai tout de suite su que l’on allait faire quelque chose ensemble. Tout ce que j’ai ressenti en chantant pour toi m’a conduit à cela.

MH : Oui, ce sentiment est totalement partagé par nous deux. C’est comme si nous parlions de la même chose mais avec un langage différent.

Manteau : Pronounce

En 2019, Yasmine, vous avez composé la bande originale de l’installation de Laure Prouvost à la Biennale de Venise. Comment s’est déroulée cette collaboration avec Marguerite sur la couverture ?

YD : C’est une habitude de mon label Latency, qui invite souvent des artistes à réaliser les couvertures de ses albums. Je savais que c’était Marguerite qui réaliserait la nôtre, mais je ne pouvais m’empêcher d’avoir un doute, car son travail se déploie plutôt en trois dimensions, et je sais qu’elle répond rarement à des commandes. À un certain stade, je me même suis demandé si on allait y arriver !


MH : Moi aussi (rires) ! Mais c’est normal, car c’était complètement nouveau pour nous deux, et cela nous a forcées à sortir de notre zone de confort. Ça fait peur, mais c’est aussi ce qui rend le projet excitant. Le défi était de construire une image qui représenterait aussi bien Yasmine que mon propre travail, car je n’avais pas envie que mes œuvres prennent le pas sur l’album, mais je tenais également à rester intègre vis-à-vis de ma pratique. Je suis vraiment fière de l’idée finale car elle coche toutes ces cases. La couverture est une photographie retravaillée de l’une de mes sculptures, inspirée par les Vénus et les cerveaux d’animaux. L’œuvre a d’abord été modélisée sur ordinateur, imprimée dans la mousse, puis reproduite à l’identique dans un bloc de calcaire par des tailleurs de pierre. Avec le recul, je perçois aujourd’hui cette pièce comme une sorte de guide, une présence voilée qui renferme un mystère auquel on n’aurait jamais accès, mais qui est en même temps très perceptible. C’est ce que je ressens lorsque j’entends la voix de Yasmine : quelque chose de très physique, dissimulant derrière lui un monde bien plus vaste qui nous échappe.

Comment la vie à Londres vous nourrit-elle artistiquement toutes les deux?

MH : Londres, pour moi, c’est la liberté totale. Je l’ai senti dès mon arrivée ici, il y a onze ans, quand je suis venue étudier au Royal College of Arts. Je n’avais jamais expérimenté cela : à l’école, on était encouragés à exprimer notre individualité plutôt que de rentrer dans un moule. L’énergie créative de la ville est très forte. Je pense que cela vient de sa culture, de son histoire et de la position insulaire du pays. La ville est tellement immense que l’on choisit son village, il y a des vies de quartier très fortes. Mais cette impression de liberté passe surtout par la présence de la nature dans la ville : en quelques minutes de vélo, on a accès à de grandes prairies, des zones marécageuses… C’est assez incroyable d’avoir tout cela à portée de main, et cela s’est particulièrement vu récemment pendant le confinement.

YD : Je suis totalement d’accord. J’ai habité plusieurs endroits dans le monde, mais Londres reste pour moi la ville de la liberté. Souvent, on doit choisir comment se sentir bien quelque part d’après différents aspects de nos vies : soit parce que l’on est femme, soit parce que l’on est non blanche, ou bisexuelle. Ici, je n’ai pas l’impression de devoir choisir ni d’éteindre une partie de moi. Je me sens entière, acceptée et libre. Par ailleurs, je suis aussi très inspirée par la manière dont les institutions soutiennent les arts, ce qui offre un paysage très beau et très divers, malgré un plafond de verre toujours existant.

 

MH : Cette ville est le seul endroit pour l’instant où je me suis sentie soutenue à la fois en tant qu’artiste, femme et entrepreneuse. C’est très rare.

Manteau : Pronounce

Pour vous, à quoi ressemblerait une cinquième saison ?

MH : Je perçois la cinquième saison comme quelque chose que l’on porte en nous. En ce moment, je lis un livre qui imagine que les mythes de la création du monde, des océans, des continents, pourraient provenir d’une mémoire commune, que l’on porte tous en nous dès la création de notre cerveau alors qu’on est encore à l’état de fœtus. C’est assez beau de se dire qu’à chaque fois qu’un être humain est en train de se créer, la création du monde se rejoue en lui. Ce sentiment de grand vide a une portée universelle que je ressens très fortement en lisant des passages de la Bible, par exemple. La cinquième saison serait donc cet endroit où tout est mouvant, comme un vaste océan tout noir où l’on ne sait pas encore si c’est la fin d’un monde ou le début d’un autre.

 

YD : La cinquième saison serait aussi pour moi une histoire. On parle toujours de la fin, mais il y a “des” fins plutôt qu’une seule fin. Dans le livre, la cinquième saison arrive pour la première fois et l’auteure écrit : “c’est la dernière fois que c’est la fin”. J’ai plutôt l’impression que, collectivement, nous avons tous déjà vécu une fin, et je n’y vois rien de noir ni de sombre. Quand on me demande de décrire mon travail, je réponds toujours que je vois ma musique comme la musique du lendemain de la fin. Je trouve donc très important de continuer à imaginer ce que l’on aimerait voir après la fin. Car la cinquième saison c’est une fin, puis ça recommence.

 

Lafawndah, The Fifth Season, disponible depuis le 8 septembre chez Latency.