7 juin 2023

Françoise Gilot : qui était vraiment cette artiste éclipsée par sa relation avec Picasso ?

Aussi talentueuse qu’impétueuse, l’artiste Françoise Gilot est décédée mardi 6 juin à l’âge de 101 ans. Celle que l’on présente (trop) souvent comme “l’ex-compagne de Pablo Picasso” laisse derrière elle une carrière picturale riche, à la hauteur des rencontres qui ont marqué sa vie. Portrait.

Francoise Gilot dans son studio vers 1982 à La Jolla, Californie. © Photo by PL Gould/IMAGES/Getty Images

1. Elle a été peintre, malgré les obstacles

 

Née en 1921, Françoise Gilot a à peine plus de 7 ans lorsqu’elle décide de suivre les pas de sa mère, une aquarelliste. Avec elle, elle découvre le dessin et la peinture, et à 13 ans seulement, fait de l’appartement de sa grand-mère son tout premier atelier. Malgré la fibre artistique qu’elle tient du côté maternel, son père refuse pourtant que sa fille se dédie à une carrière de peintre : il lui impose de poursuivre des études de droits, et de freiner son activité picturale. Sans grande conviction, Françoise Gilot accepte mais poursuit discrètement sa formation artistique auprès du peintre surréaliste hongrois Endre Rozda (1913-1999). Un an après avoir débuté son cursus universitaire, elle se replonge à corps perdu dans la peinture, inspirée par les couleurs vives de Matisse et les motifs abstraits du groupe des Réalités nouvelles, dont elle sera plus tard membre. Ses efforts portent leurs fruits : en 1943, alors qu’elle est à peine âgée de 21 ans, une galerie parisienne expose ses toiles… et Pablo Picasso en personne fait le déplacement pour les observer. Convaincue de sa destinée, elle annonce quelques mois plus tard à ses parents qu’elle sera artiste, et qu’il n’en sera pas autrement. Alors que son père lui coupe les vivres, Françoise Gilot ne remet pas en question sa décision et accepte de donner des cours d’équitation au bois de Boulogne pour vivre. C’est le début, pour l’artiste, d’une toute nouvelle vie.

La peintre Françoise Gilot © Photo by Michel Ginfray/Sygma/Sygma via Getty Images

2. Elle est “la femme qui dit non” à Pablo Picasso

 

Quelques jours après l’ouverture de son exposition, Françoise Gilot fête son récent succès au restaurant Le Catalan. À la table d’à côté, Pablo Picasso partage un repas avec sa compagne de l’époque, Dora Maar. Si elle ne le remarque pas vraiment, lui ne l’oubliera pas. Le célèbre peintre espagnol et elle ont un ami en commun et, une fois les présentations faites, il invite la bande à visiter son atelier. Picasso a 61 ans, Gilot en a 21 et pourtant… sur son invitation, elle rend souvent visite à l’artiste et rencontre à ses côtés André Malraux, Jean Cocteau ou encore Henri Matisse. Au fil des mois naît entre eux un amour qu’elle décrira comme “physique et intellectuel” et ils emménagent ensemble à Antibes un an après leur rencontre, puis dans une villa à Vallauris. Le peintre fait d’elle sa principale muse tandis qu’elle continue, de son côté, à se dédier à sa pratique, et ce même pendant et après la naissance de leurs deux enfants, Claude (en 1947) et Paloma (en 1949). Mais leur relation s’essouffle et l’animosité de Pablo Picasso à son égard croît. Ce dernier vit difficilement la liberté de sa femme et le succès de ses expositions et commence à la surnommer, non sans ironie, “la femme qui dit non”. Alors que son comportement devient de plus en plus hostile et violent, Françoise Gilot décide de quitter le peintre espagnol en 1953 et retourne vivre à Paris avec ses enfants. À celui qui la menaçait en lui assénant que “personne ne quitte un homme comme moi”, elle donne ainsi tort et prend ses distances. Trois ans plus tard, elle se remarie avec le peintre Luc Simon et accouche la même année d’une fille – une nouvelle amère pour Picasso, qui fait pression sur les acteurs du monde artistique français pour que ces derniers abandonnent son ex-femme. Françoise Gilot émigre alors aux États-Unis, dans l’espoir de sauver sa carrière.

3. Célèbre en Amérique et oubliée par les musées français

 

Malgré les obstacles et les rencontres amoureuses aussi enrichissantes que déchirantes – Pablo Picasso, Luc Simon puis le biologiste américain Jonas Salk en 1970 –, Françoise Gilot ne s’arrête jamais de peindre ni d’exister. Dans les années 50, elle expose à la prestigieuse galerie Kahnweiler, signe un contrat avec le galerie Curt Valentin à New York ainsi qu’avec la Leicester Gallery de Londres. En parallèle, elle participe activement au groupe de Réalités nouvelles en composant des peintures géométriques, tout comme elle porte une attention toute particulière à la couleur, héritée de son amitié avec Henri Matisse, dont elle retient le rouge vif. Tandis que son style reste empreint de réminiscences picassiennes, en particulier dans le dessin de ses visages, à 50 ans, elle décide de voyager à travers le monde pour le développer. En 1974, la peintre visite Venise et dessine de vues influencés par Titien et Véronèse ; quelques années plus tard, elle se rend en Inde où elle s’imprègne de l’intensité des couleurs qui composent le paysage; en 1981, elle découvre le Sénégal dont les motifs poussent sa pratique vers l’abstraction. Versatile, sa peinture fascine ainsi le public américain et se voit exposée au sein de prestigieuses collections, telles celles du Metropolitan Museum ou du MoMA de New York. En 2021, une de ses œuvres, Paloma à la guitare (1965), atteint les 1,3 million de dollars chez Sotheby’s… Mais, en France, presque rien. La faute, en grande partie, à Pablo Picasso, qui après leur divorce en 1955 jette toutes les toiles, les dessins et les lettres de Françoise conservés dans leur villa, et coupe la peintre de la vie culturelle française. Téméraire, Françoise Gilot ne se laisse pour autant pas faire : outre le succès de sa carrière artistique à l’étranger, elle publie en 1964 un ouvrage sur ses dix ans de vie commune avec l’artiste espagnol. Traduit en 16 langues et vendu à plus d’un million d’exemplaires, le livre intitulé Vivre avec Picasso fait un carton, et ce, malgré les tentatives de poursuites en justice de la part de son ex-mari, qui n’aboutissent jamais. Si, encore aujourd’hui, le public français se souvient d’elle comme de “la femme qui dit non” à Picasso, la disparition de Françoise Gilot braquera peut-être la lumière sur sa carrière de peintre, mise à l’honneur seulement deux fois, en 2012 à Nîmes et en 2021 à Saint-Rémy-de-Provence.