Expo : au MO.CO., Huma Bhabha sculpte les tragédies humaines
À l’affiche de sa première exposition personnelle en France, au MO.CO. à Montpellier, Huma Bhabha y présente plus de 50 œuvres d’art couvrant deux décennies de travail. Des sculptures puissantes à base de matériaux inhabituels où l’artiste américaine exprime la fragilité du monde.
En collaboration avec Paris+ par Art Basel.
Le MO.CO. présente la première exposition personnelle de Huma Bhabha en France
Huma Bhabha commence souvent ses conférences en récitant Ozymandias (1818), de Percy Bysshe Shelley. Ce sonnet raconte l’histoire d’un voyageur qui tombe sur des ruines brisées, immergées – un monument à la gloire d’un ancien roi et laissé à l’abandon dans un paysage désolé. Les vers de Shelley résonnent étrangement avec le vaste ensemble de sculptures, de photographies et de collages de Huma Bhabha.
Bien que son art s’inscrive principalement dans la forme et la matérialité, sa première exposition monographique dans une institution française – présentée au MO.CO., à Montpellier, jusqu’au 28 janvier prochain – explore les thèmes de la guerre, des civilisations déchues et de l’humilité dont on a besoin pour surmonter les événements tragiques – des sujets qui parlent autant du passé que du présent. Ce que le poème de Shelley représente de manière succincte et que la sélection du MO.CO. propose, c’est une occasion d’observer la persévérance avec laquelle Huma Bhabha témoigne de la continuité de notre lutte en tant qu’hommes et femmes, personnalisée par des figures à la limite de l’humain et de l’animal.
Huma Bhabha, une artisane qui sculpte les rebuts du quotidien
L’artiste américaine d’origine pakistanaise s’est souvent décrite comme une artisane. Bien que formée à la gravure, elle est connue pour ses sculptures qui utilisent des matériaux trouvés et des “rebuts” de la vie quotidienne recyclés pour créer des personnages d’un autre monde, qui mêlent abstraction et figuration, monumentalité et entropie. Les sculptures de Bhabha sont sublimes et grotesques. Certaines semblent avoir été déterrées, défigurées et changées en pierre comme si elles avaient été extraites des décombres d’un incendie, effaçant le temps pour laisser surgir des royaumes invisibles. Dans son atelier, des vieux pneus, du liège récupéré et des blocs de styromousse sont empilés, taillés au rasoir et peints. Huma Bhabha ne gaspille rien, et son utilisation économique des matériaux s’auto-alimente à l’infini pour donner naissance à de nouvelles et surprenantes associations.
Par un bel après-midi d’octobre, me voici à Poughkeepsie, à moins de deux heures de train du nord de Manhattan, pour rendre visite à Huma Bhabha avant son exposition au MO.CO. “Une mouche est apparue, et disparut” [“A fly appeared, and disappeared”] rassemble plus de 50 œuvres, dont des sculptures en liège et en styromousse, des bronzes, des dessins, des gravures, des encres sur tirages chromogènes et des céramiques, le tout couvrant plus de 20 années de production. Elle est le fruit de nombreux prêts internationaux de collections privées et de galeries, dont beaucoup proviennent directement de l’exposition partenaire “Livin’ Things” au M Leuven, en Belgique.
Huma Bhabha vit avec son mari, le peintre américain Jason Fox, et leurs trois chiens dans une ancienne caserne de pompiers qu’ils ont trouvée une dizaine d’années après avoir emménagé dans le quartier en 2002. C’est à peu près à la même époque que Huma Bhabha a commencé un petit boulot chez un taxidermiste local, où elle a appris différentes techniques de sculptures, et récupéré des os et des crânes qu’elle a intégrés à ses œuvres.
