Hommage à Dan Graham, l’artiste qui transformait le monde en terrain de jeu
Il était l’une des figures majeures de l’art conceptuel. À l’orée de son quatre-vingtième anniversaire, l’Américain Dan Graham s’est éteint samedi 19 février à New York dans des circonstances encore inconnues. À la fois photographe et sculpteur, écrivain et vidéaste, l’artiste révélé dans les années 60 n’a cessé d’interroger la place du spectateur et son rapport à l’œuvre. Dès la fin des années 70, il commence à réaliser ses pièces parmi les plus célèbres, les pavillons de verre, installations architecturales à taille humaine perturbant la perception à l’aide de jeux de miroirs, de reflets et de transparences. En 2015, il dévoilait l’une de ces œuvres au MAMO, centre d’art de la Cité radieuse à Marseille, projet pour lequel Numéro l’avait rencontré…
Par Thibaut Wychowanok.
Portrait par Roberto Patella.
Rencontrer Dan Graham, c’est un peu comme rencontrer le père Noël. Le septuagénaire, installé dans son atelier à New York, en a l’allure débonnaire. Et la barbe blanche. Il y a surtout que, comme le père Noël, Dan Graham est une figure mythique. L’une des rares de l’art contemporain des années 60 et 70 à toujours être en activité. Et pour le meilleur. Si l’on qualifie son art de conceptuel, il n’a rien de rebutant ou de compliqué (ce qui n’empêche pas la profondeur et l’intelligence). Il serait même d’une simplicité enfantine, un art à hauteur d’enfant. “Je souhaite que mes œuvres installées cet été sur le toit de la Cité radieuse [ouvrage iconique de Le Corbusier] à Marseille soient avant tout un terrain de jeu pour les bambins”, nous assure l’artiste qui se prend peut-être lui-même pour le père Noël.
Sur ce toit, le spectateur découvrira ses fameuses installations-miroirs, de petits pavillons constitués de verre transparent ou de glaces sans tain qui s’imposent aujourd’hui comme les œuvres les plus iconiques de l’artiste américain. Dans ces espaces, courbes ou géométriques, le public déambule, pénètre ou observe un lieu fascinant où il doit faire face à sa propre image (face au miroir) ou à la rencontre de l’autre (cet autre visiteur qui apparaît derrière la vitre et qui, lui aussi, le regarde). “Mon travail part d’une idée simple, s’amuse Dan Graham, celle du rapport au monde qui s’établit dans l’enfance : regarder le monde, prendre conscience de soi, avoir conscience des autres… J’invite le spectateur à redécouvrir cette expérience.”
“Mon travail part d’une idée simple, celle du rapport au monde qui s’établit dans l’enfance.”
Si c’est ici, au sein même de son atelier que Dan Graham laisse voguer son imagination parmi nombre d’ouvrages et de références qui forment depuis longtemps la matrice intellectuelle de son art, c’est ailleurs que les œuvres sont produites. Dans le cas de la Cité radieuse, elles l’ont été par des architectes européens. Au milieu de ses livres, ce n’est plus le Dan Graham joueur et enfantin qui se révèle, mais l’intellectuel. “J’aurais aimé être un écrivain, confirme-t-il, comme tous les grands artistes d’ailleurs.” Puis il évoque les utopies du constructivisme russe ou des urbanistes modernes. Depuis longtemps, il s’intéresse à la ville et aux lieux de vie. Il aime aussi à citer Roland Barthes, Michel Butor (son écrivain préféré) ou encore le rock, une autre passion, et son amitié avec Kim Gordon du groupe Sonic Youth. Sans oublier l’astrologie… Dan Graham semble encore avoir beaucoup de choses dans sa hotte de père Noël.
On comprend vite que le “jeu” auquel invitent ses œuvres porte bien au-delà d’une attraction de fête foraine pour enfants. L’homme connaît ses classiques de la psychanalyse, de la philosophie et de la sociologie. Ses œuvres en sont même des incarnations réussies. Une flânerie dans ses architectures se transforme rapidement en déambulation dans les méandres de la conscience. Il faut toujours, à un moment, faire face à soi, faire face aux autres, se retrouver seul… “Ma lecture de Sartre a été très importante à cet égard, souligne l’artiste. Cette idée que le regard de l’autre façonne ma conscience d’être moi…” Cet espace mental – représenté par ce jeu de miroirs et de verre – est donc tout autant un espace social. On y redécouvre l’autre à travers la vitre, on marche face à lui ou à ses côtés, on doit faire avec lui dans un espace réduit, car ces pavillons sont petits. Entre voyeurisme et narcissisme… “Je tiens à ce qu’ils demeurent des espaces de plaisir, nuance l’artiste. Pour mes œuvres, j’aime faire référence à ce que Michel Foucault a appelé une hétérotopie, c’est-à-dire un lieu bien réel, physique, qui pourrait héberger une utopie.” L’utopie de l’heureuse et troublante rencontre avec soi, avec l’autre et avec son environnement. Le titre de l’installation, Observatory/Playground, ne saurait mieux le résumer : l’observatoire du toit de la Cité radieuse transformé en terrain de jeu. Et vice versa.
[Article paru en août 2015, à l’occasion de l’installation “Observatory/Playground” de Dan Graham au MAMO Audi talents awards de la Cité radieuse, Marseille]