26 juil 2024

Judy Chicago en 5 œuvres radicalement féministes

Jusqu’en septembre, à la Serpentine de Londres et à Luma Arles, la carrière de Judy Chicago se déploie dans une cacophonie de couleurs et de revendications féministes poignantes. Figure pionnière de l’art américain et du mouvement de libération des femmes, l’artiste pulvérise depuis près de soixante ans les diktats masculins et les frontières artistiques à coup de performances, peintures et sculptures mémorables. Retour sur cinq œuvres fondatrices signées Judy Chicago.

Judy Chicago, “Atmospheres” (1969).

Atmospheres (1969) : les performances explosives de Judy Chicago

À la fin des années 60, Judy Chicago explore le minimalisme au gré de peintures et de sculptures abstraites résumées à quelques aplats de couleurs vives. Mais, comme la plupart des femmes artistes, elle se trouve sous-estimée et ignorée au profit de ses contemporains masculins, qui critiquent notamment sa palette chromatique vive et chamarrée. Qu’à cela ne tienne, l’artiste âgée d’une trentaine d’années change de médium pour s’emparer d’un autre art dominé par les hommes : la pyrotechnie. Fidèle à son usage de couleurs vives, elle envahit en 1969 les quartiers de Los Angeles lors de treize performances, regroupées sous le titre de California Atmospheres, où elle fait exploser des fumigènes roses, violets ou jaunes.

Un geste que l’artiste décrit comme libérateur, pulvérisant sur son passage les carcans du système patriarcal et d’un monde de l’art majoritairement masculin. Engouffrés dans ces nuages colorés, les spectateurs ne distinguent plus le sol du ciel, pris dans un océan de couleurs déstabilisant qui, lorsqu’il finit par se dissiper, dévoile avec acuité une “nouvelle réalité”… celle de Judy Chicago. Véritable tournant dans sa carrière, ces performances sont l’occasion pour l’artiste de critiquer le land art, dont elle considère les œuvres comme invasives et non-respectueuses de l’environnement, à l’image de celles de Michael Heizer ou Richard Serra.

Reproduites à de multiples reprises au fil de sa carrière, au cours des années 70, ou plus récemment sur le lac de Toronto et dans la ville d’Arles, les performances de Judy Chicago seront réinventées, incluant tantôt des femmes nues recouvertes de peintures brillantes, tantôt des feux d’artifices, et poursuivent cette “féminisation” du paysage – et du monde de l’art.

Judy Chicago, "Flight Hood" (1965-2011). © Adagp, Paris, 2024 © Victor&Simon - Joana Luz.
Judy Chicago, “Flight Hood” (1965-2011). © Adagp, Paris, 2024 © Victor&Simon – Joana Luz.

Hoods (1965-2011) : l’art de la carrosserie pour écraser les préjugés

Désireuse de défier les préjugés de genre qui entourent nombre de champs créatifs à ses débuts, Judy Chicago s’initie également à la carrosserie. Seule femme parmi les quelques 250 étudiants de son premier atelier à Los Angeles, l’artiste apprend la peinture par pulvérisation (aérographe, pistolet, aérosol), utilisée pour recouvrir les automobiles, et se l’approprie au sein de sa série Hoods, débutée en 1964, et poursuivie pendant près de quarante ans. Sur de capots de voitures, la plasticienne dessine à l’aide de pots de peinture vives et de laque brillante des motifs érotiques abstraits, où s’entremêlent des clitoris, des phallus, des ovaires, des testicules et des ailes de papillon, dans une cacophonie visuelle hypnotique. 

Plus qu’une revendication féministe, cette série fait également écho à la vie intime de Judy Chicago, dont le mari de l’époque décède en 1962 d’un accident de voiture. Expressions de son deuil autant qu’un pied de nez aux diktats masculins, ses Hoods transforment ainsi ces morceaux de carrosserie en œuvres d’art flamboyantes et subversives, qui seront longtemps rejetées par les critiques et par les galeries de l’époque pour leur caractère jugé trop explicite. Pour l’artiste, ils témoignent toutefois de ses premières explorations de la couleur et du médium, dont elle ne cessera de repousser les frontières au cours de sa carrière.

Judy Chicago, "The Diner Party" (1974-1979). © Kevin Case, Flickr.
Judy Chicago, “The Diner Party” (1974-1979). © Kevin Case, Flickr.

The Dinner Party (1974-1979) : un dîner à la gloire des grandes femmes de l’histoire

Puisque de nombreux hommes contestent la légitimité des femmes dans le monde de l’art en les écartant de son histoire, Judy Chicago décide d’en convier les plus grandes figures à son propre dîner avec l’une de ses œuvres les plus marquantes : The Dinner Party. Imaginée entre 1974 et 1979, l’installation réunit 1038 femmes de toutes les époques (de la Préhistoire au 20e siècle) qui ont marqué, par leur engagement, leur travail ou leur trajectoire, notre mémoire collective.

Se retrouvent ainsi parmi les attablées de grandes figures féminines telles que la peintre Georgia O’Keeffe, l’abbesse médiévale Hildegarde de Bingen, la reine Aliénor d’Aquitaine, l’écrivaine Virginia Woolf… Ces quatre personnalités font partie des trente-neuf couverts disposés autour d’un banquet triangulaire. Sur des assiettes de porcelaine décorée de motifs de vulve et de jetés de table délicatement brodés, Judy Chicago déroule le récit de ces femmes illustres en lettres dorées, et fait résonner l’évolution de la condition féminine à travers les siècles. Les noms des 999 autres personnalités retenues par l’artiste sont, quant à eux, inscrits sous la table.

