Isamu Noguchi : la rétrospective d’un sculpteur visionnaire et écologiste avant l’heure
On le connaît surtout pour ses nombreux luminaires en papier japonais ou encore ses sculptures abstraites dans la lignée d’un Brancusi, mais l’artiste nippo-américain Isamu Noguchi (1904-1988) a définitivement marqué l’histoire par sa pratique aux confins des domaines, médiums et continents. Au LàM, une grande rétrospective en France revient sur cet héritage laissé par cette figure discrète mais non moins influente sur l’art et la culture d’aujourd’hui. Retour sur ce qui fait de lui un artiste visionnaire.
Par Matthieu Jacquet.
De l’Orient à l’Occident, une œuvre universelle qui traverse les continents
Né à Los Angeles puis élevé au Japon jusqu’à l’adolescence, Isamu Noguchi a traversé les continents toute sa vie : il séjourne dans la ville de La Porte (Indiana) pour ses études, puis à Paris, New York pendant la Seconde Guerre Mondiale, Kita Kamakura et enfin Long Island City, sans compter de nombreux voyages dans le monde, à Jérusalem, Singapour ou encore Venise… Les mouvements géographiques de l’artiste se reflètent dans sa pratique, véritable rencontre des cultures d’Orient et d’Occident. Si les formes abstraites, courbes et les surfaces lisses de ses sculptures s’inscrivent directement dans l’héritage de Constantin Brancusi, auprès duquel l’artiste travaille pendant six mois à Paris en 1927, ses lignes noires tracées à l’encre de Chine sur papier rappellent son goût pour la calligraphie, apprise lors de son voyage dans l’Empire du Milieu en 1930, tandis que sa manière de travailler la pierre renvoie aux grands principes de la philosophie zen, née au Japon, et ses céramiques, à l’art dédié aux sculptures funéraires en terre cuite dit haniwa. “Peu d’artistes au cours du 20e siècle ont su manier avec autant de virtuosité les idées les plus radicales de leur époque tout en s’appropriant les savoir-faire les plus traditionnels”, commentent Sébastien Delot et Grégoire Prangé, commissaires de la rétrospective de l’artiste au LàM. Toute sa vie, le Nippo-Américain maîtrise en effet cet équilibre ténu entre une quête d’innovation formelle très contemporaine et un respect manifeste pour l’histoire de l’art, nourri aussi bien d’hommages à des artistes de son époque tels que l’Américain Alexander Calder qu’à des arts séculaires tels que le théâtre nô. Un syncrétisme qui confirme son statut d’artiste nomade inclassable et définitivement universel, particulièrement moderne à l’aube de la mondialisation et du tourisme de masse. Aujourd’hui, des stars de l’art contemporain comme le Coréen Lee Ufan prolongent indéniablement son héritage.
Sculpture, design ou encore décor de théâtre : la création sans limites
Depuis plus d’un demi-siècle, elles éclairent de nombreux intérieurs de leur lumière chaude qui traverse un papier léger et écru. En forme d’accordéon, de cocon, de bulles ou encore de cubes, les Akari constituent sans doute l’œuvre la plus célèbre d’Isamu Noguchi (1904-1988), à en juger par le nombre d’exemplaires écoulés mais aussi la quantité de pâles copies qui en ont été produites, depuis, par la grande distribution. À l’époque où il les imagine, l’artiste nippo-américain élève de Constantin Brancusi n’est pourtant pas designer mais artiste, principalement connu pour sa sculpture. En 1951, l’idée de cette série lui vient alors qu’il visite la ville de Gifu, au centre du Japon, et découvre dans ses rues des myriades de lampions en papier allumés lors d’une fête traditionnelle. Fasciné, l’artiste visite l’entreprise historique qui les réalise, et lui emprunte sa technique de fabrication : un papier artisanal japonais ultra fin pour la surface – le papier “washi”, à base d’écorce de mûrier –, des tiges de bambou pour la structure, et des bougies fixées à l’intérieur, qu’il remplacera par des ampoules électriques. Déclinées en plus de 200 modèles par l’artiste, dont nombre ont été édités en plusieurs exemplaires pour être commercialisés, la série des Akari est sans doute l’une des preuves les plus éloquentes de la capacité d’Isamu Noguchi à étendre sa pratique en réalisant des œuvres fonctionnelles qui remporteront un franc succès. Un talent déjà constaté quatre ans plus tôt avec la création de la fameuse table Noguchi, caractérisée par sa surface en verre, ses pieds en bois et ses lignes pures et arrondies, produite par la firme américaine Herman Miller.
Si la pratique de l’artiste n’est pas confinée à un courant artistique, sa grande transversalité, encore audacieuse pour l’époque, n’est pas sans évoquer la philosophie de l’école du Bauhaus et sa vision holistique de la création, incarnée par des figures telles que la plasticienne et designer d’objets Marianne Brandt, des peintres et designers textile Anni Albers et Dörte Helm, ou encore du costumier et décorateur Oskar Schlemmer. À l’instar de ce dernier, Isamu Noguchi s’illustre également dans le domaine du spectacle vivant, en créant de 1935 à 1958 décors, objets et costumes pour plus de vingt ballets avec la chorégraphe et danseuse américaine Martha Graham, dont Appalachian Spring (1944) et Phèdre (1962). Pour ses spectacles, l’artiste produit des structures mais aussi des accessoires très variés, telle une robe-cage en métal, pensés comme des extensions des mouvements des danseurs, qui guident leurs corps dans l’espace. Suivant cette même volonté d’orchestrer la rencontre du corps et de l’œuvre, l’artiste pluridisciplinaire réalise également des toboggans et balançoires pour des aires de jeux, contribuant grandement à l’effacement croissant des hiérarchies artistiques que revendiquent de nombreux artistes aujourd’hui.
