Expo : les paysages oniriques de Caroline Bachmann enchantent le Crédac
Observés comme depuis le trou d’une serrure, à la manière d’une célèbre installation de Marcel Duchamp, les récents paysages de cette sexagénaire suisse obsèdent les collectionneurs et les institutions. Le Crédac, à Ivry-sur-Seine, rend hommage à l’ensemble de son œuvre jusqu’au mois de décembre.
Propos recueillis par Nicolas Trembley.
Dans la dernière grande œuvre de Marcel Duchamp, l’installation Étant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage, on aperçoit à travers un œilleton divers éléments, dont la représentation d’une chute d’eau. Cette œuvre du célèbre iconoclaste a inspiré aux artistes Caroline Bachmann et Stefan Banz une recherche ayant abouti à une exposition (“What Duchamp Abandoned for the Waterfall”, 2006-2016), et à un colloque (“La chute d’eau du Forestay et la Kunsthalle Marcel Duchamp”) organisé en novembre 2019 à Cully, en Suisse. Il faut dire que la chute d’eau représentée par Marcel Duchamp s’inscrit sur le cours de la rivière Forestay, non loin du petit village de Cully où réside Caroline Bachmann, au bord du lac Léman. Cette recherche a finalement porté l’artiste à repenser son propre travail, qu’elle a remisé à la cave pour commencer un nouveau cycle de paysages. Le lac, le ciel et les montagnes qu’elle aperçoit depuis sa fenêtre sont devenus les sujets de ses peintures, tout comme d’autres artistes l’ont fait avant elle, de Courbet à Hodler. À 60 ans, Caroline Bachmann a quitté son poste de professeure et commence avec succès une nouvelle carrière avec ses paysages, toujours bordés par une sorte de cadre peint dans l’image, qui obsèdent les collectionneurs et les institutions. Elle expose au Centre d’art contemporain Le Crédac, à Ivry-sur-Seine, jusqu’au mois de décembre.
L’interview de Caroline Bachmann pour Numéro
Numéro : Caroline, vous avez donc repris tout votre travail à zéro ?
Caroline Bachmann : Oui, à travers mes recherches sur Duchamp, j’ai pris conscience de mon désir de recommencer, avec un travail qui s’associe à une autre histoire de l’art, à une peinture un peu moins athée. Tout d’un coup, il m’est apparu que des mouvements présents au début du 20e siècle, le cubisme par exemple, dirigeaient la peinture vers une attitude très matérialiste. Je voulais revenir à une peinture moins sujette à la science, à l’analyse, à la rationalité, car pour moi c’était une voie sans issue.
Et Duchamp dans tout ça ?
Je me suis demandé ce que Duchamp regardait en 1917. J’ai lu énormément de choses, notamment le fait qu’il distinguait Louis Eilshemius comme l’un des meilleurs peintres de la grande exposition des Indépendants américains. Celui-ci y présentait une peinture qui s’intitulait Supplication… J’ai trouvé ce titre intéressant et, en y regardant de plus près, je suis tombée sur une peinture de lui figurant une femme aux jambes écartées devant une chute d’eau. Alors même que je sortais de l’organisation du symposium sur la chute d’eau, j’ai découvert que cette peinture était à vendre et je l’ai achetée. J’ai ainsi commencé à creuser le sujet Louis Eilshemius et j’ai découvert la philosophie du transcendantalisme américain de Ralph Waldo Emerson, à la fin du 19e siècle.
Qu’avez-vous découvert exactement ?
Je me suis intéressée à beaucoup de peintres de cette époque. Certains venaient d’un pseudo-impressionnisme et ne m’intéressaient pas du tout, mais d’autres, comme Marsden Hartley, Milton Clark Avery ou Joseph Stella, avaient développé des travaux singuliers, et ces artistes se sont imposés comme une famille pour moi, un registre d’expression poétique qui allait pouvoir m’accompagner. C’est devenu une source d’inspiration.
Comment cela a-t-il changé votre travail ?
Je voulais faire leurs portraits, huit en tout, avec une nouvelle technique de peinture, mais je ne savais pas encore laquelle. Je me disais : “Si c’est moche, cela sera comme ça et tant pis”. J’étais complètement libre. Ces peintres sont morts, je pouvais faire ce que je voulais et j’étais prête à tout. C’était difficile car, au début, non seulement c’était moche mais ça faisait même mal. Puis tout d’un coup, je suis entrée dedans, j’ai réussi à dépasser un mur et à atteindre ce que je voulais atteindre.
Mes nouvelles peintures ouvrent une voie inconnue, et c’est ce qui est intéressant. (…) Je ne sais jamais quelle sera l’image à la fin.
Une fois votre base historique établie, vous êtes passée aux paysages ?
J’ai commencé par peindre un paysage. Je voulais faire une déclinaison de sujets qui n’étaient pas des sujets, éviter à tout prix de continuer à travailler pour argumenter, contrer, commenter ou illustrer quelque chose. Je ne voulais plus entrer dans une quelconque thématique, parler de rien, mais rester dans la figuration.
Quelle différence avec votre travail antérieur ?
Auparavant, je m’intéressais beaucoup aux questions relatives à l’histoire de l’art, la copie, la syntaxe du langage, l’image. C’était très intellectuel et pas très convaincant pour moi. Une fois que le commentaire était posé, ça s’arrêtait, il n’y avait plus rien à dire. Mes nouvelles peintures ouvrent une voie inconnue, et c’est ce qui est intéressant.
Vous commencez vos toiles en utilisant la couleur orange, pourquoi ?
