16 oct 2023

How artist Lili Reynaud-Dewar takes the Palais de Tokyo by storm

Artiste essentielle et rebelle de la scène française, Lili Reynaud-Dewar déjoue avec un humour incisif toutes les assignations, les dominations et les hiérarchisations. Performeuse, plasticienne, vidéaste et professeure, elle se confronte sans fard à la réalité pour l’exprimer avec puissance et sincérité tout en inventant de nouvelles sociabilités. Au Palais de Tokyo, cet automne, elle questionne notamment la fonction de l’artiste et la valeur de sa production. Voyage explosif au cœur de l’institution, en sa compagnie.

Sometimes, when I think of Lili Reynaud-Dewar’s work, the Encyclopédie – France’s very first encyclopaedia, published between 1751 and 1772 – comes to mind, though her oeuvre has neither the exhaustiveness nor the academic rigour of that Enlightenment endeavour. Yet, for me, her work seems to overflow with words, voices and ideas, through her interest in literature, because writing is such an important part of her approach, and becauseof all the artistic and literary forebears she references and appropriates – Guillaume Dustan, Sun Ra, Josephine Baker, Kathy Acker, Jean Genet, and, of course, Pier Paolo Pasolini

 

Words, voices, and ideas are also the basis of her teaching at Geneva’s HEAD (Haute École d’art et de design), where for more than ten years she ran a seminar entitled “Enseigner comme des adolescents-x-es” (“Teaching like teenagers”), which she held in her hotel room and which consisted in getting the group to read together, talk together, and explore, interpret, share, and sometimes even quarrel together. When she showed me what she was planning for her solo exhibition, Salut, je m’appelle Lili et nous sommes plusieurs (Hi, my name is Lili and there are several of us), which is being shown at Paris’s Palais de Tokyo this autumn, she told me it was unlikey anyone would manage to see, hear, and grasp all of it. 

 

Featuring some 40 films, the exhibition, which explores themes that have long been present in Reynaud-Dewar’s work – domination, subversion, the interplay between the intimate and the political, teaching, and the transformation of cities and everyday lives by modernity –, deploys multiple language registers and formulations, stretches time, and above all asks the question: “Can we say everything, and how do we say it?” 

Parfois, quand je pense au travail de Lili Reynaud-Dewar, me vient en tête l’image de l’Encyclopédie – sans qu’il en ait pourtant ni l’exhaustivité ni la rigueur académique. Mais il me semble que c’est un travail qui déborde de mots, de voix, d’idées; par son intérêt pour la littérature, par le fait que l’écriture fasse à ce point partie de sa pratique artistique, par toutes les figures tutélaires qu’elle convoque et se réapproprie – Guillaume Dustan, Sun Ra, Joséphine Baker, Kathy Acker, Jean Genet ou, bien sûr, Pier Paolo Pasolini. Par son travail d’enseignante à la Haute École d’art et de design (HEAD) de Genève aussi : Lili Reynaud-Dewar a donné pendant plus de dix ans un séminaire mouvant appelé : “Enseigner comme des adolescent·x·es”, qui avait lieu dans sa chambre d’hôtel, et qui consistait à lire ensemble, parler ensemble, arpenter, interpréter, mettre en commun, peut-être même se quereller. Lorsqu’elle m’a montré ce qui composerait son exposition personnelle présentée au Palais de Tokyo cet automne – “Salut, je m’appelle Lili et nous sommes plusieurs” –, elle m’a dit que personne n’aurait sûrement l’occasion de tout voir, de tout entendre, de tout appréhender. L’exposition, qui approfondit les thèmes présents depuis longtemps dans le travail de l’artiste – la domination, la subversion, l’entremêlement de l’intime et du politique, la pédagogie, la transformation des villes et des vies affectées par la modernité –, propose une quarantaine de films, multiplie les registres de langage et les énonciations, dilate le temps et pose surtout la question : peut-on tout dire, et comment le dit-on?

