18 oct 2023

Expo : comment Sophie Calle fait disparaître les œuvres de Picasso

Alors que les musées du monde entier célèbrent cette année le cinquantième anniversaire de la mort de Pablo Picasso, l’artiste française Sophie Calle a fait disparaître les œuvres du peintre dans son exposition au musée Picasso Paris.

Des expositions aux quatre coins du monde pour le 50e anniversaire de la mort de Picasso

 

Déjà présent dans bon nombre de collections permanentes des grands musées internationaux, Pablo Picasso l’est également régulièrement dans leurs expositions temporaires et d’autant plus cette année, à l’occasion de la célébration du cinquantième anniversaire de sa mort. Aux quatre coins du monde, des rétrospectives dédiées au travail de l’artiste fleurissent et semblent ne jamais épuiser l’œuvre du peintre : du musée archéologique de Naples, au musée Picasso d’Antibes et de Málaga, en passant par le Guggenheim, le MET et le Brooklyn Museum de New York, ou encore au Luxembourg, à Bucarest, à Bilbao, à Madrid… Y compris à Paris, où le Centre Pompidou vient d’inaugurer une exposition de ses dessins, mais aussi au musée Picasso à Paris qui invite cette année plusieurs personnalités à investir ses espaces. Ainsi le créateur de mode Paul Smith avait-t-il été invité à repenser tout l’accrochage des lieux en début d’année, suivi par l’artiste française Sophie Calle cet automne. 

 

L’exposition de Sophie Calle serait-elle alors un énième hommage au maître espagnol ? La visite du musée Picasso sème actuellement le doute, alors que les œuvres habituellement conservées dans le bâtiment ont disparu. Certaines ont été reléguées au sous-sol, tandis que d’autres ont été prêtées à l’étranger, mais beaucoup ont également été volontairement dissimulées par la plasticienne française. Sur les quatre étages de l’hôtel Salé, l’artiste a en effet pris ses quartiers, déroulant quelques unes de ses séries de photos, rassemblant pêle-mêle sur un mur sa collection d’œuvres d’art, exposant son premier dessin réalisé à l’âge de 6 ans… En marchant dans les pas de Picasso, Sophie Calle en a presque effacé les traces et a organisé, sans vraiment le dire, sa propre rétrospective en lieu et place de celle de l’illustre peintre espagnol.

Sophie Calle au musée Picasso : une exposition qui aurait pu ne jamais voir le jour

 

Il y a quatre ans, lorsque le musée Picasso lui propose d’exposer en ses lieux, Sophie Calle refuse. D’abord, parce que l’artiste française ne voit pas de résonance entre son travail et celui de Pablo Picasso, puis parce qu’elle ne se sent pas à la hauteur pour investir un lieu habituellement consacré à ce mastodonte de l’histoire de l’art. Mais en 2020, alors que le monde entier est confiné et que les musées sont endormis, la Parisienne visite une seconde fois l’hôtel Salé, qui abrite dans le Marais le musée national de l’artiste espagnol. Alors, elle photographie instinctivement ses nombreuses peintures et les sculptures, désormais emballées dans du papier kraft pour mieux les conserver le temps de la fermeture.

 

Cette présence fantomatique du travail de l’artiste tranche avec sa présence d’ordinaire envahissante, voire encombrante : peu importe le musée ou l’exposition, s’il y a un Picasso, il y a foule devant. Ainsi, dissimulés derrière ces emballages, les œuvres du peintre ont cessé d’intimider Sophie Calle, ce qui l’a finalement conduite à accepter le projet. La plasticienne française a alors vidé les espaces du musée Picasso, relégué les œuvres du maître au sous-sol, et déployé son exposition sur les quatre étages du bâtiment. Après tout, l’absence de Picasso n’en dit-elle pas plus long sur son importance qu’une ribambelle de tableaux vus et revus des centaines de fois ? Ainsi, en lieu et place de Maya à la poupée (1938), des Baigneuses (1928) ou encore du Portrait de Marie-Thérèse (1937), les visiteurs peuvent aujourd’hui observer leurs reproductions photographiques prises par Sophie Calle, développées grandeur nature et encadrées avant d’être glissées sous un emballage en papier fin, légèrement transparent. Mieux : la célèbre sculpture de Chèvre de Picasso est quant à elle restée au musée sans néanmoins se montrer au grand jour, conservée dans son emballage de papier qui laisse deviner ses formes.

L’œuvre de Picasso voilée sous les souvenirs de Sophie Calle

 

Chez Sophie Calle, il n’y pas de non-dit. Tout est écrit, décrit et rapporté, y compris son intimité, au centre de son œuvre depuis la fin des années 70. Ainsi, et de la même manière qu’elle décrivait des conversations entre Dormeurs en 1979, ou rapportait le dernier souvenir visuel de personnes aveugles en 1986, la plasticienne française évoque l’absence et ce que l’on ne voit pas, appliquant ce processus aux tableaux de Picasso. Cachées derrière un rideau semi-transparent, cinq toiles du maître espagnol sont à peine visibles, recouvertes de dizaines de descriptions imprimées sur des voiles.

 

À l’aide des couleurs qui transparaissent à travers ces filtres, les plus aguerris pourront peut-être reconnaître La Mort de Casagemas (1901), Grande baigneuse au livre (1937), Paul dessinant (1923), Homme à la pipe (1911) et La Nageuse (1929) – cinq tableaux que Sophie Calle n’a pas vus lors de ses premières visites de l’institution, prêtés alors à d’autres musées. Elle a donc demandé aux gardiens, conservateurs et autres agents du musée Picasso de les lui décrire, avant de regrouper ces témoignages et de les superposer sur les toiles après que celles-ci ont regagné leurs cimaises. “Je les ai voilés avec les souvenirs qu’ils laissent lorsqu’ils s’absentent.” écrit-elle sur un mur de l’exposition. 

 

Et tant pis pour les visiteurs qui ne parlent pas français, ou qui seraient venus pour observer des œuvres du peintre espagnol : les tableaux sont présents mais ne sont pas visibles, sont exposés mais ne concentrent plus toute l’attention. Repentante, Sophie Calle propose tout de même aux quelques déçus un tête-à-tête avec le maître, dans une petite “salle de consolation” où est accroché La Célestine (1904), portrait à la fois fascinant et inquiétant réalisé pendant sa fameuse période bleue. Un point d’orgue d’une exposition qui dit finalement bien plus de l’artiste française que de son aîné. Il n’y a pas de hasard : la grand-mère de Sophie Calle la décrivait elle-même comme le “Picasso de la famille”.

 

Sophie Calle, “À toi de faire, ma mignonne”, jusqu’au 7 janvier 2024 au musée Picasso, Paris 3e.