Une manière ingénieuse d’abstraire les corps
Un oiseau enceint s’incarne dans une sculpture verticale cylindrique en marbre blanc, dont le centre fait émerger une bosse sphérique. La silhouette d’un enfant en train de sauter se voit matérialisée par un assemblage de cinq pierres arrondies suspendues à une structure en métal et éclairées de l’intérieur. Une colonne noire, perforée de trous d’où émergent des os et bâtons en bois, évoque le tronc d’un être divin doté de nombreuses mains. Dès le début de sa carrière, Isamu Noguchi s’emploie à abstraire les corps pour n’en montrer que les volumes – les vides, les pleins et lignes de tension essentielles –, s’inscrivant dans le courant artistique du biomorphisme. À l’image des sculpteurs Henry Moore, Jean Arp ou encore Barbara Hepworth, l’artiste redouble d’inventivité pour transposer le monde végétal, animal ou humain en s’éloignant du figuratif, tout en convoquant chez le spectateur un sentiment de familiarité. En atteste Miss Expanding Universe (1932), sculpture suspendue en aluminium travaillé grâce aux techniques de découpage, polissage et vernissage du métal apprises dans l’atelier de Brancusi. Ses quatre membres déployés évoquent l’image d’un oiseau en vol, d’une étoile de mer, ou encore d’un corps vêtu d’une robe – celui de la danseuse Ruth Page, dont le sculpteur a imité la silhouette ici.
Par ces lignes pures et jeux d’équilibre, les corps représentés par Noguchi proposent une définition du vivant universel, au-delà des genres et des espèces. Ses œuvres se font au fil des années de plus en plus ingénieuses lorsque l’artiste s’écarte du monolithe pour concevoir des pièces comme des puzzles, dont les morceaux peuvent voyager à plat avant d’être réassemblés – manière innovante, ergonomique et économique de les transporter “en kit”. Un principe que l’on retrouve dans sa série des Interlocking Sculptures (sculptures enchevêtrées), entamée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, que l’artiste façonne en utilisant un principe d’imbrication des pièces les unes dans les autres, ne nécessitant dès lors aucune vis pour les fixer. Réalisées en bois, en métal, en plastique ou en marbre, ces formes douces et harmonieuses s’inspirent d’une image bien moins heureuse : celle des corps entassés par les horreurs de la guerre, d’Auschwitz à Hiroshima. Elles rappellent également le regard empreint d’humanité d’Isamu Noguchi, qui déclarait : “L’essence de la sculpture est la perception de l’espace, le continuum de notre existence.”
Un rapport viscéral à la nature
Dans la ville balnéaire de Chigasaki, à une heure de voiture de Tokyo, Isamu Noguchi grandit entouré par l’océan Pacifique, les forêts de pins ou encore le mont Fuji, qui apparaît parfois au large de la baie. Un cadre qui façonne son rapport viscéral à la nature, qu’il place toute sa vie au cœur de sa pratique. Outre les souvenirs de son enfance, l’artiste tire en effet ses formes de ses recherches en botanique, zoologie ou paléontologie, ou encore des jardins de temples zen et des pierres de Stonehenge. Chaque fois, le sculpteur tient à mettre le matériau utilisé au cœur de ses formes et à l’honorer sans le trahir, en tenant compte de sa texture, de sa couleur, de son poids. “Mon désir est de voir la nature à travers les yeux de la nature et d’ignorer l’homme en tant qu’objet d’une génération spéciale”, déclare-t-il un jour. À rebours d’une ère qui encense le progrès industriel et technologique dans les arts et la production d’artefacts, cette approche incite plusieurs structures à lui commander l’aménagement de jardins publics comme celui du nouveau siège de l’Unesco à Paris, réalisé en 1958 et que l’on peut encore visiter aujourd’hui. Grâce à ses ilots végétaux peuplés de cerisiers et de magnolias, ses bassins de divers niveaux pour accueillir l’étang, son petit pont ou encore une fontaine construite d’après un rocher de granit, l’artiste y invite à un moment de contemplation. Une pratique qui complète son approche holistique de la création dont on peut trouver des réminiscences chez Giuseppe Penone ou Robert Smithson, figures de l’arte povera et du land art dont certains voient en Noguchi le précurseur. De son vivant, l’artiste envisage même de réaliser sculpture à l’échelle du paysage, qu’il souhaitait qu’on puisse voir depuis Mars. Un objectif malheureusement non atteint, mais dont il aura cessé de s’approcher jusqu’à sa mort en 1988.
“Isamu Noguchi. Sculpter le monde”, jusqu’au 2 juillet 2023 au LàM, Villeneuve-d’Ascq.