22 juin 2021

Hommage à Gérard Fromanger en 3 peintures colorées… et engagées

Considéré comme un des peintres les plus importants de la figuration narrative, mouvement pictural voisin du pop art, Gérard Fromanger s’est éteint vendredi dernier à l’âge de 81 ans. L’artiste français laisse derrière lui une œuvre aux couleurs pétillantes et acidulées. 

Gérard Fromanger, “FRANCE” (1968).
Gérard Fromanger à la Galerie Jeanne Bucher Jaeger, 2016, ©Michel Lunardelli

Ami des philosophes Michel Foucault, Gilles Deleuze et Félix Guattari, proche des artistes César et Alberto Giacometti, ainsi que du réalisateur Jean-Luc Godard, le peintre Gérard Fromanger considérait ses amitiés comme autant de moteurs essentiels à son inspiration. Pris dans un siècle aussi tumultueux que riche intellectuellement, le peintre né dans les Yvelines en septembre 1939, en pleine Seconde Guerre mondiale, commence à s’investir particulièrement dans la production iconographique de mai 68 : à l’époque, il prend part à l’occupation des Beaux-Arts de Paris où affiches et banderoles à slogans sont éditées en masse. C’est durant cette période insurrectionnelle qu’une couleur devient centrale dans sa palette et emblématique de sa peinture : un rouge vif, presque vermeil, évocateur du communisme mais aussi des logos de marque qui commencent d’apparaître dans une société de consommation émergente.

 

Comme les autres artistes du mouvement de la figuration narrative, pendant français et politisé du pop art théorisé par le critique Gérald Gassiot-Talabot et dont Gérard Fromanger est l’un des plus éminents représentants, ce dernier souligne les travers du consumérisme en reprenant les codes visuels de l’imagerie publicitaire. A l’image des modes de production industrielle en chaîne, l’artiste travaille toujours en séries. A partir des années 70, il commence à se fasciner pour les flux de piétons, ceux des rues parisiennes et d’ailleurs, En Chine, à Hu-Xian par exemple. La foule compacte et multicolore tranche avec le décor gris en arrière plan de la toile. Pour la représenter, il met au point une technique particulière : lumières éteintes, il utilise un rétroprojecteur pour projeter sur sa toile une photographie réalisée au préalable qu’il détoure ensuite à l’aide de ses pinceaux. Le traitement lisse de la toile la confond presque avec une affiche publicitaire. Ce mélange de photographie et peinture attire bientôt l’attention de Michel Foucault, qui lui consacre un texte La peinture photogénique en 1975. Gérard Fromanger, en retour, offrira au philosophe son portrait un an plus tard. Jusqu’à la fin de sa vie, le peintre continue à produire. En 2020, un an à peine après s’être remis d’un cancer, il achève de peindre le plafond du café du théâtre des Bouffes-du-Nord dans le nord de Paris. Après avoir traversé un siècle de bouleversements sociaux et politiques auxquels son œuvre n’est pas restée indifférente, l’artiste s’est éteint vendredi dernier à l’âge de 81 ans. Retour sur trois œuvres emblématiques de sa carrière.

 

 

1. Une version du pop art made in France (1965)

Gérard Fromanger, “Le Prince de Hambourg” (1965), série “Pétrifiés”, huile sur toile, Collection particulière

Avec cette toile de 1965, Gérard Fromanger offre une interprétation française du pop art américain. Loin des chanteuses stars à la Marilyn Monroe représentées en sérigraphie chez Andy Warhol, l’artiste d’origine francilienne opte pour un sujet qui relève bien davantage du lyrisme théâtral : la pièce allemande Le Prince de Hombourg, écrite par Heinrich von Kleist entre 1808 et 1910, et dont la mise en scène par Jean Vilar dans les années 50 vaut un nouveau succès. En s’emparant des traits de son acteur principal, Gérard Philippe, et en le démultipliant dans une composition foisonnante aux teintes écarlates, le peintre installe la couleur dans ses toiles et ne l’en délogera plus.

