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À Tokyo, l’exposition Future of Nostalgia ravive les mystères d’AlUla
Dans le cadre de la semaine de l’art à Tokyo, Arts AlUla et l’Agence Française pour le Développement d’AlUla (AFALULA) présentent jusqu’au 16 novembre l’exposition “Future of Nostalgia”, réunissant les œuvres de 20 artistes ayant participé aux programmes de résidence dans le site exceptionnel d’AlUla, en Arabie saoudite.
Par Matthieu Jacquet.

Photo: Lorenzo Arrigoni. Courtesy of the artist.

gallery, 2024. © Timothée Lambrecq.
Future of Nostalgia : la première exposition d’Arts AlUla et AFALULA au Japon
Des toiles colorées où se superposent animaux et arbres aux contours diffus, presque spectraux, nous rappellent les motifs des peintures rupestres. Des sculptures en verre teinté semblent, par leurs formes organiques abstraites, faire écho à la statuaire archaïque et primitive. Des dessins tracés à la main dans le sable d’une palmeraie nous racontent l’histoire d’un oiseau perdu aux airs de légende ancestrale. Tandis qu’une large sculpture en sable laisse apparaître fragments de colonnes doriques… et pneus de tracteurs. De ces œuvres, réunies jusqu’au 16 novembre dans l’exposition “Future of Nostalgia” présentée par Arts AlUla et AFALULA (l’Agence française pour le développement d’AlUla) lors de la semaine de l’art à Tokyo, se dégage un même sentiment : celui de ne savoir précisément à quelle époque on se trouve, entre civilisations déchues et nouvelle ère post-anthropocène.
Si ces œuvres partagent une temporalité et une topographie ambiguës, c’est sans doute parce qu’elles sont nées autour d’un même lieu : AlUla, site exceptionnel du désert de l’Arabie saoudite, contenant notamment une immense oasis, de nombreux massifs de grès et des ruines antiques, vestiges de civilisations préislamiques. En 2021, la Commission royale pour AlUla (RCU) et AFALULA s’unissent pour créer un programme de résidence artistique, invitant de jeunes plasticiens, photographes et vidéastes à créer sur place des projets inspirés par les territoires et l’histoire du site. Toutes les pièces montrées dans l’exposition “Future of Nostalgia”ont ainsi été réalisées au fil des cinq dernières années par 20 artistes contemporains choisis pour participer à ce programme.

La nostalgie, en résonance avec le thème d’Art Week Tokyo
2021, c’est aussi l’année du lancement de l’événement Art Week Tokyo qui, chaque début du mois de novembre, fait vibrer la capitale japonaise au rythme de l’art contemporain avec des projets et expositions organisées dans des dizaines d’institutions, galeries et lieux plus insolites. Organisée du 5 au 9 novembre, cette nouvelle semaine de l’art tokyoïte a pour thème “What is real?” (“Qu’est-ce qui est réel ?”), dans lequel l’exposition “Future of Nostalgia”, installée dans la Warehouse TERRADA, trouve tout à fait sa place. Comme nous le justifie Arnaud Morand,
commissaire de l’exposition et Responsable de l’art et des industries créatives à AFALULA : “Si le réel se constitue par sédimentation d’expériences, de mémoires et de fictions, alors la nostalgie – prise au sérieux – devient un outil de lecture du présent.”
Le sentiment de nostalgie est en effet au cœur de cette proposition curatoriale inédite, qui emprunte son titre à l’ouvrage de l’écrivaine, théoricienne et artiste Svetlana Boym pour relier les œuvres. Cette dernière, explique Arnaud Morand, y définit notamment la nostalgie “comme opérateur critique, au sens réflexif : non pas restaurer un passé supposé intact, mais examiner ses montages, ses lacunes et la manière dont ils orientent nos futurs.” Aux antipodes d’une connotation mélancolique voire tragique du terme, cette conception positive et constructive de la nostalgie pourrait ainsi être rapprochée de la notion japonaise de natsukashii : une nostalgie douce et sereine qui, plutôt que regarder le passé avec tristesse, frustration ou désespoir, le célèbre avec gratitude.

