17 avr 2020

Interview with Avery Singer, the youngest painter to be represented by Hauser & Wirth

À 32 ans, cette jeune artiste new-yorkaise est le plus jeune talent représenté par la galerie Hauser & Wirth. Dans ses œuvres, elle mêle références à la tradition picturale et outils de modélisation 3D, nous interrogeant ainsi sur la place croissante prise par la technologie dans nos existences.

Propos recueillis par Nicolas Trembley.

Interview by Nicolas Trembley.

“Jordan” (2019) d’Avery Singer. Courtesy of the artist, Hauser & Wirth and Kraupa-Tuskany Zeidler, Berlin.

Avery Singer peint avec de nouveaux outils technologiques qui ont été développés à l’intention de l’architecture ou l’animation de jeux vidéo. Il est vrai que visuellement, dans ces portraits de personnages robotiques créés grâce à un logiciel de modélisation 3D ou à l’aérographe, quelque chose rappelle le film Tron et la science-fiction. Mais s’arrêter à ces questions techniques serait réducteur pour définir cette œuvre en constante évolution, qui se nourrit de son environnement mais aussi de l’histoire de l’art, que l’artiste connaît bien grâce à ses parents issus eux-mêmes du milieu culturel. Alors qu’elle vient de réaliser une gigantesque fresque pour le musée Ludwig de Cologne et d’entrer chez Hauser & Wirth, devenant ainsi la plus jeune artiste représentée par cette galerie, Avery Singer nous a accordé cette interview.

 

Numéro : Quel a été votre parcours ? Comment le contexte dans lequel vous avez grandi vous a-t-il influencée ?

Avery Singer : J’appartiens, dans l’histoire de ma famille, à la troisième génération de New-Yorkais “pur jus”. J’ai grandi à Manhattan, à deux rues au nord du World Trade Center, et j’ai fait ma scolarité dans les écoles publiques de la ville de New York. J’ai grandi dans un environnement très bohème. Mes deux parents étaient peintres et gagnaient leur vie en tant que projectionnistes de cinéma. Mon père travaillait au MoMA. Plus tard, ma mère a également été secrétaire pour une entreprise du World Trade Center, puis graphiste chez un éditeur de livres pour enfants. J’ai ainsi été très tôt au contact de l’art, ce qui a eu une influence déterminante sur le sentiment de proximité que j’ai développé vis-à-vis de l’art moderne et contemporain. J’ai eu la chance de pouvoir très régulièrement admirer des chefs-d’œuvre dans des musées, et je suis absolument convaincue que l’art ne doit pas être conservé loin des regards dans des collections privées. Il doit être accessible à tous les publics, parce que l’art – moderne et contemporain, en particulier – est vraiment fait pour être vu dans un contexte muséal. Pendant ma scolarité dans le public, je me suis forgé une certaine éthique du travail. Le lycée que j’ai fréquenté – la Stuyvesant High School – est à la fois le plus performant et l’un des plus pauvres des États-Unis. J’étais l’une des seules élèves à ne pas être issue de l’immigration. Mes valeurs par rapport au travail me viennent de mes parents, mais aussi de mes camarades de Stuyvesant. Après ça, j’ai pu étudier à la Cooper Union grâce à une bourse qui couvrait la totalité de mes frais de scolarité. Déjà très solide à l’époque, mon éthique du travail s’est encore renforcée à ce moment-là.

 

Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec l’art ? Comment avez-vous su que vous vouliez devenir artiste ?

Je n’ai pas un souvenir précis parce que j’ai vraiment grandi dans l’atelier de mes parents. Je n’avais pas de chambre à moi, juste un lit installé sur la mezzanine qui donnait sur l’atelier de ma mère. Pendant longtemps, nous n’avons pas eu de climatisation, et je me souviens que pendant les nuits étouffantes de l’été, les ventilateurs fixés au plafond tournaient en permanence pour nous rafraîchir et faire sécher les toiles. J’ai pris conscience que je voulais être artiste quand j’ai tourné mon premier film avec la caméra super-8 que mon père m’avait offerte pour mes 15 ans. C’est à cet âge-là que je suis vraiment tombée amoureuse de l’art. J’aime bien dire que depuis cette époque, l’art et moi vivons une éternelle lune de miel. Avant de me rendre compte que je voulais devenir artiste, j’espérais être soit mathématicienne, soit informaticienne.