 

Ce tableau met fin en effet à une période grise de trois ans, initiée en 1962 par le peintre. Cette production confirme aussi l’affinité de Gérard Fromanger pour un mouvement artistique du début de la décennie qui prend le nom de figuration narrative, après avoir été théorisé par le critique d’art Gérald Gassiot-Talabot. Proche du pop art par ses moyens de composition, notamment l’utilisation récurrente de la sérigraphie, les artistes de la figuration narrative intègrent toutefois beaucoup de mouvement dans leurs toiles, qu’ils jugent trop figées chez leurs homologues américains. Au-delà de cette différence formelle, ils y formulent un point de vue plus explicitement critique à l’égard de la société, valorisant pleinement la fonction politique de l’art.

 

 

2. Un symbole national souillé qui inspire Jean-Luc Godard (1968)

En 1970, les États-Unis ont vu leur hymne national distordu par le musicien légendaire Jimi Hendrix au festival de Woodstock. Deux ans plus tôt, la France voyait son drapeau tricolore profané par Gérard Fromanger. Une simple coulure de la bande rouge sur le blanc et le bleu a suffit à dégrader ce symbole, adopté par la nation depuis 1794. Lorsqu’il réalise cette peinture, l’artiste se joint à l’effervescence créative et politique des Beaux-Arts de Paris à l’heure des manifestations de 68. Pendant 46 jours, l’école est occupée par des professeurs et des élèves qui utilisent son matériel pour fournir les supports iconographiques des manifestations, produisant alors en série affiches et banderoles engagées. 

 

Puis un improbable événement se produit. Une assistante du célèbre réalisateur Jean-Luc Godard vient trouver Gérard Fromanger pour lui annoncer que le cinéaste a eu vent de son détournement du drapeau français et aimerait le rencontrer. Dès le lendemain, l’artiste se retrouve parachuté chez le grand représentant la Nouvelle Vague, dans le 5e arrondissement parisien. Après un long silence, l’auteur de La Chinoise demande au peintre de lui apprendre comment il a réalisé son œuvre. Aussitôt, Jean-Luc Godard tente à son tour, sous les yeux étonnés de Gérard Fromanger, d’incliner une feuille Canson pour y créer un drapeau envahi de rouge. Véritable révélation pour le cinéaste, le procédé donnera lieu à Film-tract n°1968, une œuvre filmée en 16mm, dans laquelle sera rejouée cette souillure méticuleuse d’un symbole national. 

 

 

3. Une obsession picturale et photographique pour les passants (1971)

Gérard Fromanger, “Le Cercle rouge” (1971), série “Boulevard des Italiens”, collection musée des Beaux-Arts de Dole ©Droits réservés

Si l’on retient Gérard Fromanger pour sa production picturale, on retrouve très souvent à sa source un travail photographique. Un vendredi d’hiver 1971, accompagné du photographe de presse Elie Kagan, l’artiste longe les rues parisiennes situées entre l’Opéra et Richelieu-Drouot à l’heure du déjeuner. Les passants sortant des bâtiments haussmanniens pour leur pause de midi affluent sur les trottoirs et les clichés se multiplient. De retour dans son atelier, lumières éteintes, l’artiste transfère ces prises de vue en diapositives, projetées sur toiles à l’aide d’un rétro-projecteur. Il remarque alors une anomalie visuelle : les devantures des bâtiments, par leurs couleurs, paraissent bien plus vivantes que les piétons, mornes dans leurs vêtements uniformément noirs. Désireux de corriger le réel, Fromanger recouvre ces silhouettes d’un aplat de rouge, tandis que les décors conservent leur demi-teinte froide. Par cette technique, le Français met au point un procédé signature, qu’il réemploiera de nombreuses fois par la suite de sa carrière. Intitulée Le Boulevard des italiens, cette série qui donnera lieu à 25 tableaux se fait alors la critique de la sur-visibilité dans l’espace public des éléments publicitaires et commerciaux devant lesquels les humains disparaissent, transformés en figurines anonymes colorées.