Sometimes, when I think of Lili Reynaud-Dewar’s work, the Encyclopédie – France’s very first encyclopaedia, published between 1751 and 1772 – comes to mind, though her oeuvre has neither the exhaustiveness nor the academic rigour of that Enlightenment endeavour. Yet, for me, her work seems to overflow with words, voices and ideas, through her interest in literature, because writing is such an important part of her approach, and becauseof all the artistic and literary forebears she references and appropriates – Guillaume Dustan, Sun Ra, Josephine Baker, Kathy Acker, Jean Genet, and, of course, Pier Paolo Pasolini

 

Words, voices, and ideas are also the basis of her teaching at Geneva’s HEAD (Haute École d’art et de design), where for more than ten years she ran a seminar entitled “Enseigner comme des adolescents-x-es” (“Teaching like teenagers”), which she held in her hotel room and which consisted in getting the group to read together, talk together, and explore, interpret, share, and sometimes even quarrel together. When she showed me what she was planning for her solo exhibition, Salut, je m’appelle Lili et nous sommes plusieurs (Hi, my name is Lili and there are several of us), which is being shown at Paris’s Palais de Tokyo this autumn, she told me it was unlikey anyone would manage to see, hear, and grasp all of it. 

 

Featuring some 40 films, the exhibition, which explores themes that have long been present in Reynaud-Dewar’s work – domination, subversion, the interplay between the intimate and the political, teaching, and the transformation of cities and everyday lives by modernity –, deploys multiple language registers and formulations, stretches time, and above all asks the question: “Can we say everything, and how do we say it?” 

Parfois, quand je pense au travail de Lili Reynaud-Dewar, me vient en tête l’image de l’Encyclopédie – sans qu’il en ait pourtant ni l’exhaustivité ni la rigueur académique. Mais il me semble que c’est un travail qui déborde de mots, de voix, d’idées; par son intérêt pour la littérature, par le fait que l’écriture fasse à ce point partie de sa pratique artistique, par toutes les figures tutélaires qu’elle convoque et se réapproprie – Guillaume Dustan, Sun Ra, Joséphine Baker, Kathy Acker, Jean Genet ou, bien sûr, Pier Paolo Pasolini. Par son travail d’enseignante à la Haute École d’art et de design (HEAD) de Genève aussi : Lili Reynaud-Dewar a donné pendant plus de dix ans un séminaire mouvant appelé : “Enseigner comme des adolescent·x·es”, qui avait lieu dans sa chambre d’hôtel, et qui consistait à lire ensemble, parler ensemble, arpenter, interpréter, mettre en commun, peut-être même se quereller. Lorsqu’elle m’a montré ce qui composerait son exposition personnelle présentée au Palais de Tokyo cet automne – “Salut, je m’appelle Lili et nous sommes plusieurs” –, elle m’a dit que personne n’aurait sûrement l’occasion de tout voir, de tout entendre, de tout appréhender. L’exposition, qui approfondit les thèmes présents depuis longtemps dans le travail de l’artiste – la domination, la subversion, l’entremêlement de l’intime et du politique, la pédagogie, la transformation des villes et des vies affectées par la modernité –, propose une quarantaine de films, multiplie les registres de langage et les énonciations, dilate le temps et pose surtout la question : peut-on tout dire, et comment le dit-on?

As part of this project, the artist asked 12 people who identified as men, and who only had in common the fact of being part of her immediate circle, to describe their lives through the prism of masculinity and private property. In each of the filmed interviews, which also took place in hotel rooms (cosily lit in pink, red, or orange), the montage gives the impression of a monologue, since Reynaud-Dewar has cut her questions. The cinematic and conversational techniques used here preclude overly-structured, polite talk; playing with conventional narrative beginnings and endings, they deliquesce and slant, as the digressions, omissions, and outpourings of speech underme the overly normative rhetoric of masculinity. As they recount very different, though never anodyne, personal stories and journeys – topics include AIDS, gender transition, addiction, chosen communities, discrimination, and sex and sex work – the interviewees unveil glimpses of events and socio-political crises unfolding beyond the camera frame. Together, these 12 interviews create a sample or portrait of a time and space rendered common by the narratives of those who inhabit it. 

