17 mai 2021

Hito Steyerl, l’artiste qui caricature les vices d’une société ultra-connectée

Personnalité parmi les plus influentes du monde de l’art et jusqu’au 5 juillet à l’affiche d’une grande exposition personnelle au Centre Pompidou, Hito Steyerl a marqué de son empreinte les années 2010. Pop et caustique, l’artiste allemande et théoricienne respectée captive et alerte sur l’envers de notre monde d’images numériques.

“Je ne pense pas qu’Internet ou qu’une grande entreprise digitale parvienne un jour à prendre en otage l’intégralité des relations humaines. C’est trop ennuyeux. Au bout d’un moment, les gens vont vouloir se parler face à face.” Cette réflexion de Hito Steyerl fait particulièrement écho à ses productions en tant qu’artiste ou en tant que théoricienne : il est presque toujours possible de les lire de deux manières. D’abord comme la sédimentation historique d’un moment donné ; puis comme un constat, réactualisable à mesure que les choses évoluent, densifié par chaque nouvelle strate de sens qui détache ces productions de leur contexte d’origine pour les propulser dans la polysémie qui caractérise les chefs-d’œuvre. Alors qu’une importante partie de l’humanité s’est essayée au confinement à domicile, voici que ressurgissent les espoirs techno-utopistes que l’on croyait enterrés, et que l’on réévalue subitement les expériences virtuelles par procuration, depuis les “online viewing rooms” mises en place par la foire Art Basel (qui aurait dû avoir lieu en juin 2020) jusqu’à la sociabilité collective – mais chacun dans sa case – sur la plate-forme Zoom.

 

Le constat de cette artiste d’ordinaire peu encline à s’exprimer dans les médias était à l’origine apparu dans les colonnes du New York Times, fin 2017, à l’occasion d’un portrait fleuve qui lui était consacré. L’artiste allemande – qui vit et travaille à Berlin –, 52 ans à ce moment- là, menait rondement sa carrière depuis les années 90. Docteure en philosophie de l’Académie des beaux-arts de Vienne, auparavant diplômée de l’Academy of Visual Arts in Tokyo puis de l’université de la Télévision et du Film (Hochschule für Fernsehen und Film-HFF) de Munich, elle s’était d’abord destinée au cinéma documentaire, citant parmi ses influences aussi bien les réalisateurs allemands Harun Farocki, Alexander Kluge et Rainer Werner Fassbinder que l’Américain Bruce Lee.

 

Bien qu’elle continue aujourd’hui à se dire documentariste, celle qui a gardé de ses années d’études la double casquette de théoricienne et d’artiste a tracé sa voie au sein du monde de l’art. En 1999, elle expose pour la première fois à Vienne, Autriche. Puis tout s’enchaîne. Hito Steyerl accède rapidement à une reconnaissance internationale, participe à la biennale d’art européenne itinérante Manifesta 5 en 2004, puis à Documenta 12 en 2007 et, dès la fin 2009, publie ses premiers textes théoriques en accès libre sur le journal en ligne e-flux.com. Dès lors, tout est en place pour que Hito Steyerl tisse sa toile jusqu’à se hisser, en 2017, au rang de personnalité la plus influente du monde international de l’art – à en croire la fameuse liste Power 100 du magazine ArtReview, à l’occasion de laquelle fut publié l’article du New York Times.

Hito Steyerl, “Factory of the sun” (2015). Vidéo numérique, grille LED luminescente et chaises de plage, 23 minutes. Courtesy of the artist, Andrew Kreps Gallery, New York and Esther Schipper, Berlin. VG Bild-Kunst, Bonn, 2020

Avec le recul, son influence sur la décennie 2010 est indéniable, et alors que le Centre Pompidou à Paris  lui consacre dès la fin mai 2021 une grande rétrospective en collaboration avec le K21 à Düsseldorf, tout semble indiquer que la suivante sera également placée sous le signe d’une artiste totale. À l’origine de sa pratique, il y a la conscience d’une rupture : être documentariste aujourd’hui n’est plus possible, à moins de changer radicalement la signification du mot. Plutôt que de tenter de démêler le vrai du faux, de se lamenter d’un relativisme post-moderne ou de déployer des procédures autoritaires de vérité, Hito Steyerl embrasse l’incertitude constitutive de notre époque. Sa propre pratique sera l’étude de la politique des images et des formes de distribution du sensible.

 

Elle s’inscrit de plain-pied dans la circulation globale des images, leurs nouvelles modalités de production et leurs réseaux de distribution. Ses installations vidéo immersives et multimédias mélangent faits et fiction, images filmées au drone et images d’archives, avatars 3D et apparitions de l’artiste elle-même. C’est précisément en utilisant ce vocabulaire, qu’elle connaît mieux que quiconque, qu’elle va dans le même temps exhiber les racines pourries du monde digital.

 

 

Plutôt que de tenter de démêler le vrai du faux, Hito Steyerl embrasse l’incertitude constitutive de notre époque.

