12
12
Qui est Karimah Ashadu, l’artiste et réalisatrice qui démantèle le patriarcat ?
Jusqu’au 22 mars 2025, le Camden Art Centre présente, en collaboration avec la Fondazione In Between Art Film, l’exposition “Tendered”” de Karimah Ashadu, lauréate du Lion d’argent de la meilleure jeune artiste à la Biennale de Venise en 2024. Rencontre avec l’artiste et réalisatrice, en compagnie du curateur et producteur Leonardo Bigazzi, co-commissaire de l’évènement et fidèle collaborateur de la plasticienne nigériane née en Grande-Bretagne.
Propos recueillis par Delphine Roche.

Karimah Ashadu dévoile son nouveau projet vidéo au Camden Art Centre à Londres
Dans ses films et installations vidéo, la Nigériane née au Royaume-Uni explore le contexte économique et social du Nigéria en se focalisant sur les corps et les performances genrées quotidiennes de groupes d’hommes, qu’elle suit souvent dans l’exercice de leur travail. Transposant dans sa pratique filmique sa formation de peintre, Karimah Ashadu dissout l’autorité du point de vue du récit documentaire dans une poétique de la fugacité, de la proximité et de l’attention, pour observer les luttes quotidiennes, et raconter les histoires, d’un groupe de chauffeurs de moto-taxis clandestins, de cowboys, ou de l’abattoir de Maloko à Lagos.
S’attachant pour sa part à un groupe de bodybuilders, sa dernière œuvre MUSCLE associe une installation vidéo et une série de sculptures pour interroger les intrications du patriarcat ouest-africain avec les problématiques du contexte post-indépendance du Nigéria, ancienne colonie britannique.
Rencontre avec l’artiste et le curateur de l’exposition
Numéro : Quand avez-vous décidé de vous tourner vers l’image en mouvement, après avoir étudié la peinture ? Existe-t-il pour vous une continuité entre ces deux médiums ?
Karimah Ashadu : Je me suis tournée vers l’image en mouvement parce que je suis très impatiente. Ma peinture était photoréaliste, ou hyperréaliste, et le processus était très long. D’autre part, je peignais des personnes qui me ressemblaient, et je n’avais autour de moi aucun modèle auquel m’identifier, ni personne qui me confirme que ma démarche avait une valeur. Je doutais donc de moi-même, et je me suis tournée vers l’image en mouvement parce que j’obtenais un résultat instantané.
Auparavant, je m’intéressais plutôt aux artistes comme Carolee Scheemann qui peignaient de façon performative. Aux débuts de ma pratique de l’image en mouvement, j’ai essayé moi-même de performer pour la caméra, mais cela ne me plaisait pas. Par la suite, j’ai suivi un master à Londres spécialisé dans l’étude de l’espace. J’ai décidé d’explorer l’espace en attachant des caméras à mon corps. J’ai commencé à élaborer des mécanismes pour harnacher la caméra et performer, puis ma pratique a ensuite évolué vers l’image en mouvement elle-même. Vingt ans plus tard, j’ai recommencé à peindre, principalement des tableaux inspirés par mes films. Donc vraiment, les deux médiums se complètent aujourd’hui pour moi.

De la peinture à l’image en mouvement
Peut-on considérer que l’image en mouvement est un médium à part entière qui n’est ni l’art vidéo, ni le cinéma expérimental ou le cinéma narratif traditionnel ?
Leonardo Bigazzi : On peut tout à fait considérer l’image en mouvement comme un médium à part entière, car les expressions qui en relèvent sont infiniment plus complexes et variées que celles de l’art vidéo des années 70 et 80. J’ai commencé le programme Visio du festival Lo schermo dell’arte en 2012, et en l’espace de treize ans, des changements phénoménaux ont eu lieu. Aujourd’hui, des formes d’images en mouvement sont créées à partir de simples téléphones portables, notamment dans le Sud global, où l’accès à des moyens de production professionnels est parfois difficile. En parallèle, certains artistes optent toujours pour la pellicule 16mm ou même 35mm, d’autres n’utilisent que des images créées par CGI, ou, de nos jours, par une intelligence artificielle.
L’évolution des technologies a été vertigineuse, et je trouve cela très excitant – même si je suis né à Florence où la tradition artistique est bien sûr absolument admirable. Cela fait de l’image en mouvement, à mes yeux, le médium du contemporain par excellence. Aussi, au fil du temps, j’ai réalisé qu’en tant que curateur, c’était l’espace entre les mondes du cinéma et de l’art qui m’intéressait. Or, c’est bien cette notion d’entre-deux qui s’est imposée avec la naissance de la Fondazione In Between Art Film. Beatrice Bulgari fréquentait régulièrement le festival Lo schermo dell’arte, à Florence, dont je suis le curateur. C’est ainsi que notre dialogue a commencé : elle a décidé de créer une fondation dédiée à l’image en mouvement, et elle m’a proposé, ainsi qu’à Alessandro Rabottini, de la rejoindre.