Dans ce cadre, l’artiste a proposé à douze personnes s’identifiant comme hommes, ayant comme seul point commun le fait de faire partie de son entourage proche, de raconter leur vie à travers les prismes de la masculinité et de la propriété privée. Dans chacun de ces entretiens filmés, se déroulant là aussi dans des chambres d’hôtel cette fois tamisées de lumière rose, rouge ou orange, Lili Reynaud-Dewar a coupé ses questions au montage et n’apparaît jamais, comme si les interviewés monologuaient. La méthode filmique et conversationnelle mise en place empêche une parole trop structurée et policée, se joue du début et de la fin convenue des narrations, s’“invertèbre” et s’oblique – les digressions, les manques ou les trop-pleins de la parole venant ainsi contrecarrer le discours parfois trop normé de la masculinité. Racontant des histoires et des trajectoires très différentes, bien que toutes chargées – évoquant par exemple le sida, la transition de genre, la dépendance, les communautés choisies, le sexe et le travail du sexe, les discriminations… –, les interviewés laissent transparaître les échos des événements et des crises sociopolitiques qui se jouent en hors champ. Ces douze entretiens permettent d’établir ensemble l’échantillon ou le portrait d’un temps et d’un espace rendus communs par les narrations de celleux qui le peuplent.

As part of this project, the artist asked 12 people who identified as men, and who only had in common the fact of being part of her immediate circle, to describe their lives through the prism of masculinity and private property. In each of the filmed interviews, which also took place in hotel rooms (cosily lit in pink, red, or orange), the montage gives the impression of a monologue, since Reynaud-Dewar has cut her questions. The cinematic and conversational techniques used here preclude overly-structured, polite talk; playing with conventional narrative beginnings and endings, they deliquesce and slant, as the digressions, omissions, and outpourings of speech underme the overly normative rhetoric of masculinity. As they recount very different, though never anodyne, personal stories and journeys – topics include AIDS, gender transition, addiction, chosen communities, discrimination, and sex and sex work – the interviewees unveil glimpses of events and socio-political crises unfolding beyond the camera frame. Together, these 12 interviews create a sample or portrait of a time and space rendered common by the narratives of those who inhabit it. 

Dans ce cadre, l’artiste a proposé à douze personnes s’identifiant comme hommes, ayant comme seul point commun le fait de faire partie de son entourage proche, de raconter leur vie à travers les prismes de la masculinité et de la propriété privée. Dans chacun de ces entretiens filmés, se déroulant là aussi dans des chambres d’hôtel cette fois tamisées de lumière rose, rouge ou orange, Lili Reynaud-Dewar a coupé ses questions au montage et n’apparaît jamais, comme si les interviewés monologuaient. La méthode filmique et conversationnelle mise en place empêche une parole trop structurée et policée, se joue du début et de la fin convenue des narrations, s’“invertèbre” et s’oblique – les digressions, les manques ou les trop-pleins de la parole venant ainsi contrecarrer le discours parfois trop normé de la masculinité. Racontant des histoires et des trajectoires très différentes, bien que toutes chargées – évoquant par exemple le sida, la transition de genre, la dépendance, les communautés choisies, le sexe et le travail du sexe, les discriminations… –, les interviewés laissent transparaître les échos des événements et des crises sociopolitiques qui se jouent en hors champ. Ces douze entretiens permettent d’établir ensemble l’échantillon ou le portrait d’un temps et d’un espace rendus communs par les narrations de celleux qui le peuplent.

So where is Lili? Shown together in this way, perhaps these interviews also paint a portrait of the artist herself, based on the people who surround her and with whom she connects – as when she writes “I am Lili and there are several of us,” the “I” maintains a close and ambiguous relationship with the “us.” The interviews tell us something about the relationship, affect, and trust that must operate between two people to enable an exchange to come forth, as well as about how best to nurture the confession that is recorded, about what is cut and what is allowed to remain and to resonate in public. In a 1994 work, the artist Lutz Bacher also interviewed those close to her, asking them the question: “Do you love me?”1 Even if Reynaud-Dewar eschews asking her interviewees this question, love is perhaps also part of the equation. These videos are intended to be watched in beds built specially for the occasion, since the hotel rooms in which they were shot have been faithfully reproduced, so that the cinematic scenery spills over into reality. With this device, the artist somehow thwarts the slow disappearance of small, family-run hotels in Paris, at a moment when cities and the tourist industry are evolving under the often relentless processes of gentrification. 