Mobilisant plus d’une centaine d’artisans, ce travail de longue haleine célèbre également les arts de la table, la tapisserie, la porcelaine, la céramique et la broderie – autant de domaines domestiques longtemps associés aux femmes. En se les réappropriant, l’Américaine s’inscrit ainsi dans un récit féminin et féministe, loin des carcans dans lesquels les figures retenues au sein de ce projet ont longtemps été reléguées.

D’abord exposée en 1979 au Brooklyn Museum et au San Francisco Museum of Modern Art, The Dinner Party est néanmoins loin de faire l’unanimité à l’époque, critiquée pour ses représentations de vulves alors jugées obscènes. Judy Chicago lance alors une campagne de financement collectif, invitant les Américains à participer de leur poche pour permettre à l’installation de voyager de musée en musée. Si l’expérience ne rencontre pas le succès espéré – l’œuvre sera surtout présentée dans des établissement publics comme des gymnases –, l’œuvre rencontre un large écho dans les milieux féministes et protestataires de l’époque, propulsant la carrière de l’artiste, et rejoint finalement les collections permanentes du Brooklyn Museum, où elle est encore exposée aujourd’hui. 

Judy Chicago, "Pasadena Lifesavers Red Series #2" et "Pasadena Lifesavers Yellow Series #2" (1969–1970). © Adagp, Paris, 2024. © Victor & Simon - Renata Pires.
Judy Chicago, “Pasadena Lifesavers Red Series #2” et “Pasadena Lifesavers Yellow Series #2” (1969–1970). © Adagp, Paris, 2024. © Victor & Simon – Renata Pires.

Pasadena Lifesavers (1969-1970) : les motifs érotiques engagés de Judy Chicago

À l’image des fleurs aux airs de vulves que Georgia O’Keeffe dessine sur ses toiles au début du 20e siècle, Judy Chicago aborde au sein de son travail le plaisir féminin. Tabou et souvent considéré comme vulgaire – à l’inverse du plaisir masculin –, l’orgasme des femmes apparaît dans ses œuvres à travers des dégradés de couleurs et de formes abstraites rondes, évoquant autant une bouche ouverte qu’un sein, un ventre ou un vagin. Semblables à des bouées de sauvetage, ces peintures réalisées entre 1969 et 1970 traduisent la sensation de plénitude ressentie par la femme lors d’un orgasme, loin de toute représentation phallique ou pénétrante traditionnelle. 

Profondément ancrée dans le mouvement de libération sexuelle qui anime alors les États-Unis et l’Europe dans les années 70, Judy Chicago réunit ces toiles sous le nom de Pasadena Lifesavers : “Toutes ces sensations étaient des sensations émotionnelles et corporelles traduites en forme et en couleur. Je les ai appelés des sauveteurs [lifesavers] parce que d’une certaine manière, ils m’ont sauvé la vie en affrontant de front la question de ce que signifie être une femme”, explique-t-elle ainsi dans le catalogue associé à sa rétrospective au LUMA Arles.

Explicitement féministes, ces tableaux trôneront d’ailleurs à l’entrée de son exposition au California State College en 1970. À cette occasion, l’artiste officialise d’ailleurs son changement de nom, abandonnant celui de son premier mari, Gerowitz, pour prendre celui de sa ville natale, Chicago, et se libérer ainsi symboliquement de toute domination masculine et sociale.

Couverture du catalogue d'exposition Womanhouse avec Judy Chicago et Miriam Schapiro (1972).
Couverture du catalogue d’exposition Womanhouse avec Judy Chicago et Miriam Schapiro (1972).

The Womanhouse (1971-1972) : un temple du féminisme à Hollywood

Face aux nombreuses critiques – pour la plupart masculines – que suscitent ses Atmospheres, ses Hoods ou ses Pasadena Lifesavers, Judy Chicago décide de résoudre le problème à la source en lançant le Feminist Art Program à l’université d’État de Californie à Fresno, puis au California Institute of the Arts de Los Angeles. Rejoint par l’artiste canadienne Miriam Schapiro,  le programme n’accepte que des candidates femmes pour les initier à une histoire de l’art féminine, dont les recherches nourrissent en parallèle son grand projet, The Dinner Party. Encouragées à développer leur pratique artistique tout en nourrissant leur militantisme politique, les étudiantes font alors germer dans l’esprit de Chicago et Schapiro l’idée d’une exposition totalement féminine : la Womanhouse.

Radical pour son temps, le projet mène les deux artistes et une vingtaine d’étudiantes vers une ancienne maison de Hollywood laissée à l’abandon, que ces dernières rénovent et investissent de leurs œuvres. Des chambres à la cuisine en passant par le salon, toutes les salles se retrouvent, en 1972, peuplées de créations textiles, picturales, céramiques ou encore de performances imaginées par le groupe. Judy Chicago fait dégouliner une poubelle de tampons et de serviettes usagés, Camille Grey repeint une salle de bain entièrement avec des rouges à lèvres rouge, tandis que Vickie Hodgetts, Robin Weltsch et Susan Frazier recouvrent les murs de la cuisine d’œufs au plat symbolisant des seins.

Abordant des sujets précurseurs pour l’époque, tels que la remise en question des rôles de genre et la mise en avant d’arts considérés comme mineurs dans une société patriarcale, la Womanhouse attire lors de son mois d’ouverture près de 10 000 visiteurs et pose l’une des premières pierres de la révolution féministe menée par Judy Chicago depuis plus de soixante ans.

“Judy Chicago : Herstory”, exposition jusqu’au 29 septembre 2024 à LUMA Arles, Le Magasin Électrique.
Judy Chicago : Revelations”, exposition jusqu’au 1er septembre 2024 à la Serpentine North Gallery, Londres.