Art

2 avr 2025

Lisa Yuskavage décortique le nu féminin à la galerie David Zwirner

Si Lisa Yuskavage, née en 1962, a suscité beaucoup de critiques, cela ne l’a pas empêchée de vendre certaines toiles plus d’un million de dollars. Grâce à la ligne dont la peintre américaine n’a jamais dévié : peindre le thème éculé du nu féminin comme on ne l’avait jamais vu. Alors qu’elle expose ses toiles à la galerie David Zwirner de Los Angeles jusqu’au 12 avril 2025, Numéro est allé à sa rencontre.

  • Par Éric Troncy.

  • Lisa Yuskavage, une artiste longtemps rejetée par le monde de l’art

    Elle peint depuis le début des années 90. Invariablement, son travail a suscité des réactions plutôt vives et tranchées, et il y eut, au fil des décennies, plus de rejet que d’admiration. Le rejet fut violent, l’admiration le fut aussi, et certaines de ses toiles furent acquises pour des sommes à sept chiffres. Son exposition à la galerie David Zwirner de Los Angeles (jusqu’au 12 avril), tout comme ses œuvres réalisées depuis le covid, invite à couvrir d’admiration cette peinture, pas si rocambolesque que ça.

    Lisa Yuskavage est née à Philadelphie en 1962, d’une mère femme au foyer et d’un père qui livrait des tartes en camion. Elle y a grandi, dans le quartier ouvrier de Juniata Park, convaincue, enfant, que sa place était dans les arts. “Je savais que je désirais faire une école d’art et, plus important encore, que j’avais besoin de vivre entourée d’artistes.” En 1986, elle obtint un master en art à l’issue d’études à Yale.

    Quelle année, quand même, que 1986, où Richard Phillips, Sean Landers, John Currin et Lisa Yuskavage furent diplômés à Yale, soit un ensemble de peintres figuratifs prêts à redéfinir l’idée même de peinture figurative – un projet que chacun d’entre eux mena à bien par la suite. Après ses études, Yuskavage présenta son travail à New York et trouva l’exposition très médiocre : “Quand j’ai vu mes tableaux sur les murs de la galerie, j’ai perdu la connexion avec eux, alors que dans mon atelier, elle existait pleinement.” Elle cessa de peindre une année entière – durant laquelle elle s’intéressa essentiellement au cinéma et fut, selon ses propres dires, “sauvée” par son psychanalyste.

    Des toiles colorées exposées à la galerie David Zwirner

    C’est après 1995 et une exposition à la Galerie Marianne Boesky à New York que s’imposèrent ses représentations de jeunes filles presque ou carrément dénudées, sur fonds quasi monochromes – et curieusement peintes. Des personnages exclusivement féminins dont la représentation ne s’appuyait sur aucune documentation, aucun souvenir, ni aucun modèle : ses jeunes filles étaient parfaitement inventées, et l’on commençait à se demander ce que cela pouvait bien signifier de faire cette peinture figurative-là, ces portraits plus ou moins érotiques de gamines qui n’existaient pas, quand on avait été l’élève, à Yale, de l’artiste conceptuel Mel Bochner.

    “Si vous vous destinez à la figuration, je pense qu’il est très important de ne pas faire ses études auprès de peintres figuratifs”, déclara Yuskavage à ce sujet. Elle se souvient : “Lorsque j’étais en train de créer ces peintures, on m’expliqua catégoriquement que personne ne faisait de la peinture figurative, que les femmes ne faisaient pas de peinture figurative, et que personne ne faisait des nus intéressants. J’allais devenir une ratée.” Elle s’est, au fil des années, émancipée du “100 % fictif” et s’est dit que, tant qu’à faire, le magazine Penthouse lui offrirait peut-être un bon réservoir de sujets, de positions et de personnages féminins, en particulier les numéros de l’époque de Bob Guccione dans les années 70.

    Des nus féminins provocants

    Sans surprise, elle reçut un assez mauvais accueil des féministes, mais ne prit jamais la peine de commenter ces reproches, et expliqua : “Lorsque je crée, je ne me soucie pas de savoir ce qu’Untel trouve bien ou pas bien.” Aujourd’hui ses personnages peuvent être totalement inventés, ou s’appuyer sur une série de photos, une image Internet, ou encore, à l’occasion, un modèle réel. Parmi les sujets de ses toiles, on trouve parfois des hommes, et l’on voit bien que tout ce qu’on avait été tenté de projeter sur cette œuvre à ses débuts relevait sans doute de la fausse piste.

    Une seule chose semble animer Yuskavage : fabriquer la possibilité d’une actualité picturale pour la peinture de nus féminins. C’est-à-dire produire une peinture dont le sujet est une femme dénudée, mais confronter aussi ce sujet à son histoire et à son actualité, en le frottant aussi bien au cinéma qu’à la publicité ou à la représentation féminine dans Penthouse. Avec un mot d’ordre : rien n’est interdit. “Lorsque j’arrive dans mon atelier, je me dis toujours : ‘Souviens-toi que tout est possible. Tout et n’importe quoi. Ça fait partie de ton travail, être ouverte aux changements et à la possibilité du changement.’”