 

During an earlier conversation, we touched on the idea of “gossip,” a theme that Reynaud-Dewar already explored in the installation that won her the Marcel Duchamp Prize,2 a work featuring written biographical interviews with 24 actors, each of whom re-enacted the moments leading up to Pasolini’s assassination. The actors evoked stories of love, conflict, and working conditions in the art world – in other words, topics typically discussed at parties, in cafés, or even in hotel rooms, far from official channels. At the time, we discussed the research that Ramaya Tegegne – an artist, cultural organizer, and close collaborator of Reynaud-Dewar’s – was undertaking into this idea of “gossip” and the importance of oral history, of “rumours,” and the “grapevine” as political tools that allow the anecdote to find its place within larger systemic apparatuses. Some artists have incorporated gossip as a creative, discursive medium, like Dodie Bellamy for instance, one of the most celebrated authors of San Francisco’s experimental late-1970s New Narrative literary movement, who wrote in 2006 that “gossip, as a labour of disenfranchised subjectivity, feels rich.”3

Alors où est Lili ? Ainsi réunis, peut-être ces entretiens esquissent-ils également un portrait en creux de l’artiste, à partir de celleux qui l’entourent, de celleux à qui elle se lie – comme lorsqu’elle écrit que “je suis Lili et nous sommes plusieurs”, le “je” entretenant une relation toujours étroite et ambiguë avec le “nous”. Ils racontent quelque chose des relations, des affects et de la confiance qui règnent entre deux personnes pour que la parole advienne, de comment prendre soin de la confession recueillie, de ce qu’on coupe au montage ou de ce qu’on laisse dire et résonner en public. Dans une œuvre de 1994, l’artiste Lutz Bacher interviewait elle aussi tout son entourage, en posant à chacun·e de ses proches la question : “Do you love me?1 ” (“Est-ce que tu m’aimes?”) Même si Lili Reynaud-Dewar ne demande pas aux interviewés s’ils l’aiment, peut-être est-il là aussi question d’amour. Les vidéos sont à visionner dans des lits construits pour l’occasion, les chambres d’hôtel dans lesquelles elles ont été tournées ayant été reproduites à l’identique, faisant déborder le décor dans le réel. Ce faisant, l’artiste déjoue quelque chose de la lente disparition des petits hôtels parisiens et familiaux à l’aune du mouvement qui fait basculer les villes et l’industrie touristique par le processus, parfois furieux, de gentrification.

 

Lors d’une précédente conversation, nous avions évoqué la notion de “gossip”, déjà en jeu dans l’installation qui lui a fait remporter le prix Marcel-Duchamp2, dans laquelle étaient présentés des entretiens biographiques écrits avec les vingt-quatre comédien·nes qui rejouaient chacun·e les moments précédant l’assassinat de Pasolini et menant vers le drame. Ils évoquaient des histoires d’amour, de conflit, ou encore les conditions de travail s’exerçant dans l’art, sujets normalement échangés dans les fêtes, les cafés ou pourquoi pas les chambres d’hôtel, à l’abri des oreilles institutionnelles. Nous avions alors parlé des recherches de Ramaya Tegegne – artiste, organisatrice culturelle et proche collaboratrice de Lili Reynaud-Dewar – sur cette notion de “gossip” et l’importance de l’histoire orale, de la “rumeur” et du “ragot” comme véhicules politiques qui permettent d’ancrer l’anecdote au sein d’engrenages systémiques plus grands. Certain·es artistes l’ont intégrée comme matériau créatif et discursif; Dodie Bellamy, l’une des autrices les plus célèbres du mouvement littéraire expérimental New Narrative né à San Francisco à la fin des années 70, écrivait par exemple en 2006 que “les potins, comme outils de travail des subjectivités privées de leurs droits, sont productifs3.”

So where is Lili? Shown together in this way, perhaps these interviews also paint a portrait of the artist herself, based on the people who surround her and with whom she connects – as when she writes “I am Lili and there are several of us,” the “I” maintains a close and ambiguous relationship with the “us.” The interviews tell us something about the relationship, affect, and trust that must operate between two people to enable an exchange to come forth, as well as about how best to nurture the confession that is recorded, about what is cut and what is allowed to remain and to resonate in public. In a 1994 work, the artist Lutz Bacher also interviewed those close to her, asking them the question: “Do you love me?”1 Even if Reynaud-Dewar eschews asking her interviewees this question, love is perhaps also part of the equation. These videos are intended to be watched in beds built specially for the occasion, since the hotel rooms in which they were shot have been faithfully reproduced, so that the cinematic scenery spills over into reality. With this device, the artist somehow thwarts the slow disappearance of small, family-run hotels in Paris, at a moment when cities and the tourist industry are evolving under the often relentless processes of gentrification. 