 

À quel type d’art vous intéressiez-vous à l’époque, et que regardez-vous aujourd’hui ?
Je regarde absolument tout, j’aime l’art de façon inconditionnelle, et j’aime les artistes. Ce sont des gens qui mettent toute leur âme, tout leur être, toute leur vie dans leur pratique artistique et dans la création. En dehors de l’art, je me passionne pour les technologies de fabrication des images, ainsi que pour les avancées technologiques qui modifient notre expérience et notre vision du monde. La culture liée aux médias populaires est aussi un sujet que je regarde de près et, de façon générale, je m’intéresse à tout ce qui est nouveau et novateur.

“Calder Saturday Night” (2017) d’Avery Singer. Courtesy of the artist, Hauser & Wirth and Kraupa-Tuskany Zeidler, Berlin.

Vous considérez-vous comme une peintre, et, à vos yeux, cette catégorie est-elle encore pertinente en 2020 ?
En dehors du mot “peintre”, je ne vois pas bien ce qui pourrait me qualifier. “Être humain”, éventuellement ? En tout cas, cette catégorie existe puisque nous devons nous poser la question de savoir si elle est pertinente ou non. Et si elle n’existait pas, la question ne se poserait pas ! Cela dit, à mon avis, plus la catégorie est vaste et librement définie, mieux c’est.

 

D’où viennent vos images ?

D’une infinité de sources et de provenances différentes. Elles peuvent venir d’expériences que j’ai vécues. Elles me sont aussi inspirées par la façon personnelle dont je perçois les choses par rapport à la manière dont elles apparaissent aux yeux du monde. Mes croquis sont issus de programmes de modélisation 3D, que j’utilise pour construire visuellement des figures et des espaces.

 

Quand avez-vous commencé à intégrer les nouvelles technologies à votre travail ?
Pendant mes études d’art, probablement. Même si je travaillais principalement sur les techniques traditionnelles de menuiserie et de travail du bois – avec et sans outils électriques –, je m’intéressais aussi à l’art vidéo et à la modélisation par ordinateur. L’élément technique et technologique de mon travail évolue, de la même façon que mes objectifs évoluent au gré des changements qui interviennent dans ma pratique picturale.

 

Vous avez commencé avec du noir et blanc (ou des gris) mais, de plus en plus, il semble que vous ajoutiez de la couleur… 

Je me suis contentée d’arrêter de penser à la couleur et, paradoxalement, c’est là que je me suis mise à l’utiliser ! J’y ai pris goût, mais j’ai mis un moment à m’en rendre compte. J’aime l’idée qu’il s’agissait d’une décision inconsciente de ma part. Au lieu de tout calculer à l’avance pour ensuite mettre en œuvre une idée, comme un artiste conceptuel, vous laissez simplement la toile imposer sa propre direction.

 

Vos œuvres font souvent intervenir des sortes de “robots” ou des personnages de manga futuristes. Comment sont apparues ces incarnations ?
Au départ, il s’agissait d’une figure toute simple, construite en utilisant la géométrie binaire que je pouvais maîtriser avec ma connaissance très limitée du logiciel. Les cheveux sont le résultat d’une tentative de reproduire les papillotes que portent les juifs de la communauté hassidique, pour une toile qui s’intitulait Jewish Artist and Patron. Un autre de mes personnages, qui figure un buste humain, s’inspire des sculptures de Naum Gabo et Antoine Pevsner.

Tous dégagent une impression de solitude. Y a-t-il un lien, selon vous, entre solitude et technologie ?
Dans mon travail, je ne m’attache pas vraiment à dépeindre la solitude. C’est probablement une dimension qui est présente dans mes toiles, mais ce n’est pas un enjeu que je mettrais au premier plan.

 

Vous réalisez aussi des autoportraits. Quel cheminement suivez-vous pour faire figurer votre propre image dans une toile ?
Récemment, j’ai en effet peint un autoportrait. La personne qui travaille avec moi m’a prise en photo dans mon studio, et j’ai ensuite intégré cette image, par collage, dans la restitution d’un modèle 3D, développé par un ami artiste pour un projet que nous avions mené ensemble. Cette modélisation était prévue pour fonctionner comme une satire des luxueux programmes d’urbanisme new-yorkais, et proposait, en guise de parc public, un vaste “pavillon” de toilettes en plein air.

 

Pouvez-vous nous en dire plus sur la façon dont vous installez vos œuvres ? Dans vos expositions, l’accrochage est-il un vecteur important du message ?
Dans les écoles d’art, on nous enseigne “les dimensions politiques de l’accrochage”, ou, plus précisément, du display. La façon dont vous allez présenter vos œuvres exprime une prise de position, aussi bien par rapport à l’institution qui les accueille que par rapport à son architecture. Selon moi, les architectes vivent beaucoup dans l’utopie : ils conçoivent des espaces qui nous promettent de remplir certaines fonctions. Le rôle d’un artiste travaillant dans ce cadre, fixé par l’architecte, peut s’exprimer de multiples façons. Vous pouvez dire des choses assez différentes, par exemple, si vous exposez dans une institution très connotée sur le plan politique ou économique.

