8 sept 2021

Georgia O’Keeffe au Centre Pompidou : son obsession pour… les ossements d’animaux

Elle est l’une des plus grandes peintres du XXe siècle mais n’avait jusqu’alors jamais eu de rétrospective en France. C’est désormais chose faite : Georgia O’Keeffe, figure artistique majeure et un temps représentante du modernisme américain, connaît jusqu’au 6 décembre au Centre Pompidou sa consécration, trente-cinq ans après sa mort. L’occasion de parcourir l’ensemble de sa peinture aux portes de l’abstraction, de ses célèbres fleurs érotiques à ses paysages du Grand Ouest Américain. Retour sur l’une de ses obsessions, étonnante mais non moins cruciale dans son œuvre : les ossements d’animaux.

La lune pâle et presque transparente s’efface derrière le bleu azur du ciel. Une forme blanche et laiteuse encercle la scène, ses bosses soulignées par les rayons d’un soleil que l’on devine au zénith. Peinte en 1944 par Georgia O’Keeffe, la toile intrigue : où l’artiste américaine y établit-elle la frontière avec le réel ? Car si cette composition bâtie sur des lignes circulaires et des contrastes nets entre bleu et blanc paraît abstraite, elle s’inspire en réalité d’une scène tout à fait existante, où la vision de l’infini céleste se trouve circonscrite par les ouvertures d’un os animal en gros plan. Remarquée durant les années 1920 à New York, son auteure née en 1887 s’y est fait connaître pour ses vues de fleurs en gros plans, dont les multiples couleurs, les lignes sinueuses autant que le potentiel suggestif restent encore aujourd’hui le phare de la notoriété. Pourtant, associée un temps aux précisionnisme et modernisme américains (courants très en vogue dans les années 20), l’artiste contrera la froideur de ces courants par la sensualité explicite de sa peinture, son jeu facétieux avec les limites de la figuration et sa volonté de célébrer sans mélancolie les merveilles qui peuplent notre monde – une ligne qu’elle suivra jusqu’à sa mort, à l’âge de 99 ans. Célébrée pour la première fois au Centre Pompidou cet automne par une grande rétrospective, la prolifique carrière de Georgia O’Keeffe y est abordée sous ses multiples facettes, bien plus vastes que ses fleurs emblématiques. Le décor désertique du Nouveau Mexique, où elle réside durant la seconde moitié de sa vie, lui souffle une grande partie de ses toiles où apparaissent régulièrement des ossements d’animaux. Tels les contrepoints de ses œuvres florales, ces morceaux de squelette l’éloignent encore davantage du motif ornemental en affirmant sa profonde obsession pour le vivant, incarnent son intérêt pour le monde spirituel jusqu’à l’accompagner dans sa recherche incessante de l’essentiel.

 

 

Des fragments tangibles et vivants du désert américain

 

 

En 1929, après voir traversé un épisode dépressif majeur, Georgia O’Keeffe séjourne pour la première fois au Nouveau-Mexique. Grande habituée de New York, dont elle a maintes fois représenté les gratte-ciels au clair de lune, l’artiste s’épuise de sa densité et de sa frénésie. Dans le dépouillement de l’ouest américain qui lui fait l’effet d’une révélation, elle retrouve une solitude bienfaitrice et un rapport direct à la nature, précieux pour celle qui vit le jour dans une ferme du Wisconsin. Aussi vaste et brut qu’immaculé, le paysage qu’elle y rencontre la fascine autant qu’il l’intimide, excitant chez elle l’envie de parcourir ses environs. Capable de peindre pendant des heures sous un soleil brûlant, l’artiste récolte comme à son habitude de nombreuses traces de ses pérégrinations, du Colorado à l’Utah et l’Arizona, en passant par les Montagnes Rocheuses. Les restes d’animaux desséchés par le soleil éveillent alors son intérêt, fragments matériels et palpables de cet immense et insaisissable décor dont elle pense qu’ils sont “pétris des mêmes sensations”. Peu à peu, les vertèbres, fémurs et pelvis s’ajoutent aux feuilles mortes et coquillages qui composent sa riche collection d’objets, dans sa résidence principale de New York puis dans son “Ghost Ranch”, une maison isolée qu’elle acquiert en 1940 dans le nord du Nouveau Mexique. En 1931, elle peint sur fond bleu, blanc et rouge un crâne de bovidé à cornes : la tête apparaît frontale, presque menaçante, tel l’emblème de cette région des Etats-Unis dont on reconnaît en arrière-plan les trois couleurs du drapeau. Georgia O’Keeffe y transpose alors la sensualité tant appréciée de ses fameux daturas, iris, jonquilles ou encore coquelicots aux reliefs de cette ossature, dont les lignes et les angles traduisent la résistance au temps. Passionnée par leurs formes, la peintre écrira des ossements qu’ils “semblent tailler au cœur ce que le désert a de profondément vivant.”