C’est de la terre neutre, cela me permet d’avoir un fond pour éviter de partir sur du blanc. C’est une couche d’apprêt sur laquelle je pose des éléments formels, avant de venir appliquer, petit à petit, des couches de couleur. C’est très long car il faut que cela sèche, et je travaille avec des transparences… Mais cette lenteur me permet d’évoluer sans avoir un but précis. Je ne sais jamais quelle sera l’image à la fin.
Vous partez néanmoins d’un croquis, d’un dessin ?
Oui, mais entre le séchage et la superposition des différents pigments, les gris, les bleus, etc., il y a un temps d’attente, et en fait j’avance comme ça. J’ai une vague idée de chaque peinture, mais il y a aussi beaucoup d’espace pour du changement pendant le processus. Quelle sera la nuance du noir ? Plus chaude, plus froide ? Le gris, plus ouvert, plus fermé ? Je travaille sur certaines peintures pendant des mois.
Comment savez-vous que votre peinture est terminée ?
Parce que, tout d’un coup, ça va. Parfois, certaines se terminent assez rapidement, mais il y a aussi beaucoup d’actions qui tuent la peinture. Il faut un peu la ressusciter. Cette ouverture totale du départ permet une liberté de développement.
Donc, il y a aussi une part de hasard ?
Le premier hasard, c’est de tourner la tête au bon moment lorsqu’une chose se passe dans le paysage extérieur.
Vous n’inventez jamais ?
Jamais. J’en suis incapable. Je n’ai aucune imagination. Zéro. Et puis ça ne m’intéresse pas du tout. Je me concentre sur ce qui est donné, offert, reçu.
Le premier hasard, c’est de tourner la tête au bon moment lorsqu’une chose se passe dans le paysage extérieur.
Vous peignez sur chevalet ?
Les petites peintures sont faites sur chevalet, et les grandes sont faites sur le mur.
Lors de vos expositions, à quel point la question de l’accrochage compte-t-elle à vos yeux ?
Elle est importante dans le sens où j’adore que quelqu’un d’autre intervienne et réorganise les choses avec un regard qui n’est pas le mien. Moi, je n’ai aucune volonté par rapport à l’installation de mon travail.
Vous ne réagissez pas par rapport à l’architecture, par exemple ?
Pas du tout, non. Je travaille vraiment sur ce qu’est l’objet, et après je délègue tout, même l’interprétation. J’aime profiter du dialogue avec une autre idée, une autre vision.
Y a-t-il une branche de l’histoire de la peinture dans laquelle vous aimeriez inscrire votre travail ?
Tout à fait. Quand on est jeune artiste et qu’on voit des peintures dans les musées, il y a cette envie d’en faire partie un jour, et on rêve de peindre quelque chose qui puisse s’inscrire dans une lignée. Pendant longtemps je me suis demandé comment se tiendrait une de mes peintures à côté d’un Vallotton. Puis, cela s’est produit lors d’une exposition à la Fondation de l’Hermitage, et c’était formidable ! J’aime la continuité, les liens, je ne crois pas à l’individualisme, à la découverte de quelque chose d’original. C’est pour ça d’ailleurs que l’avant-garde ne m’a jamais attirée…
Mais, d’un autre côté, vous êtes attirée par Marcel Duchamp ?
Oui, tout à fait, mais il n’a pas prétendu transformer cela en système, ou le poser comme étant quelque chose qui serait supérieur au reste. Je le vois comme une continuité, et pas comme une rupture. D’ailleurs, la chute d’eau dont je parlais tout à l’heure à propos de la peinture d’Eilshemius, c’est bien sûr en lien avec Étant donnés… Cette œuvre est justement en contradiction avec l’idée de rupture duchampienne. Toute interprétation est possible de toute œuvre, en fonction de l’idée qu’on en a, de la rupture dans laquelle on souhaite s’inscrire ou non. Moi, je souhaite m’inscrire dans une continuité de possibilités, de représentations de notre monde, non seulement du monde, mais même de quelque chose qui serait proche de nous.
“Proche de nous” dans quel sens ?
Je fais plutôt allusion à quelque chose de plus profondément enraciné en nous. C’est pour ça que je travaille davantage sur le désir et sur la mémoire que sur la réalité. Je travaille avec ce que j’ai à l’intérieur.
Êtes-vous croyante ?
J’ai une spiritualité, mais elle n’est pas liée à l’Église. Je ne pourrais pas travailler sans cette spiritualité, c’est certain.
Je travaille davantage sur le désir et sur la mémoire que sur la réalité. Je travaille avec ce que j’ai à l’intérieur.
Allez-vous faire de nouvelles pièces pour votre exposition au Crédac ?
Non. Dans la partie vitrée du Crédac, je vais montrer une de mes grandes toiles, qui fait partie du cycle de mes “peintures historiques”. C’est un panorama dans lequel on voit les contours du Jura, les Alpes… C’est un 360 degrés que je vais développer avec un système de montage qui le rendra autonome, sans paroi. Je vais également présenter la collection des travaux d’Eilshemius que je possède, une trentaine d’œuvres. Ce sont des petits formats, souvent sur papier. Et dans les autres espaces, je vais présenter des portraits de femmes et des paysages.
Qui sont ces femmes ?
Des femmes artistes. C’est un peu mon travail militant. Il y a quelques années, j’avais visité une exposition sur l’art suisse. Dans la première salle, il y avait les portraits de tous les artistes qui exposaient, et il n’y avait aucune femme. Cela m’a rendue furieuse, ça a été le point de départ de cette série.
Caroline Bachmann, “Le matin”, jusqu’au 17 décembre 2023 au Crédac, Ivry-surSeine.
Caroline Bachmann est représentée par les galeries Gregor Staiger (Zurich) ; Meyer Riegger (Berlin) ; et Duane Thomas (New York).