 

During an earlier conversation, we touched on the idea of “gossip,” a theme that Reynaud-Dewar already explored in the installation that won her the Marcel Duchamp Prize,2 a work featuring written biographical interviews with 24 actors, each of whom re-enacted the moments leading up to Pasolini’s assassination. The actors evoked stories of love, conflict, and working conditions in the art world – in other words, topics typically discussed at parties, in cafés, or even in hotel rooms, far from official channels. At the time, we discussed the research that Ramaya Tegegne – an artist, cultural organizer, and close collaborator of Reynaud-Dewar’s – was undertaking into this idea of “gossip” and the importance of oral history, of “rumours,” and the “grapevine” as political tools that allow the anecdote to find its place within larger systemic apparatuses. Some artists have incorporated gossip as a creative, discursive medium, like Dodie Bellamy for instance, one of the most celebrated authors of San Francisco’s experimental late-1970s New Narrative literary movement, who wrote in 2006 that “gossip, as a labour of disenfranchised subjectivity, feels rich.”3

Alors où est Lili ? Ainsi réunis, peut-être ces entretiens esquissent-ils également un portrait en creux de l’artiste, à partir de celleux qui l’entourent, de celleux à qui elle se lie – comme lorsqu’elle écrit que “je suis Lili et nous sommes plusieurs”, le “je” entretenant une relation toujours étroite et ambiguë avec le “nous”. Ils racontent quelque chose des relations, des affects et de la confiance qui règnent entre deux personnes pour que la parole advienne, de comment prendre soin de la confession recueillie, de ce qu’on coupe au montage ou de ce qu’on laisse dire et résonner en public. Dans une œuvre de 1994, l’artiste Lutz Bacher interviewait elle aussi tout son entourage, en posant à chacun·e de ses proches la question : “Do you love me?1 ” (“Est-ce que tu m’aimes?”) Même si Lili Reynaud-Dewar ne demande pas aux interviewés s’ils l’aiment, peut-être est-il là aussi question d’amour. Les vidéos sont à visionner dans des lits construits pour l’occasion, les chambres d’hôtel dans lesquelles elles ont été tournées ayant été reproduites à l’identique, faisant déborder le décor dans le réel. Ce faisant, l’artiste déjoue quelque chose de la lente disparition des petits hôtels parisiens et familiaux à l’aune du mouvement qui fait basculer les villes et l’industrie touristique par le processus, parfois furieux, de gentrification.

 

Lors d’une précédente conversation, nous avions évoqué la notion de “gossip”, déjà en jeu dans l’installation qui lui a fait remporter le prix Marcel-Duchamp2, dans laquelle étaient présentés des entretiens biographiques écrits avec les vingt-quatre comédien·nes qui rejouaient chacun·e les moments précédant l’assassinat de Pasolini et menant vers le drame. Ils évoquaient des histoires d’amour, de conflit, ou encore les conditions de travail s’exerçant dans l’art, sujets normalement échangés dans les fêtes, les cafés ou pourquoi pas les chambres d’hôtel, à l’abri des oreilles institutionnelles. Nous avions alors parlé des recherches de Ramaya Tegegne – artiste, organisatrice culturelle et proche collaboratrice de Lili Reynaud-Dewar – sur cette notion de “gossip” et l’importance de l’histoire orale, de la “rumeur” et du “ragot” comme véhicules politiques qui permettent d’ancrer l’anecdote au sein d’engrenages systémiques plus grands. Certain·es artistes l’ont intégrée comme matériau créatif et discursif; Dodie Bellamy, l’une des autrices les plus célèbres du mouvement littéraire expérimental New Narrative né à San Francisco à la fin des années 70, écrivait par exemple en 2006 que “les potins, comme outils de travail des subjectivités privées de leurs droits, sont productifs3.”

In her book Video Green (2004), the author Chris Kraus, who is also close to New Narrative, discusses a creative writing course she taught in Los Angeles about keeping a diary. She observes that diary writing, an exacerbated, literary form of “gossip,” is an undervalued practice, one that is considered too tempestuous or banal to be capable of producing thoughtful, fixed, and prestigious prose.  As a result, her course mainly attracted young artists who had given up trying to excel within the institution and yet seemed to be those most aware of its paradoxes and flaws. For the past two years, Reynaud-Dewar has been keeping a diary, one that can hardly be described as “intimate,” given that it is on public display on the walls of the exhibition, an exhibition whose preparation – among other events – it chronicles. This gesture sets her in a tradition of “diary” artists, such as Adrian Piper, Derek Jarman, and Lee Lozano, who, although they each embrace very different forms, ask themselves similar questions at the time of the writing, and particularly on publication: “How do you amplify what is usually whispered? What consideration should we give to the people quoted? What do we say and what do we hush up?” 