Georgia O’Keeffe, “Pelvis with the distance” (1943). © Indianapolis Museum of Art /Gift of Anne Marmon Greenleaf in memory of Caroline M Fesler/Bridgeman Images © Georgia O’Keeffe Museum / Adagp, Paris, 2021

Des présences mystiques incarnées

 

 

À la fin des années 20, Georgia O’Keeffe peint une croix grise érigée contre un ciel bleu. Entre le menhir et le totem, cette forme blanchâtre monumentale est mise en majesté, tout comme le seront quelques années plus tard les premiers ossements présents dans ses toiles. Mais l’œuvre intitulée Gray Cross with Blue, une fois de plus aux portes de l’abstraction et de la figuration, dégage également une aura presque spirituelle. Lorsqu’elle visite le sud-ouest américain, Georgia O’Keeffe ne fait pas seulement la rencontre de ses étendues arides et de ses montagnes mais aussi de ses populations locales et autochtones. Outre les catholiques hispaniques dont elle visite les églises, elle sympathise avec une communauté d’Indiens hopis, installés dans l’actuel Arizona. Leurs rituels séculaires et leurs objets sacrés tels que les poupées Kachina inspireront particulièrement l’Américaine, jusqu’à en devenir le sujet de plusieurs de ses toiles. Ces découvertes spirituelles renforceront également l’importance des ossements dans sa peinture : en plus de leurs qualités esthétiques et picturales caractéristiques du Grand Ouest, ceux-ci revêtent désormais aux yeux de la peintre une dimension mystique en devenant les manifestations concrètes des esprits qui habitent la région depuis des siècles. Dans Ram’s Head, White Hollyhock-Hills (1935), l’artiste peint un crâne aux longs bois enroulés, en apesanteur devant la vue d’un ciel chargé et de montagnes orangées, et dont les orbites vides semblent fixer le spectateur. A ses côtés, une délicate fleur blanche et jaune évoque les rites d’enterrement des populations hispaniques, mais illustre également avec sérénité le cycle inévitable de la vie en composant une véritable vanité moderne.

Un pas de plus vers l’abstraction du monde

 

 

Très influencée par la photographie de son époque et le succès croissant des gros plans, Georgia O’Keeffe décide dans les années 20 de s’approcher davantage de ses sujets et les grossir “comme d’énormes immeubles en construction”. Dès lors, ses fleurs, jadis représentées de la pétale à la racine, occupent l’intégralité de la surface de la toile au point d’absorber le regard du spectateur dans leurs volutes et spirales envoûtantes. L’artiste utilise ces cadrages serrés comme moyen d’abstractiser ses sujets, mais aussi d’inciter à une lecture moins naturaliste et plus ambiguë de ses formes, indéniablement érotiques. Un procédé qu’elle applique également aux os qui, lorsqu’ils ne se montrent pas avec frontalité, segmentent la toile d’un bout à l’autre et font disparaître leurs extrémités hors du cadre. Dans Pelvis with the Distance, les lignes et cavités d’un bassin animal découpent l’horizon à la manière d’une immense montagne, qui bouleverse notre appréhension des échelles : nous trouvons-nous ici au plus près du sujet, ou adoptons-nous au contraire un point de vue bien plus lointain ? Dès la fin des années 40, l’artiste pousse un cran plus loin ce jeu perceptif et peint de nombreuses vues du ciel, où les lignes sinueuses et contrastes lumineux s’appliquent désormais à celles des fleuves et reliefs observés depuis les avions qu’elle emprunte lors de ses voyages. Winter Road I, une route enneigée qu’elle représente en 1963 vingt-trois ans avant son décès, synthétise les différentes périodes de sa carrière : désormais, la blancheur osseuse a englouti la toile et n’y laisse émerger que la trace serpentine d’un chemin, qui pourrait aussi bien évoquer un trait d’encre de Chine calligraphié. L’aboutissement indubitable d’une quête de l’essentiel.

 

 

Georgia O’Keeffe, jusqu’au 6 décembre au Centre Pompidou, Paris 4e.