    L’absolue étrangeté de ses œuvres

    Yuskavage va, certes, chercher dans l’histoire de la peinture toutes les techniques, stratégies, solutions inventées par les artistes avant elle, et les convoque pour aider à la construction d’un tableau ; elle convoque aussi histoire personnelle et histoire universelle et, à la vérité, tout ce qui aide à créer une toile étrange. Là tient probablement leur force : dans l’absolue étrangeté qui s’en dégage, une étrangeté qui ferait passer Pierre Huyghe ou Maurizio Cattelan pour de ringards artistes kitsch.

    Ce que l’on voit est franchement sans égal ailleurs dans la vie, et se rapproche d’un poster sur les murs de la chambre d’une ado dans les années 70 comme d’un chef-d’œuvre de Fragonard ou du style d’un clip des années 90. “Je m’appuie sur les autres médias pour trouver mes idées. Je les adopterai d’où qu’elles viennent, mais essentiellement des attitudes”, affirme Yuskavage.

    La peintre et son atelier, dans le sillage de Matisse

    Sa très grande science de la couleur imprime toujours au tableau une “ambiance” spéciale, inédite, et plonge ses personnages aux limites d’une fiction que le spectateur composera lui-même – s’il le peut, car les éléments narratifs ne manquent pas et leur surnombre rend parfois la création d’un récit quasi impossible. Car chaque élément du tableau, chaque éclairage, chaque couleur, chaque assemblage peut donner lieu à commentaire.

    L’exposition de Los Angeles prolonge celle qui lui fut consacrée par David Zwirner à Paris il y a deux ans : sa première exposition personnelle à Paris en quarante ans. Yuskavage y avait dévoilé un ensemble de tableaux spectaculaires, la plupart représentant l’espace intérieur d’un atelier d’artiste – une référence manifeste à L’Atelier rouge de Matisse (1911), qui représente l’intérieur de l’atelier construit sur mesure à côté de la maison familiale en 1909.

    Les choses que Matisse peint et transporte dans sa toile sont dans son atelier, il les voit. Pour ma part, ce que je peins n’existe jamais dans cet espace au même moment et au même endroit”, avait alors confié Yuskavage, dont les nouvelles toiles semblent encore avoir repoussé les limites esthétiques. Car regarder une œuvre de Yuskavage est une expérience en soi ! Personne, assurément, ne rassemble sur une même surface autant d’éléments narratifs et picturaux d’une telle variété. “Je pense vraiment que ce qui fait de moi une bonne peintre – si j’en suis une – n’est pas la technique. La technique est convenable, certes, mais je pense que c’est la manière dont je construis une toile. Les choses que je choisis d’y mettre et de ne pas y mettre.

    Regarder une œuvre de Yuskavage : une expérience en soi

    Dans l’incroyable Painter Painting (2024), par exemple, Yuskavage se représente elle-même, de dos, en tenue de travail et un pinceau à la main : elle semble occupée à la réalisation d’une très grande toile qui déborde du cadre. Il y a diverses peintures dans la peinture. L’une d’elles renvoie aux figurines en terre que Yuskavage avait réalisées dans les années 90 à partir de ses personnages peints inventés, celles-ci devenant alors des objets s’offrant à la représentation.

    Ses ateliers d’artiste ont tous une dominante monochrome que perturbe tel ou tel élément coloré autrement, les personnages ressemblent parfois à des figurines de cartoon qui évoquent le travail de Philip Guston ou de George Condo, et chaque élément ajouté à la composition arrive avec ses propres récits.

    “Cela fait partie de mon travail de mettre devant les yeux des gens des choses qu’ils ne veulent pas voir.” – Lisa Yuskavage

    Chacun des tableaux est ainsi une inépuisable machine extraordinairement bavarde, et ce que raconte ce bavardage n’est pas très sûr. Ce qui l’est, en revanche, c’est la manière dont Yuskavage, en convoquant respectueusement tant d’éléments de l’histoire de l’art (la manière d’Untel, le tableau d’un autre, etc.), ne tient rien pour acquis. Elle le confesse : “Si vous peignez harmonieusement tout ce qui se présente à vous, vous ne faites rien. Si vous créez des dissonances, cela fait partie de votre travail de mettre devant les yeux des gens des choses qu’ils ne veulent pas voir.” Mais n’attendez pas d’explication de sa part. “Je me contente de charger l’arme”, commente-t-elle.

    “Lisa Yuskavage”, exposition jusqu’au 12 avril 2025 à la galerie David Zwirner de Los Angeles.