Les visiteur∙euse∙s qui empruntent l’étroite allée menant au jardin patio de l’entrée doivent passer devant Constantium (2014), une figure en bronze plus grande que nature, dont la texture granuleuse rappelle l’asphalte et dont les côtes évoquent les barreaux d’une cellule. Sous le ciel sans nuage, elle projette une longue ombre sur le sol. Je me plais à imaginer qu’une petite araignée se faufile dans l’une des crevasses pour se protéger du soleil. Gardienne du domaine de Huma Bhabha, Constantium frappe non seulement par ses yeux jaunes écarquillés ou ses seins grossièrement dessinés, mais aussi par un autre détail troublant : une chaîne, qui à la fois la pare et la lie à son socle. Comme la plupart des œuvres de Bhabha, Constantium est terrifiante et magnifique parce qu’elle échappe à notre compréhension.
Née à Karachi en 1962, Huma Bhabha déplore que son travail soit trop souvent considéré à l’aune de sa biographie. « Mon travail ne consiste pas à perpétuer la tradition d’une pratique artistique de ma région », dit-elle. Entrer en réelle connexion avec l’art de Huma Bhabha, c’est en comprendre la sagesse, qui relève de l’universalisme, mais aussi qu’il est un creuset de matériaux et d’événements actuels, qu’il se fait l’écho de monuments à la fois anciens et modernes. “Je suis une personne tout à fait ordinaire, déclare-t-elle. Il se trouve que je viens d’un endroit différent. J’aimerais bien appartenir à une vraie tribu, mais non, je suis une bâtarde. Bien que je sois d’origine indienne, dans les faits, mes parents sont originaires de différentes parties de l’Inde, poursuit-elle. En Inde et au Pakistan, pour être vraiment “pur∙e”, il faut que les deux soient né∙e∙s au même endroit.”
La sensibilité sculpturale de Huma Bhabha suit cette même philosophie hybride. Ses références vont des représentations d’Atlas au temple de Jupiter à Agrigente aux Combines de Rauschenberg, en passant par les paysages de science-fiction de Tarkovski – et même les traces de dérapage dans sa rue, vestiges d’un violent accident de voiture. En regardant de près ses personnages et les socles sur lesquels ils sont placés, la distinction entre les deux devient floue : l’un autant que l’autre sont un moyen de définir définitivement l’espace autour de l’œuvre et un subtil hommage à Brancusi, sculpteur célèbre pour avoir relié l’objet à la table sur laquelle il se tient.
Des sculptures qui traduisent la fragilité du monde
Huma Bhabha a été encensée par la critique en 2018, lorsqu’elle a été chargée de réaliser We Come in Peace, une commande monumentale pour le toit-jardin du Metropolitan Museum of Art de New York – et faisant de l’architecture du musée un immense socle pour l’œuvre. Mais sa popularité croissante ne l’a pas empêchée de rester fidèle à la simplicité de son mode de vie à Poughkeepsie. La modestie de Huma Bhabha et l’éthique de travail qu’elle a toujours observée restent des qualités qui la définissent. Le titre de son exposition au MO.CO. vient d’un poème du mathématicien, astronome et poète persan Omar Khayyam, une autre référence récurrente pour l’artiste :
Il y avait une goutte d’eau, elle a rejoint la mer,
Un grain de poussière, il a fusionné avec la terre ;
Qu’en est-il de votre entrée et de votre sortie de ce monde ?
Une mouche est apparue, et disparut.
“Le temps dont on dispose est aussi court qu’éphémère comparé à l’univers tout entier”, me dit Huma Bhabha. Le sien, elle a choisi de le consacrer à répondre aux difficultés du réel par une conscience qui se transforme en production d’objets. Tout au long de l’exposition, son adoption d’une sensibilité tragique malgré l’atrocité occupe le devant de la scène. Certaines des œuvres présentées reflètent les horreurs de la guerre et l’importance de voir la vie telle qu’elle est : ténue. Bourne Darkly (2008) est une figure enfantine, droite et obsédante, dotée d’une armature architecturale innovante. L’idée lui est venue en voyant “une photo prise dans l’atelier de Giacometti, qui montre une moitié de personnage qui a été malmené”. “J’ai été inspirée par la fragilité de cette petite silhouette”, confie-t-elle. Huma Bhabha poursuit en expliquant qu’elle a utilisé une lampe que quelqu’un lui avait offerte comme base pour conférer à la sculpture sa verticalité en apesanteur, association inattendue de matériaux inertes chargés de résilience.