Dans son ouvrage Video Green (2004), l’autrice Chris Kraus, elle aussi proche de New Narrative, raconte qu’elle enseignait à Los Angeles un cours de création littéraire sur la rédaction de journaux intimes, forme littéraire exacerbée du “gossip”. Elle remarque que c’est une pratique dévaluée, ou trop tempétueuse ou trop banale, qui ne permettrait pas de proposer une écriture fixée, réflexive et prestigieuse. Par conséquent, son cours attire principalement de jeunes artistes ayant renoncé à briller dans l’institution, et qui semblent pourtant être les personnes les plus conscientes de ses paradoxes et de ses failles. Lili Reynaud-Dewar a tenu pendant ces deux dernières années un journal, difficilement qualifiable d’“intime” car exposé au grand jour sur les murs de l’exposition dont il relate, entre autres événements, la préparation. Elle prolonge une généalogie d’artistes “diaristes” – Adrian Piper, Derek Jarman, Lee Lozano… – qui, tout en embrassant des formes très diverses, se posent des questions similaires au moment de leur écriture, et surtout de leur publication : comment amplifier ce qui est habituellement chuchoté ? Quelle considération porter aux personnes citées ? Qu’est-ce qu’on dit et qu’est-ce qu’on tait ?

In her book Video Green (2004), the author Chris Kraus, who is also close to New Narrative, discusses a creative writing course she taught in Los Angeles about keeping a diary. She observes that diary writing, an exacerbated, literary form of “gossip,” is an undervalued practice, one that is considered too tempestuous or banal to be capable of producing thoughtful, fixed, and prestigious prose.  As a result, her course mainly attracted young artists who had given up trying to excel within the institution and yet seemed to be those most aware of its paradoxes and flaws. For the past two years, Reynaud-Dewar has been keeping a diary, one that can hardly be described as “intimate,” given that it is on public display on the walls of the exhibition, an exhibition whose preparation – among other events – it chronicles. This gesture sets her in a tradition of “diary” artists, such as Adrian Piper, Derek Jarman, and Lee Lozano, who, although they each embrace very different forms, ask themselves similar questions at the time of the writing, and particularly on publication: “How do you amplify what is usually whispered? What consideration should we give to the people quoted? What do we say and what do we hush up?” 

Dans son ouvrage Video Green (2004), l’autrice Chris Kraus, elle aussi proche de New Narrative, raconte qu’elle enseignait à Los Angeles un cours de création littéraire sur la rédaction de journaux intimes, forme littéraire exacerbée du “gossip”. Elle remarque que c’est une pratique dévaluée, ou trop tempétueuse ou trop banale, qui ne permettrait pas de proposer une écriture fixée, réflexive et prestigieuse. Par conséquent, son cours attire principalement de jeunes artistes ayant renoncé à briller dans l’institution, et qui semblent pourtant être les personnes les plus conscientes de ses paradoxes et de ses failles. Lili Reynaud-Dewar a tenu pendant ces deux dernières années un journal, difficilement qualifiable d’“intime” car exposé au grand jour sur les murs de l’exposition dont il relate, entre autres événements, la préparation. Elle prolonge une généalogie d’artistes “diaristes” – Adrian Piper, Derek Jarman, Lee Lozano… – qui, tout en embrassant des formes très diverses, se posent des questions similaires au moment de leur écriture, et surtout de leur publication : comment amplifier ce qui est habituellement chuchoté ? Quelle considération porter aux personnes citées ? Qu’est-ce qu’on dit et qu’est-ce qu’on tait ?