Une sélection d’artistes très internationale et pluridisciplinaire
Au sein de l’exposition, cette approche s’incarne dans un ensemble de pratiques variées explorées par une sélection d’artistes très internationale, et très imprégnées par leur rencontre avec la ville-oasis millénaire d’Arabie saoudite. Photographie infrarouge chez Ayman Zedani, film en stop-motion chez Mohammad AlFaraj, sculptures en verre réalisés d’après des scans 3D chez Ugo Schiavi, ou encore peinture-émail sur aluminium pour Salomé Chatriot… Les techniques employées sont nombreuses et parfois très modernes, rendant d’autant plus percutante leur rencontre avec les paysages et l’histoire millénaire du site d’AlUla.
En attestent les photos-transferts, aquarelles et vidéos de Daniah Al-Saleh. “Chez elle, poursuit Arnaud Morand, la relecture des récits et légendes locales devient un geste de ré-inscription : elle re-féminise des mythologies, imagine des futurs de réappropriation du territoire par des figures féminines spéculatives et interroge ainsi les pouvoirs de nomination et de transmission.” Ou encore les images fascinantes de Louis-Cyprien Rials, qui “travaille les paysages et leurs couches mémorielles comme des palimpsestes visuels : ses images font apparaître la manière dont l’archive, l’oubli et la projection cohabitent dans un même cadre”. “Dans les œuvres de ces deux artistes, ajoute le commissaire, la mémoire n’est pas un refuge ; elle est un chantier actif du présent, un outil pour fabriquer du réel autrement.”

Des productions in situ signées Théo Mercier et Bianca Bondi
Si la plupart des œuvres réunies ont été réalisées à AlUla lors des résidences des artistes, Arnaud Morand tient à qualifier le programme comme une “plateforme de création” se transformant au gré des projets. L’exposition s’enrichit ainsi de productions in situ, comme l’imposante installation LANDSCRIPT de Théo Mercier : dans la lignée de ses projets présentés à la Conciergerie de Paris ou encore en Tasmanie, le sculpteur et metteur en scène français continue d’y manipuler le sable pour former ses archéologies du futur éphémères, qu’il dissoudra volontairement après leur exposition, retournant leur matériau à son lieu d’origine.
Finaliste au prix Marcel-Duchamp cette année, Bianca Bondi dévoile quant à elle une nouvelle installation “vivante” : une tente faite de tissus colorés par l’oxydation et les réactions chimiques naturelles, plantée sur des montagnes de sel, embrassant une fois de plus sa transformation lente et aléatoire en fonction de son environnement.

Du Golfe au Japon, un dialogue fertile
Après l’exposition “Orbius Tertius” organisée pendant la semaine de l’art parisienne l’an passé – qui réunissait déjà les projets de 20 artistes du programme –, ou encore l’exposition en duo de Sarah Brahim et Ugo Schiavi pendant Art Paris, cette exposition tokyoïte ouvre un nouveau chapitre dans la trajectoire d’Arts AlUlA. “L’objectif ici est double : susciter des curiosités croisées (artistes du Golfe vers le Japon et inversement) et encourager de nouvelles candidatures japonaises aux résidences d’AlUla. À terme, il s’agit d’activer un corridor de recherche et de production entre Asie et péninsule Arabique, où les œuvres circulent mais aussi les méthodes, les savoir-faire et les régimes d’attention. Tokyo n’est donc pas un simple relais ; c’est un nœud actif pour tester des récits qui ne prennent plus uniquement l’Europe ou l’Amérique du Nord pour horizon par défaut.”

En jouant chacune avec ces temporalités et chronologies plurielles, les œuvres exposées, imprégnées par la rencontre de leurs auteurs avec le désert saoudien, explorent la beauté de l’érosion et des textures, des failles et des interstices, du caché et de l’ombre, mais aussi de la fragilité et de l’éphémère – autant de notions chères à l’esthétique japonaise. “À AlUla, la stratigraphie géologique et l’épaisseur des récits oraux produisent un sentiment de simultanéité ; à Tokyo, la densité technico-urbaine coexiste avec des micro-rituels d’attention”, précise le commissaire.
“L’exposition fait travailler ces parallèles : elle montre comment des pratiques hétérogènes réinventent des formes de réel à partir de traces, de gestes et de transformations matérielles. Le lien inattendu n’est pas un motif iconographique, mais une méthode : composer avec des couches de temps qui ne coïncident jamais tout à fait, et accepter que ce décalage – loin d’être une perte – soit notre ressource commune.” Une manière poétique de composer avec un passé qui ne cesse de s’épaissir, pour mieux accepter la fragilité d’un futur incertain.
“Future of Nostalgia”, exposition du programme de résidence artistique à AlUla, jusqu’au 16 novembre 2025 à Warehouse TERRADA, Tokyo.