“Je me suis tournée vers l’image en mouvement parce que je suis très impatiente.” – Karimah Ashadu.
Karimah, vous présentez aussi au Camden Art Centre des sculptures, comment s’articulent-elles avec l’installation vidéo MUSCLE ?
K.A. : Je cherche toujours des façons de développer mon œuvre en partant des films, pour proposer une expérience holistique. Je trouve que cette façon de procéder par strates successives, de faire dialoguer plusieurs médiums, implique davantage le spectateur de l’œuvre.
Je crois savoir que vous travaillez actuellement sur votre premier long métrage de cinéma narratif, “traditionnel”. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’explorer ce langage spécifique ?
K.A. : Développer un film narratif dans le circuit du cinéma est toujours un processus très long, mais je porte une idée depuis dix ans, que j’ai continué à développer en parallèle de mes œuvres montrées dans le circuit de l’art. C’est aussi la première fois que j’écris un scénario ! J’aimerais beaucoup voir ce projet aboutir d’ici les deux ou trois prochaines années.
La circulation de formes entre le musée et le cinéma
L’image en mouvement, dans le circuit de l’art contemporain, est un médium très spécifique, qui ne correspond plus vraiment à l’art vidéo, ni à ce qu’on appelait le cinéma expérimental, et qui n’est pas non plus le cinéma narratif traditionnel. S’agit-il pour vous de la forme la plus libre, la plus personnelle qui soit ?
K.A. : Je pense, effectivement, que l’image en mouvement s’inscrit dans un espace très malléable. Pour moi, c’est un espace sculptural, et il s’agit aussi de la façon la plus directe d’énoncer ce que je veux dire.
C’est un médium qui fonctionne très bien avec ma sensibilité, même si je crois aussi beaucoup dans le dialogue entre deux éléments. Lorsqu’on découvre mes sculptures avant de voir le film MUSCLE, je pense qu’on ne comprend pas forcément de quoi il s’agit. Il est intéressant d’y revenir après avoir vu l’installation vidéo : c’est comme une sorte de remise à zéro, qui vous fait réévaluer ce que vous venez de voir.

La circulation de formes entre les white cubes des galeries et musées, et les salles obscures du cinéma, paraît aujourd’hui tout à fait naturelle.
L.B. : Absolument, car il n’est plus nécessaire de produire une installation à écrans multiples pour dire qu’on fait de l’art. On peut très bien trouver dans une galerie une œuvre monocanal qui peut être basée sur du found footage, ou au contraire, résulter d’une production de qualité cinématographique.
Une plongée dans la culture patriarcale du Nigeria
Toutes ces stratégies ont la même dignité. Cette liberté, qui caractérise aussi la façon dont l’art est financé, si on la compare avec les dotations dans le cinéma, explique pourquoi au cours des dix ou vingt dernières années, de nombreux cinéastes qui auraient défini leur travail comme relevant du cinéma expérimental et l’auraient présenté dans des festivals, ont investi le champ des arts visuels. Et dans le cinéma traditionnel, le chemin est souvent très formaté : il faut d’abord réaliser quelques courts métrages, avant de passer à un long métrage, puis lorsqu’on y est parvenu, il est logique de ne pas revenir à une forme courte.
Vous avez principalement filmé des hommes au Nigeria, pays dont vous êtes originaire. Il est assez rare de voir des femmes filmer des hommes, qu’est-ce qui motive ce choix ?
K.A. : Je pense que l’une des raisons de ce choix est que je filme principalement au Nigeria et en Afrique de l’Ouest, où la culture est massivement patriarcale. Mais lorsque j’ai commencé à fouiller cette question, j’ai réalisé que cette image de la masculinité dominante est un objet socialement construit. On a décrété que c’est cela, et pas autre chose, d’être un homme. J’ai réalisé que la masculinité est performée.
Je voulais comprendre ce que cela signifiait, donc j’ai commencé à m’y consacrer. Une autre motivation de mon choix est peut-être aussi le fait qu’en tant que femme vivant dans une société patriarcale, je subis également certaines attentes quant à mon comportement. Filmer des hommes est donc une façon de retourner cela, et de reprendre du pouvoir.