Du liège aux pneus, des matériaux troublants et inhabituels
Tout comme la lampe a donné vie à Bourne Darkly, d’autres œuvres d’art exposées au MO.CO. sont nées de sa volonté d’intégrer des matériaux nouveaux et inhabituels dans ses compositions. À travers toute l’exposition, on peut trouver des photographies d’un personnage prostré, en prière, enveloppée d’un sac poubelle noir, une figure totémique sculptée dans des blocs de liège qu’elle a trouvés dans l’arrière-boutique d’un magasin de cartes de vœux qui liquidait son stock, ou un pneu qu’elle a déniché au bord d’une route. Dans l’inquiétant assemblage mural The Past is a Foreign Country (2019), le pneu est retravaillé, écorché et fibreux – “comme de la chair explosée”, selon ses propres termes – et quasi méconnaissable.
Les sculptures de Huma Bhabha sont troublantes quel que soit l’angle sous lequel on les regarde. Rising (2016), une autre pièce de l’exposition, est une sculpture en techniques mixtes à échelle humaine d’où émane la résonance particulière d’une inhumation de chair dévorée. Présentés à un angle de 45 degrés, le socle et la figure donnent l’impression d’une réanimation. Rising aurait été une œuvre murale si l’artiste n’avait pas réalisé sa puissance évocatrice et réaliste en la voyant appuyée sur la table de son atelier. Des accidents comme celui-ci ont abouti à d’autres réalisations sculpturales suggérant la simultanéité et le mouvement. “Une grande partie du travail vient du fait qu’on fait des erreurs” et que l’on doit trouver “comment les réparer”. Pensive, elle ajoute : “On peut tout gâcher, mais parfois, on arrive à rattraper les choses. Et avec un peu de chance, pendant le processus, l’œuvre s’améliore.”
Thousand Faces (2021) évoquent la malléabilité du corps à travers les qualités plastiques de l’argile. À l’instar d’une victime de guerre au visage brûlé et refait, les traits se désintègrent dans les pressages et les moulages effectués par ses mains. La distinction entre eux se dissout. Se déplacer autour d’une œuvre comme Shadow Gang (2021), un buste blanc monochrome, c’est absorber de nouvelles informations à chaque circonvolution. De telles œuvres, comme ses portraits expressifs en photocollage réalisés à partir de calendriers de faune sauvage, saisissent un état transitoire et désinhibé, à mi-chemin entre l’homme et l’animal.
Les personnages de Huma Bhabha dégagent quelque chose de patient et d’attentif. Tout comme l’image frappante exprimée dans Ozymandias de Shelley, son œuvre semble reconnaître le caractère faillible du pouvoir et accepter que la frontière qui existe entre le bien et le mal, la civilisation et la barbarie est mince. Les royaumes peuvent naître et disparaître, suggère l’œuvre, mais afin de rester connecté∙e à notre humanité commune et à l’infinie dignité de chaque âme, il faut témoigner. Ce qui ressort le plus clairement des œuvres d’art présentées dans “Une mouche est apparue, et diparut”, c’est la conscience aiguë qu’a Huma Bhabha d’un∙e voyageur∙euse du futur se retournant sur les ruines d’aujourd’hui et se demandant s’il aurait été possible de faire mieux.
“Huma Bhabha. Une mouche est apparue, et disparut”, jusqu’au 28 janvier 2023 au MO.CO., Montpellier.
Huma Bhabha est représentée par les galeries David Zwirner (New York, Hong Kong, Londres, Los Angeles, Paris), Xavier Hufkens (Bruxelles) et David Kordansky Gallery (Los Angeles, New York).
Lola Kramer est écrivain et commissaire d’exposition à New York.
Traduction française : Art Basel.