Expo : Kapwani Kiwanga fait pleurer les murs du Capc à Bordeaux
Après Daniel Buren, Annette Messager ou encore Keith Haring, le Capc – musée d’Art contemporain de Bordeaux invite Kapwani Kiwanga à investir sa nef par une œuvre in situ. En déployant entre les voûtes une série de rideaux bleu roi, l’artiste canadienne y compose un théâtre mouvant imprégné par l’histoire coloniale du bâtiment.
Par Matthieu Jacquet.
Des rideaux-fontaines bleus envahissent la nef du Capc
Un parterre en miroir reflétant des voûtes historiques, une fresque colorée nichée dans les arches, des centaines de pneus ou de galets recouvrant intégralement son sol… En cinquante ans, la nef du Capc s’est montrée sous de multiples visages, transformée par les dizaines d’artistes qui l’ont investie de leurs œuvres in situ. Depuis sa création en 1973, le musée d’Art contemporain de Bordeaux a en effet accueilli en son sein nombre des plus grands noms du domaine, de Daniel Buren à Louise Bourgeois en passant par Richard Serra et Keith Haring. Cet été, c’est sous la forme d’un élégant théâtre bleu roi que l’on (re)découvre l’espace central de l’institution : des rideaux de cordes bleues de diverses longueurs descendent de ses voûtes, dessinant des demi-cercles dans la nef vide. Alors que certains atteignent la hauteur du public, ce dernier les traverse tout en entendant résonner le son de gouttes d’eau tombant au sol, amplifié par des enceintes. D’un côté et de l’autre de la salle, deux de ces rideaux renferment en effet une particularité : l’eau coule de l’extrémité de leurs cordes pour terminer dans une gouttière creusée dans le sol, comme si la pluie tombait de ces demi-soleils bleus. Ou comme si ce bâtiment du 19e siècle pleurait à chaudes larmes devant les yeux des visiteurs.
Derrière ce projet in situ poétique et délicat, réalisé à l’occasion du cinquantième anniversaire du Capc, se cache Kapwani Kiwanga. Plasticienne, mais également anthropologue de formation, l’artiste canadienne développe depuis une dizaine d’années une œuvre poétique et pluridisciplinaire explorant les systèmes de domination et rapports de pouvoir, qu’elle a pu présenter dans institutions aussi prestigieuses que le New Museum à New York et le MOCA à Toronto. Un travail qui lui a également valu de remporter le prix Marcel Duchamp il y a trois ans, ainsi qu’être invitée à représenter le Canada lors de la prochaine Biennale de Venise.
Avec le textile, Kapwani Kiwanga crée un tableau mouvant
“Je souhaitais créer un tableau mouvant dans l’espace, sans que mon geste n’y soit trop autoritaire ou pérenne”, nous confie la plasticienne au cœur de son installation. Grâce à ces dizaines de cordes colorées, fines, légères et mobiles, l’œuvre de Kapwani Kiwanga compose des murs flottants qui contrastent avec l’architecture en pierres signée par Claude Deschamps, et permettent au public de percevoir le reste du bâtiment à travers le prisme de ce bleu percutant. Fabriqués artisanalement dans une corderie locale d’après des procédés de tressage séculaires, les deux “rideaux fontaines” de l’installation transportent l’eau de la Garonne du plafond au sol à l’aide de minuscules tuyaux et robinets intégrés en leur sein. L’image est claire : contre la solidité autoritaire de la pierre, les parois fluides voire liquides de l’installation se rapprochent plutôt d’un portail. À l’instar d’autres installations réalisées par l’artiste, qui a maintes fois prouvé son appétence pour le rideau : alors qu’un mur en tiges en métal fait référence à l’histoire des Noirs dans l’Amérique du 18e siècle (Cloak, 2022), un paravent à base de toiles ombrageantes montées sur cadres évoque la surveillance de ces derniers à l’heure de la ségrégation (Shady, 2018), tandis que le large rideau translucide peint à l’aérographe, tendu dans le Pavillon de l’Arsenal (Plot, 2020) lors de la dernière Biennale de Venise, reprenait dans son dégradé de couleurs celles des récipients utilisés pour transporter les plantes exotiques dans l’Europe coloniale.
Tout en échappant à l’écueil de la représentation littérale, l’utilisation récurrente par l’artiste du textile et de la transparence, autant que d’éléments fragiles ou volatiles tels que le verre ou le sable, lui permet de traiter de problématiques historiques en invitant à s’interroger sur leurs résonances contemporaines. Et l’inscrit également ici dans la riche histoire du Capc : entre Annette Messager et ses peluches suspendues, Samara Scott à son plafond en filet coloré ou encore Leonor Antunes et ses rideaux en tubes de laiton, plusieurs artistes ont précédemment utilisé dans la nef fils, tissus et autres matériaux souples pour y créer une aura poétique, voire onirique.
Derrière l’œuvre in situ, l’histoire coloniale du Capc
Pour l’œuvre Retenue au Capc, l’artiste est cette fois-ci partie de l’histoire du bâtiment bordelais : originellement utilisé comme entrepôt, celui-ci servait aux 19e et 20e siècles à stocker les denrées alimentaires acheminées depuis les colonies françaises par l’océan Atlantique puis la Garonne. Au centre de cette installation, l’eau se fait ainsi le catalyseur des dynamiques économiques de l’époque et des systèmes de domination qui ont contribué à construire la puissance de la France dans le monde. Une puissance matérialisée par la solidité du bâtiment historique, où les “rideaux-fontaines” exprimeraient l’évanescence du souvenir voire l’émotion des esprits contenue dans l’eau et les murs, désormais libérée par les cordes. “Car la démarche de Kapwani Kiwanga traduit une acceptation de l’impermanence”, résume Sandra Patron, directrice du Capc et commissaire de cette exposition.
Tout ce contexte irrigue donc cette nouvelle œuvre in situ, que l’apparente simplicité risque toutefois de dissoudre dans son esthétisme pur autant qu’elle promet d’attirer tous les publics – on sait combien les œuvres immersives remportent un grand succès auprès des plus jeunes, et font aujourd’hui le tour des réseaux sociaux. En considérant la dimension plus interactive de Retenue, d’aucuns pourraient d’ailleurs y voir une citation des célèbres Pénétrables de Jesús Rafael Soto, série de structures monochromes à base de fils colorés, emblèmes de l’art cinétique, que l’artiste vénézuélien invitait à traverser dès les années 70. Mais si la Canadienne reconnaît cette parenté visuelle, aussi bien dans les formes élémentaires de leurs structures que dans l’effet vibratoire provoqué par leurs fils colorés, elle se détache explicitement d’une affiliation conceptuelle ou théorique. D’ailleurs, contrairement à Soto, les “rideaux-fontaines” de Kapwani Kiwanga ne sont pas seulement des portails que l’on traverse : ils sont aussi des canaux, garantissant du fleuve jusqu’à la terre la circulation de l’élément le plus essentiel à l’existence de tout être vivant.
Kapwani Kiwanga, “Retenue”, jusqu’au 7 janvier 2024 au Capc, Bordeaux.