Une image hypermasculine
Vous avez beaucoup filmé des hommes au travail, mais MUSCLE se concentre sur des hommes qui travaillent leur corps, leur apparence, pour atteindre une image hypermasculine, virile, socialement valorisée.
K.A. : Je pense que mes œuvres portent toutes sur cette performance, et certaines de façon plus évidente que d’autres. Avec MUSCLE, j’avais vraiment envie de me pencher sur quelque chose qui est presque un symbole évident de la masculinité, à savoir la fabrique du muscle, le bodybuilding. Je souhaitais l’aborder avec une forme de douceur et de sensualité, et voir ce qui apparaîtrait si je m’approchais très près. À travers la culture de la pure water [sachets plastique d’eau consommés au Nigéria et en Afrique de l’Ouest, introduits pour fournir un accès facile à l’eau potable, sur lesquels repose aujourd’hui une industrie multimillionnaire, ndlr.], se font jour également des aspects des structures du capitalisme consumériste.
C’était aussi l’idée d’une communauté d’hommes qui m’intéressait, avec ses codes d’apparence, de comportement. Je voulais voir ce qui filtrait lorsqu’on filme une communauté d’hommes noirs ensemble, comment cela est perçu. Je voulais intentionnellement adopter une posture très subtile, très ambiguë, qui mette le spectateur presque mal à l’aise, indécis sur ce qu’il est en train de voir, tout en ayant envie de rester pour regarder l’œuvre. MUSCLE a vraiment été pour moi un terrain qui m’a permis d’explorer des choses extrêmement personnelles dans ma pratique.
“Je voulais voir ce qui filtrait lorsqu’on filme une communauté d’hommes noirs ensemble, comment cela est perçu. ” – Karimah Ashadu.
Machine Boys, en revanche, s’attache à des hommes au travail, des conducteurs de moto-taxis clandestins à Lagos. Les commentaires de cette œuvre ont souvent vu dans ces hommes des victimes du capitalisme, et vous avez exprimé votre désaccord, expliquant qu’ils pratiquaient à vos yeux une forme d’autonomisation.
K.A. : Absolument, je vois le travail comme un chemin vers l’autonomie. Le Nigéria est un pays assez jeune, qui doit soudain entrer en compétition sur une échelle globale avec les puissances capitalistes, et le fait qu’il soit labellisé “pays du tiers monde” est limitant. Nous, les Nigérians, devons naviguer entre plusieurs problématiques, notamment les défis que pose le système institutionnel, et nous ne sommes pas du genre à nous apitoyer sur nous-mêmes ou à attendre une manne du ciel.
Nous avons des ressources, nous trouvons des solutions, et nous développons des idées, des businesses, dans l’idée de prospérer. Donc la question que pose Machine Boys est essentiellement : qu’est-ce que cela veut dire, d’être autonome, à une échelle individuelle, et à une échelle collective ? À quoi est-ce que cela peut ressembler ? Même s’il s’agit d’une idée développée à petite échelle, c’est toujours quelque chose qui à mes yeux, est très respectable. Cela peut être assumé avec fierté. Cette question est vraiment importante pour moi.