 

Qu’en est-il du Schultze Projects, au Ludwig Museum de Cologne ? Pouvez-vous nous parler de ce travail ?
Bien sûr. Le Schultze Projects rend hommage à l’artiste allemand Bernard Schultze, et il est financé par ses ayants droit, qui ont légué au musée un certain nombre de toiles
et une dotation financière. Tous les deux ans, un artiste est invité à réaliser une œuvre in situ, et il reçoit pour cela une bourse accordée par la succession Schultze. Pour la première édition, Wade Guyton avait réalisé un polyptyque autour de scènes du World Trade Center et du quartier de Lower Manhattan. Pour ma propre carte blanche, je me suis dit que c’était une très belle opportunité de produire une œuvre panoramique à grande échelle, destinée à être vue de loin. J’ai combiné entre elles plusieurs modélisations SketchUp, que j’avais déjà utilisées, et je les ai intégrées dans une sorte de quadrillage bleu, qui est en fait un filtre à peinture proposé par le logiciel. Les silhouettes et les visages se fondent dans cet arrière-plan, avec une sorte d’effet camouflage.

 

Comment vous viennent les titres de vos œuvres ?

Soit j’ai une illumination et ils s’imposent comme des évidences, soit l’œuvre reste sans titre.

 

Y a-t-il quelque chose dont vous aimeriez faire prendre conscience à travers votre pratique artistique ?
Je n’en suis pas certaine. Je ne sais pas exactement ce que les gens perçoivent dans mon travail. J’aimerais qu’ils y voient ou qu’ils ressentent une forme de réflexion sur la société ou la culture contemporaine. J’aimerais aussi qu’ils se trouvent confrontés à une nouvelle approche de la peinture.

 

Vous est-il arrivé de vous sentir proche d’un mouvement ou d’un groupe d’artistes ?
Pas vraiment, non. Par nature, je suis plutôt solitaire. Et je ne pense pas que cela change de sitôt.

“Jordan” (2019) d’Avery Singer. Courtesy of the artist, Hauser & Wirth and Kraupa-Tuskany Zeidler, Berlin.

 

American artist Avery Singer paints with the digital tools that have been developed for architecture and video games. While her portraits of robot figures might recall the science fic- tion of Tron, it would be reductive to judge her work only by technique, since it is constantly evolving in re- sponse to both the contemporary context and the history of art, which she’s well versed in thanks to her parents, who are both painters. Numéro spoke to the 33-year-old, who has just completed a giant fresco for Cologne’s Ludwig Museum, as well as signing with Swiss gallery Hauser & Wirth.

 

Numéro: What’s your back- ground? How much did your upbringing influence you?

Avery Singer: My background is that I’m a third generation native New Yorker. I grew up downtown, two blocks north of the World Trade Center. Educationally speaking, I’m a product of the New York City public-school system. Culturally, I grew up in a very bohemian environment: my parents are both painters who worked as film projectionists. My mom later worked as a secretary for a company in the World Trade Center and then as a graphic designer for a children’s book-publishing company. My exposure to art downtown as the daughter of artists and projectionists (my father projected at MoMA) was incredibly influential on developing a feeling of closeness to Modern and contemporary art. As I was able to see Modern masterpieces in the museum environment regularly, I feel strongly that art shouldn’t be stored away privately. Art should be publicly available to all viewers, because Modern and contemporary art exists for the museum context. My public-school education taught me my work ethic. My high school, Stuyvesant, is the most high-performing and impoverished public school in the U.S. I was one of very few non-immigrant students there. I learned my work ethic from my parents and my fellow Stuyvesant students. I then went to Cooper Union on a full-tuition scholarship, and my already solid work ethic was strengthened even more.

 

Do you remember your first encounter with art? What made you want to be an artist?
I don’t remember what that would have been, since I grew up in my parents’ art studios. I didn’t have my own room, instead I had a loft bed that overlooked my mom’s painting studio. We didn’t have air conditioning for a long time, so I remember hot summer nights with all the ceiling fans turned on both to cool us off and to dry the paint. I realized I wanted to be an artist when I made my first super-8 film with a camera mydadgavemeasagiftformy15th birthday. I fell in love with art at that age. I like to say that art and I have been happily married ever since. Prior to realizing I wanted to be an artist, I dreamed of being a mathe- matician or a computer scientist.