Inventing a new language based on gestures rather than on the spoken word, Reynaud-Dewar dances in an empty Palais de Tokyo,4 elegantly undulating alongside works by her contemporaries, exploring the spaces that we don’t usually see, with all the nonchalance, grace, and vulnerability of a body that sidesteps the habitual ways of moving through the institution. Another part of the exhibition, which is free to enter, allows visitors to watch all the episodes of Gruppo Petrolio, a kind of collective filmed survey of Pasolini’s landmark posthumous novel Petrolio

 

In some ways akin to the Encyclopédie, Gruppo Petrolio is a collaborative work between Reynaud-Dewar and her students that deals with all the major themes in Pasolini’s book: the oil industry and socio-political conflicts, but also, as in her interviews, masculinity and property, or, as in her diary, the creative process and the possible subterfuges that allow us to allude to or to encrypt that which others may prefer to keep secret. Whether she is dancing in silence, speaking through important historical figures or through books that she has reappropriated, or handing someone the microphone, Reynaud-Dewar’s oeuvre spills over with declarations, narratives, and pronouns, and prompts the movement of language – language that is potentially sharp, ironic, choreographed, stammering, or filled with friction – as a tool of emancipation and empowerment. 


Lili Reynaud-Dewar, « Salut, je m’appelle Lili et nous sommes plusieurs », from October 19, 2023 to January 7, 2024 at the Palais de Tokyo, Paris 16e.

 

1. First shown in France in 2022 at Paris’s Treize gallery in an exhibition of the same name curated by Julien Laugier. 2. Rome, 1er et 2 novembre 1975 (2019–21), first shown as part of the 21st Prix Marcel-Duchamp at the Centre Georges-Pompidou in the autumn of 2021. 3. Dodie Bellamy, Academonia (Krupskaya Books, 2006). 4. An artistic approach she has used for the past ten years or so, and which she repeats almost every time she is invited to exhibit in an art centre or museum. For Salut, je m’appelle Lili et nous sommes plusieurs, she is showing a new series of danced videos made during exhibitions held over the past two years at Paris’s Palais de Tokyo. 

Inventant un autre langage fait de gestes plutôt que de verbes, Lili Reynaud-Dewar danse dans le Palais de Tokyo vide4, ondulant face aux œuvres de ses contemporain·es, explorant les espaces que d’ordinaire on ne voit pas, entre nonchalance, grâce et vulnérabilité d’un corps qui contourne les manières habituelles de se mouvoir dans l’institution. Un autre volet de l’exposition, en accès libre, permet de consulter tous les épisodes de la série Gruppo Petrolio, forme d’arpentage collectif et filmé du tentaculaire ouvrage posthume Pétrole de Pasolini, lui aussi comparable à quelque chose de l’Encyclopédie. Œuvre collaborative de Lili Reynaud-Dewar et de ses étudiant·es, la série évoque les grandes thématiques du livre de Pasolini : l’industrie pétrolière, les conflits sociopolitiques, mais aussi – comme dans les entretiens présentés – la masculinité et la propriété, ou encore – comme dans le journal exposé –, la création en train de se faire et les subterfuges possibles pour évoquer ou crypter ce que d’autres auraient préféré garder secret. Qu’elle danse en silence, qu’elle parle à travers de grandes figures ou des livres qu’elle se réapproprie, qu’elle tende le micro aux autres, son œuvre déborde d’énonciations, de récits, de pronoms, et invite à une circulation de la parole – une parole potentiellement tranchante, ironique, chorégraphiée, faite de bégaiements ou de frictions – comme outil émancipateur.


Lili Reynaud-Dewar, “Salut, je m’appelle Lili et nous sommes plusieurs”, du 19 octobre 2023 au 7 janvier 2024 au Palais de Tokyo, Paris 16e.

 

 

1. Exposée pour la première fois en France à Treize (Paris) en 2022 dans une exposition homonyme curatée par Julien Laugier. 2. Rome, 1er et 2 novembre 1975 (2019-2021), œuvre exposée pour la première fois lors du 21e prix Marcel-Duchamp au Centre Pompidou à l’automne 2021. 3. Academonia de Dodie Bellamy (2006), éd. Krupskaya Books. Traduit de l’anglais avec Ethan Assouline pour la revue Médiathèque #1. 4. Proposition artistique qu’elle met en pratique depuis une dizaine d’années, et qu’elle renouvelle presque à chaque invitation à exposer dans un centre d’art ou un musée. Pour Salut, je m’appelle Lili et nous sommes plusieurs, elle propose une nouvelle série de vidéos dansées dans les expositions des deux dernières années du Palais de Tokyo.