“Les femmes sont puissantes. Je pense que les hommes ont peur de nous, et que c’est pour cette raison qu’ils ont façonné le patriarcat.”- Karimah Ashadu.
Comment êtes-vous acceptée, en tant que femme, lorsque vous filmez des groupes d’hommes au sein d’une société très marquée par le patriarcat ?
K.A. : On me pose souvent cette question, mais en vérité, je ne me pense pas en tant que sujet féminin, lorsque je filme. Mais peut-être que cela a une influence, peut-être que cela apporte une douceur.
Lorsque vous filmez ces hommes dans une performance de pouvoir et de masculinité, voyez-vous aussi ou surtout une vulnérabilité, dont ils ne sont peut-être pas conscients ?
K.A. : Les femmes sont puissantes. Je pense que les hommes ont peur de nous, et que c’est pour cette raison qu’ils ont façonné le patriarcat. Nous vivons dans un monde qui n’a pas été créé pour nous. C’est bien sûr d’autant plus le cas lorsqu’on est une femme noire. Donc, nous devons lutter quotidiennement, et nous le faisons, la plupart du temps, de façon tout à fait silencieuse.
Les hommes, en revanche, extériorisent et surjouent leur soi-disant puissance, de façon extrêmement pompeuse. Je ne pense pas qu’ils s’en rendent compte, mais nous, les femmes, nous voyons clair dans leur jeu, nous savons bien qu’il s’agit d’une performance. Je trouve très intéressant de regarder cela de près. D’ailleurs, il est intéressant de noter que les femmes ne performent pas leur genre pour d’autres femmes, elles le font plutôt pour les hommes. En revanche, les hommes, eux, performent pour d’autres hommes.

Leonardo Bigazzi, soutien de longue date de Karimah Ashadu
Leonardo, vous soutenez le travail de Karimah Ashadu sur un temps long.
L.B. : Karimah a participé au programme Visio en 2016, et j’ai depuis continué à la soutenir. Il est important pour moi, en tant que curateur, de développer une relation de confiance avec les artistes. Alessandro Rabottini et moi l’avons donc invitée à participer en 2022 à l’exposition “Penumbra”, que nous organisions avec la Fondazione In Between Art Film, à Venise. Elle est à son tour revenue vers nous lorsqu’elle a été invitée à participer à la Biennale de Venise de 2024 : nous avons produit Machine Boys, son œuvre qui a gagné le Lion d’argent du meilleur jeune artiste. Et aujourd’hui, nous collaborons de nouveau autour de son exposition monographique “Tendered” et son installation vidéo MUSCLE.
Dans le champ de l’image en mouvement, le rôle du curateur fusionne de plus en plus avec celui du producteur. Comme je l’explique dans l’introduction du livre Visio – Moving Images in Europe since the 2010s, cela est dû notamment à la nature même de ce médium qui circule entre espaces de l’art et du cinéma : l’image est de plus en plus sophistiquée, le niveau de la qualité technique de plus en plus élevé, les artistes sont de plus en plus professionnalisés.
Du programme Visio au Lion d’argent 2024
Un tel soutien fait-il toujours partie de votre méthode ?
Cela exige, de la part du curateur, de nouvelles compétences en matière de logistique, de financement, de distribution… Il s’agit d’accompagner une œuvre depuis la naissance de son idée, et de trouver les moyens pour qu’elle puisse exister. Je suis amené à dialoguer avec des professionnels de l’image, du son, du montage. Il est nécessaire de développer un réseau, et des compétences, au sein du champ des arts visuels et au sein de celui du cinéma.
Karimah, quels sont vos projets à venir ?
K.A. : Je travaille actuellement sur un projet de film qui dialogue avec une série de tableaux et une série de dessins. Et je prépare mon exposition qui aura lieu à la Renaissance Society en septembre 2026 – qui a participé à produire MUSCLE. Je suis absolument ravie de mon exposition au Camden Art Centre. C’était un projet cher à mon cœur, comportant plusieurs strates : les films, les sculptures et le catalogue dont je suis également très fière. Je suis reconnaissante d’avoir pu mener ce projet, et aussi de l’accueil qu’il a reçu.
“Tendered. Karimah Ashadu”, exposition jusqu’au 22 mars 2026 au Camden Art Centre, Londres. Curating de Alessandro Rabottini et Leonardo Bigazzi pour la Fondazione In Between Art Film.
Première monographie dédiée à l’artiste, ed. Mousse, éditée par Bianca Stoppani de la Fondazione In Between Art Film, avec des contributions d’Alessandro Rabottini et Leonardo Bigazzi.