 

What were you looking at then, and what do you look at today?
I look at everything: I absolutely love art and artists, who devote their entire spirit, being and life to the prac- tice of artmaking. Outside of the art realm, I’m interested in image-making technologies, along with innovations in tech that change the way we see and have experiences, popular media culture, and so forth.

 

Do you consider yourself a painter? Is this category still relevant in 2020?
I don’t know what else I would be, other than a painter – a human being perhaps? The category of painter clearly still exists, but the looser and broader the category is, so much the better in my opinion.

 

What are the sources you use to make your images?
They come from a myriad of places: lived experience and noticing how I look at things and how they appear to the world. My sketches come out of 3D-modelling programmes that I use to visually construct the different figures and spaces in my work.

 

When did you start incorporating new technology in your work?

 Probably as an art student. Though I was focused on traditional carpentry skills, with and without the use of power tools, I was interested in video art and computer modelling as well. The tech element you see in my work changes as my goals in my painting practice change.

“Calder Saturday Night” (2017) d’Avery Singer. Courtesy of the artist, Hauser & Wirth and Kraupa-Tuskany Zeidler, Berlin.

You started out using grisaille, but more and more you’ve been adding colour. Does this change have anything to do with your evolving technique?

I simply stopped thinking about colour, which strangely resulted in my beginning to use it. I got into it and after a while became aware of it. I like that it was an unconscious de- cision on my part. You let the painting itself dictate its own direction, instead of pre-planning and executing an idea like a conceptual artist.

 

You often use “robot” or futurist manga characters in your work. How did these personae appear? 

It started as a simple figure I constructed using the pared-down geometry I was capable of producing in my limited knowledge of the programme. The hair pattern actually came out of my attempt at depicting the peiyes [sidelocks] on a Hassidic character from a painting titled Jewish Artist and Patron. I also have a figure that is based on Naum Gabo and Antoine Pevsner sculptures representing a human bust.

 

Your characters seem lonely… Is there a link between loneliness and technology in your work?
I don’t think so much about portraying loneliness in my work. It’s probably an issue that’s at play in the paintings, but it’s not necessarily at the forefront for me.

 

You also produce self-portraits. How did you integrate your image into the paintings?
I made a self-portrait recently. My assistant took a photograph of me in my studio, and we collaged it into a rendering of a 3D model an artist friend of mine developed for a project we did together. This model was meant to function as satire of luxury urban development in a New York City, by proposing an expansive open-air toilet pavilion as a public park.

 

Can you talk about the way you install your works? How is the way you display them in your exhibitions important as a vehicle for your message?

We learn about the politics of display as art students. The way you hang your work conveys your attitude towards both the venue in which it’s hosted as well as the architecture. Architects are very utopian, in my opinion, and they design spaces that give promise to certain functions. Your role as an artist working within their framework has manifold expression. Your work hanging in a politically or economically fraught institution may speak of another.

Can you talk about the Schultze Project you’ve just completed at Cologne’s Ludwig Museum? How did that come about?
Sure. This particular project is funded by the estate of a local artist, Bernard Schultze. The estate bequeathed paintings and a financial donation to the museum. Every two years, a painter is invited to produce a site-specific work with supplemental installation funding provided by the Schultze estate. In its first iteration, Wade Guyton produced a multi-panel work that portrayed scenes of the World Trade Center and Lower Manhattan. For my commission, I thought it would be a wonderful opportunity to make a large- scale panoramic work meant to be viewed from afar. I combined a series of previously used SketchUp models and rendered them in a bluetiled grid, which is a paint filter in the programme. The figures and faces camouflage with the background.

 

How do you find the titles for your pieces?
They have to strike me, otherwise the work remains untitled.

 

You work with today’s tools, but the results look somehow futuristic. How do you analyse this shift? Is the future now?

The future is the future, now is now! How would you define futuristic? For me there’s a lot of plurality in that term. I feel like my work addresses the times we’re living in.

 

Would you say your work fits into the “big” history of paintings?
I would hope my work makes it into the big history of painting, as well as the contemporary art of our time. Painting and art will continue to march forward – and I’m excited to be part of that trajectory.

 

Is there anything that you’d like to make people conscious of through your art?
I’m not sure about that. I don’t exactly know what their experience of my work is. I would like them to see or experience something that reflects on contemporary society or culture. And I would also like it if they felt they were being faced by a new approach to painting.

 

Did you ever feel associated with a particular community or movement? Do you today?
Not really, since I’m very much a loner by nature. And I don’t see that changing anytime soon.