Inventing a new language based on gestures rather than on the spoken word, Reynaud-Dewar dances in an empty Palais de Tokyo,4 elegantly undulating alongside works by her contemporaries, exploring the spaces that we don’t usually see, with all the nonchalance, grace, and vulnerability of a body that sidesteps the habitual ways of moving through the institution. Another part of the exhibition, which is free to enter, allows visitors to watch all the episodes of Gruppo Petrolio, a kind of collective filmed survey of Pasolini’s landmark posthumous novel Petrolio

 

In some ways akin to the Encyclopédie, Gruppo Petrolio is a collaborative work between Reynaud-Dewar and her students that deals with all the major themes in Pasolini’s book: the oil industry and socio-political conflicts, but also, as in her interviews, masculinity and property, or, as in her diary, the creative process and the possible subterfuges that allow us to allude to or to encrypt that which others may prefer to keep secret. Whether she is dancing in silence, speaking through important historical figures or through books that she has reappropriated, or handing someone the microphone, Reynaud-Dewar’s oeuvre spills over with declarations, narratives, and pronouns, and prompts the movement of language – language that is potentially sharp, ironic, choreographed, stammering, or filled with friction – as a tool of emancipation and empowerment. 


Lili Reynaud-Dewar, « Salut, je m’appelle Lili et nous sommes plusieurs », from October 19, 2023 to January 7, 2024 at the Palais de Tokyo, Paris 16e.

 

1. First shown in France in 2022 at Paris’s Treize gallery in an exhibition of the same name curated by Julien Laugier. 2. Rome, 1er et 2 novembre 1975 (2019–21), first shown as part of the 21st Prix Marcel-Duchamp at the Centre Georges-Pompidou in the autumn of 2021. 3. Dodie Bellamy, Academonia (Krupskaya Books, 2006). 4. An artistic approach she has used for the past ten years or so, and which she repeats almost every time she is invited to exhibit in an art centre or museum. For Salut, je m’appelle Lili et nous sommes plusieurs, she is showing a new series of danced videos made during exhibitions held over the past two years at Paris’s Palais de Tokyo. 

Inventant un autre langage fait de gestes plutôt que de verbes, Lili Reynaud-Dewar danse dans le Palais de Tokyo vide4, ondulant face aux œuvres de ses contemporain·es, explorant les espaces que d’ordinaire on ne voit pas, entre nonchalance, grâce et vulnérabilité d’un corps qui contourne les manières habituelles de se mouvoir dans l’institution. Un autre volet de l’exposition, en accès libre, permet de consulter tous les épisodes de la série Gruppo Petrolio, forme d’arpentage collectif et filmé du tentaculaire ouvrage posthume Pétrole de Pasolini, lui aussi comparable à quelque chose de l’Encyclopédie. Œuvre collaborative de Lili Reynaud-Dewar et de ses étudiant·es, la série évoque les grandes thématiques du livre de Pasolini : l’industrie pétrolière, les conflits sociopolitiques, mais aussi – comme dans les entretiens présentés – la masculinité et la propriété, ou encore – comme dans le journal exposé –, la création en train de se faire et les subterfuges possibles pour évoquer ou crypter ce que d’autres auraient préféré garder secret. Qu’elle danse en silence, qu’elle parle à travers de grandes figures ou des livres qu’elle se réapproprie, qu’elle tende le micro aux autres, son œuvre déborde d’énonciations, de récits, de pronoms, et invite à une circulation de la parole – une parole potentiellement tranchante, ironique, chorégraphiée, faite de bégaiements ou de frictions – comme outil émancipateur.


Lili Reynaud-Dewar, “Salut, je m’appelle Lili et nous sommes plusieurs”, du 19 octobre 2023 au 7 janvier 2024 au Palais de Tokyo, Paris 16e.

 

 

1. Exposée pour la première fois en France à Treize (Paris) en 2022 dans une exposition homonyme curatée par Julien Laugier. 2. Rome, 1er et 2 novembre 1975 (2019-2021), œuvre exposée pour la première fois lors du 21e prix Marcel-Duchamp au Centre Pompidou à l’automne 2021. 3. Academonia de Dodie Bellamy (2006), éd. Krupskaya Books. Traduit de l’anglais avec Ethan Assouline pour la revue Médiathèque #1. 4. Proposition artistique qu’elle met en pratique depuis une dizaine d’années, et qu’elle renouvelle presque à chaque invitation à exposer dans un centre d’art ou un musée. Pour Salut, je m’appelle Lili et nous sommes plusieurs, elle propose une nouvelle série de vidéos dansées dans les expositions des deux dernières années du Palais de Tokyo.