 

 

La force de Hito Steyerl est de captiver tout en critiquant, de rester pop et légère, caustique et cajoleuse quand bien même elle alerte sur l’envers de la façade numérique. Voilà pourquoi ses œuvres plastiques aussi bien que ses textes, qui sont les deux faces d’une même pièce, font également des succès populaires. En 2013, elle montre dans le cadre de l’exposition collective de la 55e Biennale d’art de Venise l’un de ses hits, emblématique de son travail et de ses développements à venir, intitulé How Not to Be Seen: A Fucking Didactical Educational .MOV File. Pendant une quinzaine de minutes, l’artiste expose à l’écran cinq manières de devenir invisible à l’ère de l’hypervisibilité. Au choix : devenir soi-même une image pour se fondre dans un monde d’images, ou enfiler une burqa et aller se calfeutrer dans une résidence sécurisée à l’américaine ?

Hito Steyerl, “How not to be seen: a fucking didactic educational .mov file” (2013). Vidéo numérique, 15 min, 52 sec. Courtesy of the artist, Andrew Kreps Gallery, New York and Esther Schipper, Berlin. VG Bild-Kunst, Bonn, 2020

La démonstration est farfelue, menée à la manière d’une “youtubeuse” ninja, mais s’entrelace – et c’est là un point clef de la méthode Steyerl – à un fait réel peu connu de l’histoire récente du progrès technologique. Car les cibles montrées dans la vidéo, sur lesquelles dansent des bonshommes en combinaison verte d’incrustation 3D, ont bel et bien existé, sous la forme d’un motif d’étalonnage tracé dans le désert de Californie dans les années 50 par l’armée américaine pour tester l’efficacité des prises de vues aériennes. Cette vidéo donne le ton des autres œuvres à venir. À l’instar de Liquidity Inc. (2014), elle aussi déjà un classique, une métaphore aquatique bourrée de formes syntaxiques propres à Internet, hashtags, GIF et mèmes sur l’état du monde, de la dérégulation des flux de capitaux financiers aux tsunamis et diverses catastrophes environnementales liées à la crise climatique. Et l’année suivante – l’horizon s’assombrit déjà un peu plus –, The Tower, présentée lors de la Biennale de Berlin en 2016, une sorte de jeu vidéo apocalyptique détaillant le projet de Saddam Hussein de construire une nouvelle tour de Babel.

 

Beaucoup vue également, l’installation Factory of the Sun, que l’artiste a présentée lors de sa participation au pavillon allemand Fabrik de la 56e Biennale de Venise en 2015 (l’installation sera par la suite montrée dans différents lieux, dont le MOCA à Los Angeles en 2016). Les visiteurs pénètrent d’abord dans une boîte noire qui les plonge à l’intérieur d’une simulation 3D d’un studio de capture de mouvements, interface entre la réalité et le virtuel où l’on enregistre la position dans l’espace d’objets ou d’êtres vivants afin d’en contrôler sur ordinateur un équivalent numérique. C’est dans cette interface que les visiteurs, s’installant sur des chaises longues de jardin en plastique, regardent une vidéo où se mêlent (entre autres) des scènes d’attaque d’un drone lancé par la Deutsche Bank sur des manifestants et des jeux vidéo de danse transformant chaque mouvement en lumière – et en possibilité de révolution.

Hito Steyerl, “Liquidity inc.” (2014). Vidéo HD, 30 min 15 sec. Courtesy of the artist, Andrew Kreps Gallery, New York and Esther Schipper, Berlin. VG Bild-Kunst, Bonn, 2020

Si la plupart connaissent aujourd’hui Hito Steyerl par son esthétique redoutablement efficace, la réinscrire dans le parcours d’une documentariste permet de lui épargner le danger d’être réduite aux années post-Internet. Car Hito Steyerl n’est pas une artiste d’Internet. Elle est une artiste des réseaux, c’est-à-dire des structures et des infrastructures. Sous le vernis des nouveaux médias, elle met au jour le complexe militaro-industriel qui est à l’origine du développement des technologies que nous utilisons tous, qui crypte notre perception du monde et menace de se substituer aux institutions démocratiques en vigueur.

 

 

Hito Steyerl n’est pas une artiste d’Internet. Elle est une artiste des réseaux, c’est-à-dire des structures et des infrastructures.

 

 

On se rend désormais compte de tout ceci alors qu’éclatent en série les scandales révélant combien les financements de la plupart des grandes institutions artistiques occidentales sont entachés de sang. À l’instar des récentes affaires très médiatisées dénonçant le mécénat de la famille Sackler (dont les activités pharmaceutiques sont mises en cause dans la crise des opiacés) ou de Warren B. Kanders (dont les sociétés fabriquent des armes).

 

À l’orée d’une nouvelle décennie, Hito Steyerl est encore et toujours l’une des voix qui comptent, s’étant glissée sans rupture apparente entre les plis de l’actuel renouveau de la critique institutionnelle. Via ses interrogations sur l’intelligence artificielle et les applications pour smartphone (les deux vidéos Leonardo’s Submarine et This is the Future, présentées à la Biennale de Venise en 2019), ce nouvel angle d’approche ne fait en réalité qu’ajouter une facette à son exploration au long cours. Et à la tâche qui la meut sans relâche : faire en sorte que les technologies numériques cessent de servir les fins des puissants qui les ont développées. Et ceci, afin qu’elles deviennent ce que beaucoup pensent qu’elles sont déjà : des outils neutres au service de la société civile.

 

 

“Hito Steyerl. I will survive”, du 19 mai au 5 juillet au Centre Pompidou, Paris 4e.